2Mayrick parcourt un journal qui me servira plus tard à recueillir les épluchures de carottes. Elle ponctue sa lecture de soupirs d’exaspération, ses doigts nerveux froissent le papier, elle rejette parfois la tête en arrière et fixe le plafond pour prendre le ciel à témoin. Le monde va mal, voilà une certitude incontestable. L’homme est moins un insecte qu’un impitoyable virus. L’humanité suffoque sous son nombre et ses déchets. Mayrick, férue d’écologie, ne nourrit aucune illusion sur l’avenir de la planète, mais à la résignation commune, elle préfère la rumination. Les articles sur le réchauffement planétaire, les pluies diluviennes, la transformation des océans en égouts, la multiplication des maladies respiratoires constituent son ordinaire. De la catastrophe, elle décline toutes les strophes, prenant à cet exercice un plaisir pervers comme celui qui s’arrache les envies aux bouts des doigts.
Je suis dans la cuisine devant la porte d’une armoire basse dont les gonds descellés gênent la fermeture. J’essaie de resserrer des vis qui tournent folles. L’idéal consisterait à démonter la porte, colmater les cavités au mastic, attendre que la matière sèche, puis forer de nouveaux trous. Avec ma chignole à la mèche émoussée, la tâche sera pénible, j’y renonce. J’entreprends le rangement des conserves par catégories : les légumes en piles simples à gauche, les boîtes de fruits en pyramides à droite, au milieu les conserves de poisson sur une ligne. Insatisfait, je réorganise le tout en carrés et rectangles comme des pâtés de maisons, forme des labyrinthes avec les boîtes de tomates pelées, trace des mandalas en combinant cercueils d’anchois et pots de compote. Je cherche l’arrangement parfait, le système panoptique qui réduirait le temps perdu à la recherche d’une boîte. Je caresse l’idée d’installer une petite ampoule de vingt-cinq watts sur le côté gauche, l’allumage serait commandé par l’ouverture de la porte, mais celle-ci coince et ferait donc un interrupteur peu fiable. Profonde, cette armoire pourrait m’accueillir en entier. L’odeur y est sucrée avec une nuance de raisins secs. J’enlève toutes les boîtes. Je m’assure que Mayrick lit toujours, puis j’obéis à un désir surgi de l’enfance, j’engage la tête dans l’armoire et m’y glisse. Mon nouvel habitacle recèle d’anciennes coulées de matières, confiture ou coulis de tomates, attendant (depuis combien de temps ?) l’arête de mon ongle pour gagner la délivrance de la pulvérisation. Les parois blanches réfractent un parfait ratio de lumière, sans la dureté de la planche basale je pourrais m’assoupir. Serein, pour un peu je sucerais mon pouce. L’idée que Mayrick me débusque saborde mon plaisir, j’anticipe sa réaction, les mots blessants qui voleront comme une volée de bois vert : malade, incapable, cinoque et tous les synonymes. Je sors à reculons, retrouve le carrelage craquelé de la cuisine, remarque une tache de café où surnage un élastique. Dans le salon, le fauteuil gémit, Mayrick se lève. Je range les boîtes et laisse mon esprit dériver. Je suis à nouveau devant la façade à contempler la prostituée dans la bulle de verre.
Aucune vaguelette sur les plages de son épiderme, elle ne semble pas souffrir du froid. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vu la niche vide. Cette femme doit bien sortir pour soulager ses muscles ankylosés et satisfaire des besoins physiologiques élémentaires. Avec le temps, je me suis promu habitué et m’autorise de plus longues stations, je la détaille sans vergogne. Est-elle heureuse ou contrainte, agacée ou satisfaite de mes habitudes de mateur ? Son impassibilité relève de la statuaire. Elle a vite renoncé à m’aguicher, plus de gestes perdus, d’œil égrillard, elle se contente de me regarder. Parfois ses cuisses s’entrouvrent comme au premier jour pour livrer à ma convoitise les muqueuses roses de son vagin, cette cavité douce et chaude, moins vaste, mais plus accueillante qu’une armoire. De moi, elle n’attend qu’un geste, une simple inclinaison de tête en guise d’acceptation. Je la rejoindrais à l’arrière de la colonne, j’ouvrirais mon portefeuille, nous parlerions pendant que ses doigts habiles ôteraient mes vêtements… Je ne peux m’y résoudre. La peur de la décevoir et de la perdre à jamais m’en dissuade. Je préfère le statu quo minimaliste qui nous réunit. Notre relation réside dans le seul échange des regards. Que pourrions-nous partager d’autre ? Je n’ai jamais fréquenté de prostituées. Un reste de mon éducation bourgeoise, la crainte de contracter une maladie honteuse, l’appréhension de passer pour un pauvre type incapable de séduire une femme représentent autant de freins qu’une libido défaillante ne peut desserrer. Réduire cette femme à sa fonction de prostituée m’apparaît comme une offense à l’humanité. En outre et ceci devrait clore le débat, je n’ai pas envie d’elle. Mayrick a sans doute raison lorsqu’elle me qualifie de malade. Je me sens d’ailleurs plutôt patraque. Depuis quelques mois je souffre du dos, de la base de la nuque au bas de l’omoplate gauche, les muscles rigides forment une gangue qui entrave mes mouvements. J’anticipe les maux des vieillards. Les douleurs qui dissuadent de bouger, gênent certains gestes, condamnent progressivement à l’immobilité. J’imagine les ressources d’énergie que je devrai puiser dans mon antique carcasse pour m’extirper d’un fauteuil, accrocher de mes serres variqueuses la barre de la tribune, les pas microscopiques jusqu’aux toilettes, la peur de chuter qui paralyse autant que l’usure des articulations…
J’ai agrandi l’espace intérieur de l’armoire en enlevant la planche médiane, je dispose à présent d’une surface de 1 m de hauteur sur 1,20 m de longueur, la largeur fait 85 cm. Avec un coussin sous les fesses, on n’y est pas trop mal. J’ai installé une petite lampe dont la lumière réverbérée sur les parois blanches m’assure ainsi un confort de lecture optimal. Je mesure l’aspect puéril de mes stations dans l’armoire, j’ai conscience de vivre une régression qui pourrait me classer dans un registre de la nosographie psychiatrique. Mais justement, le fait d’en être conscient ne me mithridatise-t-il pas contre la folie ? Ma vie, depuis mon mariage, n’est-elle pas marquée par le sceau de la démence ? Plus la guerre froide avec Mayrick perdure, moins je me sens vivant.
Dans mon armoire, à l’abri, je lis. Des romans, de la poésie, genres vers lesquels mes goûts m’inclinent. Je lis pour m’évader. Quels fabuleux voyages j’ai ainsi vécus grâce aux livres, au rythme de leurs phrases, dans l’envol de leur style, au milieu de leurs forêts de lettres. Je dois mes émotions les plus vives à Flaubert, Cervantès, Defoe. Depuis des décennies, j’aime Emma Bovary. Pas une année ne s’écoule sans que je parte à sa recherche. Aux traits d’Isabelle Huppert qui interprète la femme du pauvre Charles dans le film de Chabrol, je préfère ceux d’une Espagnole aperçue à Ecija. Une somptueuse Andalouse dont la beauté m’avait stupéfié. J’avais croisé la plus belle femme du monde, je l’avais admirée un instant, en silence comme on contemple une déesse. Évidemment, conscient de mon insignifiance, je ne lui avais pas parlé et, même si j’avais osé ce blasphème, mon lexique en espagnol ne me permettait à l’époque que de demander mon chemin vers la gare, la station d’autobus ou, dans un autre contexte, commander une bière dans un bistro. Comme j’étais resté immobile un certain temps (que je voulais le plus long possible), cette beauté avait fini par me remarquer. En réponse à mes regards de merlan frit, sans doute habituée à ce genre de témoignage d’admiration, elle s’était contentée d’un infime sourire avant de me tourner le dos. Je me serais bien noyé dans le spectacle de ses cheveux, puis j’aurais profité de l’aubaine pour descendre au niveau de sa taille mais, d’un geste brusque, presque brutal, Mayrick m’avait tiré de cette adoration pour m’entraîner plus loin. Belle Andalouse, perdue à jamais… Emma, je sais où la trouver, elle m’attend à de nombreux endroits et notamment dans une calèche d’où je n’ai aucun mal à éjecter Léon. Le faible Léon à qui je ressemble, hélas, tant.
J’ai le sentiment de vivre au bord du monde, à la lisière du néant. Seul sentiment qui me met en phase avec l’époque, ces temps de pré-apocalypse où les clochards pullulent, les familles doivent choisir entre le chauffage et la nourriture tandis que les riches prospèrent avec une obscène insolence. C’est le temps d’une fin de partie, des années qui résonnent des glapissements des prophètes, fanatiques religieux, idéologues populistes, néopoujadistes, gourous, escrocs et experts. Sommes-nous vraiment à l’aube des derniers jours ou bien cette croyance en la fin du monde imminente n’est-elle qu’un fantasme que seule une méconnaissance de l’histoire autorise ? Le monde des hommes n’a-t-il pas été de tout temps une construction boiteuse, un conglomérat aux rouages grippés dès le début, un théâtre voué à l’injustice et à la violence ? Les hommes n’ont-ils pas toujours caressé l’idée de fin du monde comme un désir d’en finir avec ce brouillon, trop haché de ratures, taché de sang et de souffrances ? En ce qui nous concerne, le fantasme de fin du monde est sans doute de nature nostalgique, passagers résignés d’une Europe en décadence, nous regrettons l’âge d’or du progrès et de la prospérité. Nous sommes comme des rats dans les cales d’un navire naufragé. Je sens la fin du monde, ce monde miniature construit vaille que vaille avec Mayrick, la vie bâtie sur le sable mou de mon aboulie.