Chapitre 3

506 Words
3Entre Mayrick et moi, quelque chose s’est déchiré. Notre intimité s’est défaite au fil des années pour ressembler à un tricot aux mailles distendues qui ne tient plus chaud. Il me manque une oreille amicale où déverser mes pensées saugrenues, un ami qui au jugement préférerait l’écoute. En lui parlant, les éléments de ma vie s’organiseraient en une configuration inédite, un semblant d’harmonie se dégagerait peut-être de ce capharnaüm. Nous traversons une mauvaise passe. J’ai mal au dos. Mayrick s’est mise à fumer : un signe univoque de son degré d’exaspération. Fumer, prétend-elle, la calme mieux qu’un cocktail d’anxiolytiques. Une manière aussi de m’indiquer son peu d’égards pour moi. Ancien fumeur, je suis devenu un repenti intolérant, plus catholique que le pape. Une seule cigarette allumée me gâche tout plaisir gustatif. Je dois souffrir d’une hyperacuité olfactive, mes muqueuses nasales réagissent aux émanations de tabac, les fixent et les concentrent jusqu’à se gorger de goudron comme des éponges absorberaient le pétrole d’un dégazage. Dédaignant la petite blonde légère, évaporée à peine exhalée, ma chère compagne préfère le cigarillo. Son odeur âcre résiste à tous les désodorisants et s’installe pour longtemps, imprègne les tissus, des tentures aux revêtements des fauteuils, s’accroche aux papiers peints, s’étale sur les vitres. Cette pestilence de ville incendiée ne néglige aucun recoin, pousse ses gaz jusqu’aux matelas sans oublier les serviettes dans la salle de bains et les poils de la brosse à cheveux. Une puanteur qui hante le logis jour et nuit, aucun courant d’air ne peut la chasser. À l’extérieur, escortée par le vent, l’odeur charbonneuse embrasse toujours les parois de mon nez. En guise de palliatif, j’utilise un mouchoir imbibé de lavande. Me surprenant souvent une plume à la main, Mayrick m’a dégoté une petite activité d’écrivaillon. Je rédige des lettres pour un public de perruches sur le retour, les clientes du salon de beauté pour chiens. Les nombreuses activités mondaines de ces dames leur laissent peu de loisirs pour le fastidieux et en définitive terriblement manuel et un peu dépassé travail d’écriture. Il m’arrive de composer des demandes d’information à l’intention d’avocats dans des affaires d’intérêts dont on m’informe du minimum. Mais le gros de mon travail concerne le courrier du cœur. Ces dames s’offrent des aventures (réelles ou imaginaires), il leur arrive d’échanger les témoignages de leurs troubadours, de se pâmer devant une tournure élégante ou d’extraire une phrase maladroite pour s’en repaître dans une orgie d’hilarité. En me narrant leurs travers, Mayrick se soulage d’un trop-plein de mépris pour ces grosses connes à clébards. Elle n’aime pas les chiens, je l’imagine très mal en train d’en peigner un. Sous sa poigne, les pauvres toutous terrifiés, yeux cachés derrière leurs oreilles, doivent se tenir cois, aussi gentils que des animaux en peluche. Je classe desiderata ou consignes des clientes dans des rubriques (romantisme, désir/s**e, flirt formel, spirituel, etc.) soumises à une échelle de gradation. Déclarations ou dissimulations, ces jeux de séduction exigent beaucoup de finesse stylistique. Je ne suis guère doué pour l’expression des sentiments et mes facultés d’empathie à l’égard de ces bovines bobonnes restent congrues. Et puis, cet exercice pénible par la position assise qu’il m’impose entretient mes douleurs dorsales. Je me vois parfois comme une tortue dont la carapace est à la fois havre et fardeau. Mayrick a raison, je suis beaucoup trop nombriliste.
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