DeuxGenève, quartier des Eaux-Vives,
rue des Vollandes 29, vendredi, 2h30
Dans l’obscurité, un téléphone sonna. Une forme sur le lit ne semblait pas réagir au bruit assourdissant qui résonnait à travers la chambre. Au bout du cinquième coup, elle finit tout de même par bouger et se lever péniblement pour décrocher le combiné qui ne voulait pas se taire.
– Est-ce qu’Adrien est avec toi ? hurla une voix pleine d’angoisse à l’autre bout du fil.
– Mmmhhhhh. Quoi ? Qui est à l’appareil ?
– C’est moi, Jorge. Adrien n’est pas rentré. Je suis allé voir s’il s’était endormi à son bureau mais il n’y était pas non plus. Ce qui m’inquiète, c’est que les flics grouillent autour du bâtiment des Bastions.
– Et qu’est-ce qu’ils ont dit ?
– Tu rigoles, j’espère ! Moi, un homo latino, demander un renseignement à un policier ? Viens, je t’en prie ! Toi, tu as l’air normal, enfin plus ou moins. Au moins, ils ne vont pas te prendre pour une tante hystérique ! Je t’attends dans un quart d’heure à l’entrée de la promenade des Bastions, côté place Neuve, ajouta-t-il avant de raccrocher sans un autre mot d’explication.
Michael Kappeler reposa machinalement le combiné et resta assis sans ne rien comprendre pendant quelques secondes. Puis il se leva d’un bond et faillit perdre l’équilibre en entrant dans sa salle de bain. Il s’appuya alors contre le petit lavabo et se regarda dans le miroir d’un air absent. Ce dernier refléta un visage bouffi et des yeux rougis par la fumée et l’alcool. Il passait beaucoup trop de temps dans les bars à boire jusqu’à ne plus se voir les mains. Chaque fois qu’il se réveillait avec une gueule de bois, il se promettait d’arrêter, de ne boire plus que du lait. Ce serment ne tenait jamais longtemps. Le murmure de l’alcool l’attirait sans cesse à nouveau telle une femme fatale. Il se détourna de son reflet, dégoûté par ce qu’il voyait. Il prit le premier caleçon qu’il trouva, enfila son pantalon sur une jambe, tout en prenant par les dents la chemise de la veille et ferma la porte de son minable deux pièces en boutonnant sa chemise. Un bon kilomètre le séparait des Bastions. Il marcha rapidement, traversant en diagonale les grands boulevards noyés dans le brouillard, longea la colline de la Vieille-Ville et entra dans le vaste rectangle de la promenade des Bastions, à l’opposé du lieu de rendez-vous. Ne voyant pas Jorge, il fit l’effort de mettre ses neurones en marche et repartit dans un juron en comprenant sa méprise. Il courut les trois cents mètres qui le séparaient de l’entrée située sur la place Neuve, face à la statue équestre du Général Dufour. Chemise débraillée et cheveux en bataille, il vit enfin Jorge Perez qui l’attendait à l’entrée du parc. Vêtu d’un costume trois pièces Armani qui semblait être fait sur mesure, il était debout, immobile, telle une statue de marbre, son visage transparent ne reflétant aucune vie. Michael ne l’avait encore jamais vu dans cet état. Il sentit la panique monter en lui et accéléra le pas. Son ami l’aperçut également et le rejoignit comme un spectre sortant des lymphes. Ses jambes ne pouvant plus le porter, il s’écroula dans ses bras et débita un flot de paroles incompréhensibles.
– Viens... vite... police... Adrien... mon dieu !
– Calme-toi et explique-moi ce qui se passe, bon sang, s’exclama Michael en le tenant fermement par les épaules pour lui faire face. Je ne comprends rien ! Tu sais bien qu’Adrien a toujours tendance à s’oublier quand il travaille. Je suis sûr qu’il est dans son bureau.
– Non, j’y suis allé moi-même. Il m’avait donné une clé. Michael, je t’en prie ! J’ai un mauvais pressentiment ! Il lui est sûrement arrivé quelque chose !
– Calme-toi, Jorge. Il n’y a aucune raison de paniquer ! Tu as toujours une fâcheuse tendance à flipper pour un rien. Vous vous êtes certainement croisés et à l’heure qu’il est, il est en train de se demander ce que tu fous dehors à une heure pareille.
– Non, non, non... je le sens... il s’est passé quelque chose de grave ! Ce matin, il m’avait dit qu’il allait rester à la Bibliothèque jusqu’à la fermeture afin de pouvoir avancer dans sa recherche. Il était terriblement stressé. Il avait très peur de ne pas avoir le temps de la finir pour la conférence qu’il devait donner lors du colloque d’Égyptologie. Il enrageait contre Fioramonti qui ne lui laissait aucune minute de répit. Il l’accusait sans cesse d’être incapable d’organiser ce foutu congrès tout seul. Bref, quand je suis rentré d’un souper de boîte il y a une heure, il n’était toujours pas à la maison. J’ai essayé de l’appeler sur son portable mais pas de réponse. J’ai peur ! Il était tellement plongé dans ses bouquins qu’il ne voyait pas le monde autour, ni les dangers qu’il pouvait y avoir. Les parcs la nuit, c’est plutôt craignos ! S’il avait été agressé devant l’Université ? C’est horrible ! Il est peut-être en train d’agoniser derrière un buisson, un couteau planté dans le dos.
– Quelle aberration ! Allons voir ces fameux flics que tu as trouvés devant les Bastions puis allons nous coucher. Je suis mort de fatigue !
Ils se dirigèrent vers l’Université, bâtiment en U posé en bordure du parc. Son corps principal comportait deux entrées, l’une côté rue de Candolle et l’autre, côté promenade ; tandis que deux ailes s’avançaient de part et d’autre dans la pelouse de l’ancien jardin botanique. L’aile située au sud, nommée aile Salève, du nom de la montagne séparant la Savoie du Genevois, abritait la Bibliothèque de Genève, lieu de lecture publique, mais également la Bibliothèque scientifique avec ses livres sur l’Égyptologie. En face, dans l’aile Jura, allusion à la chaîne bordant par le nord le bassin lémanique, se trouvaient de nombreuses salles de cours, ainsi que la Bibliothèque des Sciences de l’Antiquité de même que les Archives de l’Université. C’était précisément là qu’étaient stationnées quatre voitures de police, dont les gyrophares clignotaient en silence. À proximité, une ambulance avait labouré de ses larges roues le gazon soigné.
Des femmes et des hommes en uniforme sortaient et rentraient à l’intérieur du bâtiment. Jorge, paniqué, commença à courir, talonné de près par Michael qui n’arrivait pas à le retenir. Ils entrèrent tous les deux dans le bâtiment de l’aile Jura. Ils furent très rapidement interceptés par un homme en uniforme bâti comme une armoire à glace qui leur ordonna de sortir immédiatement, aucun quidam n’ayant l’autorisation d’entrer à l’intérieur du bâtiment.
– Laissez-nous passer ! s’écria Jorge aveuglé par la peur et le désespoir. C’est mon ami qui est à l’intérieur. Je veux absolument le voir.
– C’est impossible. Vous n’avez rien à faire ici. Veuillez partir s’il vous plaît.
Les deux hommes furent alors jetés dehors. Michael s’assit, épuisé, avec un mal de crâne épouvantable, sur les marches de l’entrée principale de l’Université. Mais Jorge n’arrivait pas à tenir en place. Son ami ne savait pas s’il était à deux doigts de tomber dans les pommes ou de sauter dans le vide tellement il semblait effrayé. Il ressemblait à un animal en cage qui venait de comprendre qu’on l’emmenait à l’abattoir.
– Pourquoi je n’ai pas le droit d’y aller ? Je ne comprends rien. Je suis persuadé que tous ces gens en uniforme sont venus pour Adrien. Il est peut-être mort ou blessé quelque part à l’intérieur du bâtiment et je ne peux même pas être à ses côtés ! Je n’en peux plus d’attendre. Tu as vu comme cet imbécile nous a traités ? On ne leur a jamais appris comment se comporter envers les proches des victimes ?
– Arrête de gesticuler de la sorte ! s’énerva Michael. Tu délires complètement ! On ne sait même pas ce qui s’est passé à l’intérieur ! Je suis persuadé qu’il n’existe aucun rapport entre la présence de la police et Adrien. À force de tourner en rond devant moi, tu vas me faire vomir et je ne voudrais surtout pas salir tes belles chaussures en peau de crocodile.
Il le prit alors par le poignet et l’obligea à s’asseoir. Jorge était trop empêtré dans son délire pour que les paroles de son ami eussent un impact sur lui. Dans sa tête, Adrien était mort et il n’y avait aucune issue possible. Il se trouvait devant les portes de l’enfer où le feu et la douleur l’attendaient à bras ouverts. Michael se leva et força Jorge à réagir. Ils avaient fait quelques pas dans le parc quand ils furent interceptés par un homme à l’air désagréablement méprisant.
– Inspecteur Curtet, se présenta-t-il. Alors, on se royaume dans un bâtiment public en pleine nuit ? On peut savoir ce que vous y faites ?
– Je suis à la recherche de mon compagnon, Adrien Meyer. Il travaille à l’Université comme chargé de cours en Égyptologie et je suis persuadé qu’il lui est arrivé quelque chose !
– Puis-je savoir qui vous êtes ?
– Je suis Jorge Perez et je vis avec Adrien Meyer. Lui, c’est Michael Kappeler. Un ami de longue date d’Adrien. Est-ce lui qu’on a trouvé mort dans la Bibliothèque ?
– Qui vous a dit qu’il y avait une victime à l’intérieur du bâtiment ?
– J’en étais sûr ! Adrien est mort... Mon Dieu ! Quelle horreur !
Jorge se remit à gesticuler et à formuler des paroles qui n’avaient aucun sens. Mais il fut vite interrompu par l’inspecteur qui ne semblait pas compatir à l’accablement du jeune homme.
– Cessez ces jérémiades ! Vos propos sont loin d’être clairs. On va démêler tout cela au commissariat où vous irez sagement me dire ce que vous avez fait à Adrien Meyer, car c’est bien lui qu’on a trouvé assassiné dans la salle de dépôt des archives.
À ses paroles, Jorge s’affala comme un chiffon au pied du socle d’un des nombreux bustes dont on avait pensé qu’ils orneraient à merveille le parc devant l’Université : de vieilles gloires oubliées des scientifiques à l’aura disparue, qui, dans la nuit, faisaient comme un sinistre écho au Mur des Réformateurs et ses statues de pierre se penchant avec sévérité sur les péchés du monde. Assis à même le sol, la tête entre les mains, il se mit à pleurer. Michael s’accroupit à ses côtés et lui donna quelques tapes sur l’épaule en guise de soutien mais le cœur n’y était pas. À lui aussi les larmes montèrent aux yeux. Il n’arrivait pas à croire ce qui s’était passé. Comment Adrien avait-t-il pu se faire tuer dans les dépôts ? La salle était évidemment fermée à clé pendant la nuit. C’était même lui qui l’avait fermée la veille au soir au moment où il avait quitté son travail. Mais il n’était pas le seul à posséder la clé. Il y avait également ses collègues. Ils étaient parfois franchement insupportables, mais de là à commettre un crime... Il ne voyait vraiment pas lequel de ces quatre pouvait avoir un problème avec Adrien. Il n’était même pas certain qu’ils aient jamais eu de rapports directs avec son ami. Ce dernier était un homme plutôt solitaire. Ils s’étaient connus sur les bancs de l’Université. Ils avaient commencé des études d’Égyptologie la même année et étaient devenus amis très rapidement bien qu’Adrien ne liait pas connaissance facilement. Ils étaient un peu pareils tous les deux. Michael, un indécrottable solitaire asocial, tandis qu’Adrien avait été depuis toujours un rat de bibliothèque. Il avait sans arrêt une longueur d’avance sur les autres étudiants, ce qui ne manquait pas de rendre malades certains de ses camarades jaloux, même s’il n’étalait pas son savoir à tout va. Michael avait été touché par son côté tête en l’air et savant fou avec ses lunettes rondes et ses habits débraillés. Il avait découvert chez son ami un homme sérieux et très consciencieux dans son travail mais toujours prêt, le soir, à l’accompagner dans ses sorties alcoolisées où ils refaisaient inlassablement toute l’histoire de l’Égypte ancienne, et crachaient le mépris que leur inspiraient les pontes établis de la discipline, plus occupés à passer dans les documentaires du National Geographic qu’à ouvrir de nouveaux horizons scientifiques. Quand ils se projetaient dans l’avenir après avoir bu quelques verres d’absinthe, ils se voyaient bien diriger des fouilles prestigieuses dans la Vallée du Nil, en faisant une de ces grandes découvertes dont le monde aimait se souvenir. Malheureusement l’avenir ne se déroule pratiquement jamais tel qu’on le rêve. Les événements de la vie avaient détourné Michael de la recherche. Il s’était alors accommodé, en opportuniste, au métier d’archiviste. Métier pas inintéressant, mais tellement moins prestigieux, avec cependant une avance certaine sur le thésard du côté de son compte en banque. Il continuait à faire la tournée des bars, draguant les serveuses sans s’investir. Quant à Adrien, il avait fini sa thèse avec les félicitations du jury et était devenu chargé de cours. Son rêve de partir en Égypte avait toujours été vivace. Il vivait avec Jorge, un homme aux antipodes d’Adrien, travaillant dans le marketing, ne connaissant rien à l’Égyptologie et s’habillant à la dernière mode. Les deux s’entendaient à merveille. Jorge était sans arrêt aux petits soins pour Adrien et prévoyait d’arrêter son travail actuel si une offre pour une place en Égypte était proposée à son compagnon. Mais maintenant son ami était mort et avec lui tous leurs projets communs.
L’inspecteur les somma à nouveau de le suivre. Michael aida son ami à se relever. Ce dernier ne réagissait plus à rien. La nouvelle de la mort de son compagnon le paralysait de stupeur. Ils montèrent dans une voiture de police et regardèrent défiler les lumières de la ville endormie sans vraiment savoir pourquoi ils se trouvaient là. Adrien était mort et la vie manqua soudain de sens.