TroisGenève, Boulevard Carl-Vogt 17,
Brigade criminelle,vendredi, 8h00
Cela faisait des heures que Michael et Jorge poireautaient. Le mal de tête de Michael se faisait plus persistant. Il était impatient de rentrer chez lui, où son lit l’attendait. Quand il vit enfin une femme venir à leur rencontre, il se leva précipitamment de son siège et lui cracha toute sa mauvaise humeur :
– Puis-je savoir quand on s’occupera enfin de nous ? Cela fait des heures que nous croupissons sur ces bancs inconfortables en attendant que l’on veuille bien nous dire ce qui se passe. On nous arrête brutalement sans un mot d’explication après nous avoir balancé froidement à la figure la nouvelle de la mort de notre ami. On nous emmène au commissariat comme de vulgaires criminels. Puis on nous abandonne sans un mot d’explication dans un coin de ce foutu nid à flics. Vous trouvez ça normal ? J’exige maintenant que l’on nous dise ce que vous attendez de nous ou que vous nous laissiez enfin rentrer chez nous.
L’inspectrice Muller regarda Michael d’un regard froid. Elle savait que le collègue qui les avait emmenés au commissariat avait tendance à être vulgaire et lourd, ne manquant pas une occasion d’humilier les gens. Elle était même certaine qu’il s’en était donné à cœur joie quand il avait appris que l’un des deux était le petit ami de la victime. Mais elle n’avait pas encore bu son premier café et les grossièretés du jeune homme lui tapaient sur les nerfs. De plus, c’était son premier jour depuis son retour de vacances. Elle n’allait donc pas se laisser emmerder par un vulgaire quidam.
– Calmez-vous et suivez-moi ! Un de mes collègues s’occupera de votre ami. Quant à vous, j’ai quelques questions à vous poser. Vous pourrez ensuite rentrer chez vous. Commençons par le plus simple : votre identité ?
– Michael Kappeler, 33 ans, archiviste à l’Université de Genève.
– Quelle était votre relation avec la victime ?
– Je connaissais Adrien depuis nos études en Égyptologie. Nos chemins respectifs ont pris chacun une voie différente. Je suis devenu archiviste tandis qu’Adrien a continué l’Égyptologie en faisant une thèse, mais nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Puis-je enfin savoir ce qui lui est arrivé ?
– C’est moi qui pose les questions, compris ? Que faisiez-vous sur le lieu du crime ?
– J’avais reçu un téléphone de Jorge, le petit ami d’Adrien. Il a une fâcheuse tendance à paniquer très facilement et il était inquiet de ne pas voir son compagnon rentrer à la maison. Nous sommes allés ensemble aux Bastions, voir s’il ne s’était pas endormi à son bureau. Cela n’aurait pas été la première fois qu’il oublie l’heure. Quand il est plongé dans ses livres, toute notion de temps disparaît. Vous connaissez la suite. Quand nous sommes arrivés à l’Université, nous avons découvert les voitures de police et Jorge a tout de suite pensé qu’Adrien était mort.
– Je vois.
– Comment est-il mort ?
– Il a été tué dans le dépôt des archives, au sous-sol du bâtiment des Bastions... c’est étonnant. Ne m’avez-vous pas dit que vous êtes archiviste ? Est-ce que vous travaillez pour l’Université ?
– Oui, mais je ne vois pas le rapport avec sa mort. Lui a-t-on tiré dessus ?
– Non. Écrasé par un rayonnage coulissant.
– Quelle horreur ! C’est le cauchemar de tout archiviste. Ecrasé par un rayonnage mobile... Mais que faisait-il là ?
– Mmmh... je n’ai pas d’autres questions pour l’instant. Je vous prie de rester à disposition de la police au cas où nous avons encore quelques questions.
– Merci...
Michael se leva comme un automate. L’image de l’étagère coulissante fonçant droit sur son ami lui donnait la nausée. Arrivé chez lui, il fila directement sous la douche, puis alla se coucher. Il n’avait aucune envie d’aller travailler, l’image du corps d’Adrien transformé en pantin désarticulé le hantait. À son réveil, il avait la bouche pâteuse et son mal de tête n’avait pas diminué. Au contraire, il avait l’impression d’avoir une hache plantée au sommet de son crâne. Il se prépara une grosse cafetière et prit une aspirine accompagnée d’un grand verre d’eau. Après deux tasses de café bien serré, il se rappela qu’il était censé aller travailler comme tous les jours de semaine. Il téléphona alors à la secrétaire des Archives et inventa une excuse pour ne pas avoir à se pointer ce jour-là. Cette dernière était dans tous ses états. On venait de lui apprendre le meurtre d’un homme dans la salle de dépôt. La police avait envahi les lieux, les empêchant de travailler convenablement. Michael n’avait aucune envie de prolonger la conversation. Il lui souhaita bon courage et raccrocha. Il n’avait pas la moindre énergie et ne désirait que retourner sous les draps pour essayer d’oublier les événements de la nuit. Mais il se força à réfléchir et se resservit une troisième tasse de café. Il n’arrivait pas à imaginer une personne pouvant détester à ce point Adrien pour vouloir sa mort. Même si c’était un homme solitaire, il était très apprécié de ses collègues. De plus, il ne supportait pas les conflits. Il les fuyait comme la peste. Michael ne s’expliquait pas non plus sa présence, au milieu de la nuit, dans cette fameuse salle de dépôt. Il savait qu’Adrien venait régulièrement consulter des archives mais il n’avait aucune raison d’y être à 1 heure du matin. À sa quatrième tasse de café, il décida de mener sa propre enquête et comptait bien découvrir qui était le responsable de ce c*****e. Puis, sur ces bonnes résolutions, il retourna se coucher.
Jeanne Muller n’avait pas été présente lors de la levée du corps. On l’avait tout de suite mise dans le bain quand elle arriva le matin à 8 heures tapantes, après deux semaines de vacances à la mer. Elle regretta rapidement son costume de bain et sa crème solaire. Le commissariat était en effervescence, tout le monde décrivant le corps écrasé de la victime. C’était bien la première fois qu’on avait affaire à un homicide de ce genre, et pourtant, ils en avaient vu des cadavres. Il y avait eu ensuite le bref interrogatoire avec ce Michael Kappeler, dont elle n’avait pas du tout apprécié les grands airs. Elle était en outre très vexée d’avoir été mise dans le même panier que son collègue, l’inspecteur Curtet : une sale brute qui devait se faire humilier à la maison et qui prenait un malin plaisir à se venger sur son lieu de travail. De plus, il était inefficace et toujours planqué dans les jupes du patron.
Et là, sur le lieu du crime, elle se sentait véritablement aux antipodes de sa plage au sable chaud. Une salle obscure et froide, remplie d’étagères à perte de vue et de cartons, le sol jonché de sacs en papier contenant des fonds d’archives qui attendaient vainement d’être classés. Une sorte de bunker glacial et sans vie, parsemé de piliers de béton, le plafond bas. Le corps de la victime avait été retiré depuis plusieurs heures mais il restait une énorme tache de sang séché, témoignage des événements de la nuit. C’était même le seul élément révélant la présence d’un meurtre. Il ne restait rien. Tout avait été soigneusement nettoyé avant l’arrivée de la police. L’assassin avait apparemment agi avec préméditation, se donnant le temps d’effacer toute trace de son passage. Même la manivelle qui avait enclenché le rayonnage coulissant était vierge de toute empreinte. Jeanne sentit que l’enquête risquait d’être longue et pénible. Il n’y avait rien à tirer de la scène de crime. Elle se promena alors à travers la grande pièce afin de se faire une petite idée du lieu. Les seules fenêtres présentes étaient des lucarnes, trop petites pour laisser passer un homme, et trop hautes pour qu’on puisse y accéder. La pièce était éclairée par des néons dégageant une lumière blafarde qui accentuait l’impression de froid régnant dans cette salle. Curieuse, elle essaya d’actionner une manivelle d’un rayonnage. Elle eut un mouvement de surprise en entendant le bruit grinçant et assourdissant des étagères glissant sur les rails, tractées par une chaîne logée dans le sol. Elle se dit alors que la victime avait dû être consciente de la mort qui fondait sur elle. Oppressée, l’inspectrice sortit respirer l’air libre.