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2015 Words
La fin de l’année scolaire me vit terminer première et je reçus des livres pour les différents prix obtenus. Les livres ! ma chérie. Quelle découverte ! J’ai dévoré ces livres, lus et relus ; je crois bien que je les connaissais par cœur. Je me souviens de ces titres comme si c’était hier : Gulliver, La sœur de Gribouille, Le Père Goriot. Je pourrais te réciter encore aujourd’hui des pages entières, elles sont imprimées une fois pour toutes dans ma tête. Je me suis esquinté les yeux à la lueur des quinquets pour lire tout ce qui me passait dans les mains. Je me souviens de Michelet, Nadaud, Fabre… bref, tous ces nouveaux écrivains de la fin du siècle dernier. J’ai grandi et suis devenue, aux dires des garçons, une jolie fille. C’était agréable de voir, sur mon passage, les coups de coude que se donnaient les gars qui me lorgnaient, appuyés nonchalamment contre un mur. Ma logeuse ne cessait de me mettre en garde contre le danger que représentaient ces jeunes gens. Oh, ils me paraissaient bien inoffensifs ! Je ne voulais en aucun cas la contrarier, elle n’était pas obligée de se préoccuper de moi ; en retour, je tentais de ne pas être pour elle une source d’embarras ou de tracas. Je revenais à Angecourt pour les fêtes de Toussaint, Noël et Pâques. J’y retrouvais ma tante, bien fatiguée et quelque peu déprimée. Je rendais visite, et ce n’était que justice, à mon protecteur, Monsieur le curé. Il contrôlait mes bulletins, s’inquiétait de ce que j’avais comme projet. En confession, il avait tout le loisir de savoir si je ne batifolais pas sur des chemins de traverse ou si je restais dans le troupeau. Je le rassurais sans avoir recours aux mensonges… enfin… presque tout le temps ! Ma grand-mère a bien du mal à contenir un bâillement. — C’est peut-être assez pour aujourd’hui, ma Nany ? Tu es fatiguée, tu me raconteras la suite demain. — Tu as raison, quoique j’aie l’impression que j’aurais pu te dérouler ma vie durant toute la nuit. Je crains que les révélations de ma petite existence ne m’empêchent de dormir, mais à quoi bon se plaindre ? Je m’étais persuadée que je te devais toutes ces explications et, par la même occasion, je me débarrasse d’un boulet que j’ai traîné toute ma vie… ou plutôt j’en allège le poids. J’embrasse le front moite de Nany et lui caresse les cheveux. Elle me répond d’un sourire un peu triste et ferme les yeux. Je lui envoie un b****r depuis la porte. Le couinement de ses gonds m’exaspère. À la cuisine, tout en buvant mon lait chaud, je songe que je n’ai jamais entendu ma grand-mère se plaindre une seule fois des vicissitudes de la vie, telles que la méchanceté des gens, la mort d’un proche ou le malheur en général. Ce n’était pas du fatalisme, non, c’était la sagesse de garder son énergie pour les choses que l’on peut combattre. Demain, si elle en a la force, elle me racontera la suite de sa vie et qui sait ? je comprendrai enfin le pourquoi de tous ces sous-entendus énigmatiques qui m’ont tracassée plus d’une fois. Une fois au lit, toutes les images suscitées par le récit de Nany défilent devant mes yeux clos. Je sens bien que je ne pourrai pas dormir. Je ne connaissais même pas le lieu de naissance de ma grand-mère ni ses démêlés avec les écolières citadines. De quoi avons-nous parlé durant mes vingt ans d’existence ? Toujours de moi, jamais d’elle. Comme si j’étais la seule importante de la maisonnée. Jamais, au grand jamais, elle n’a fait allusion ou référence à elle ou à ses jeunes années. Comme si ça ne me regardait pas, ou pire, comme si ça n’avait aucune importance ! Je me suis réveillée ce matin avec la nette impression d’avoir peu dormi. Ce n’est pas le récit lui-même qui me pose problème, mais la raison pour laquelle elle s’est sentie obligée de me raconter sa vie sans secret, enfin je le crois. Les flonflons d’hier soir et cet orchestre musette qui animait le bal de la veille du quatorze juillet m’ont accompagnée durant une bonne partie de la nuit. Je m’étire. Les cloches sonnent sept heures. Je saute du lit, passe à la salle d’eau et puis, en évitant de faire du bruit, je prépare le petit-déjeuner. La bouilloire n’a pas le temps de siffler que je l’arrache à la flamme et verse l’eau fumante dans la chaussette de la cafetière. Bon sang, je me demande si cette odeur de café n’est pas celle que je préfère ! Ces senteurs torréfiées ont tôt fait d’envahir toute la cuisine. Pierre nous a déposé le pain frais dans la huche comme tous les matins. La croûte dorée craque sous la pression du couteau, j’étale la délicieuse confiture maison. Je prends le pot de lait que Marcel a posé sur le seuil de la porte et j’en verse dans la jatte personnelle de Nany. — Bonjour, ma Nany, as-tu bien dormi ? J’ouvre les tentures ; un rai de soleil se plante sur le visage de ma grand-mère, qui n’a d’autre choix que de protéger ses yeux de son bras. — Je ne crois pas avoir dormi une minute ; tu vois quand on remue le passé… Enfin, la musique y est peut-être pour quelque chose… — Eh bien, si j’avais su, je serais venue te rejoindre … Tu te rappelles quand il y avait un gros orage ? Nous partageons le plateau que j’ai déposé sur la courtepointe. Un verre d’eau et les médicaments terminent ce tête-à-tête matinal. — Laisse tout ça, je voudrais poursuivre ma confession. Non, non, ne proteste pas ! C’est réellement ainsi que je le ressens. Mais tu n’y es pour rien, tu as juste devancé ce que je m’étais promis de te révéler. Au-dehors, malgré la fête nationale, le village s’est mis en route, les chevaux et leur attelage rejoignent les grands champs ; nos amis, les voisins d’en face, sortent leur automobile pour se rendre chez leur fille, à Stenay. Ils vont certainement frapper au carreau et s’inquiéter de la santé de ma grand-mère. — Merci, Nany va un peu mieux. Non, il ne lui faut rien de spécial. Quelle chance nous avons d’avoir d’aussi charmants voisins, ils sont souvent venus à la soirée. Je me souviens qu’ils parlaient à voix basse du passé, il y avait sans doute quelque raison, surtout qu’à chaque fois, on m’envoyait au lit. Elle, Maria, peut parler des heures sans se fatiguer. Lui, Pierre, quand la ferme lui en laisse le temps, il lit des livres, surtout des bouquins d’histoire. Il en connaît des choses ! J’aime bien l’écouter. — Tu sais, ma petite-fille, je suis arrivée ici en 1909 pour remplacer la sœur qui s’occupait de l’école des filles. J’avais terminé les études pour devenir maîtresse d’école, et aussitôt je débarquais, une vieille valise à la main pour tout bagage. Les voisins d’en face ont été les premiers à m’accueillir, ils m’ont offert le gîte et le couvert. Des braves gens, vraiment, ils n’étaient guère plus âgés que moi. Je me souviens comme si c’était hier de ma première journée de classe. Les filles me dévisageaient avec une méfiance de circonstance. J’étais tétanisée, je tentais, en vain me semble-t-il, de réprimer les tremblements de la voix. Pas une gamine n’a prononcé la moindre parole, me laissant le soin de me dépêtrer dans ma présentation et mes tentatives de les amadouer. Quel mot d’ordre avaient- elles reçu pour me « battre froid » de cette manière ? J’ai appris, quelques mois plus tard, que la religieuse qui m’avait précédée avait conquis le cœur de ces petites et que je me trouvais dans une situation d’usurpatrice. Elles s’étaient persuadées que si je partais, sœur Rose reviendrait. Après m’être renseignée, j’appris que sœur Rose était gravement malade et que ses jours étaient comptés. J’ai tout fait pour conquérir la sympathie des petites villageoises, nous avons écrit une longue lettre à leur ancienne maîtresse. Le jour de l’enterrement, ensemble nous nous sommes rendues à pied à La Ferté. Nous nous tenions par la main en occupant la largeur de la route. Chacune avait confectionné un dessin, un bouquet ou un crucifix de fortune. Nous marchions en silence, leur tristesse et leur émotion me gagnaient. La cérémonie était d’autant plus émouvante que l’assistance était clairsemée : quelques badauds et deux ou trois proches composaient l’assemblée. À partir de ce jour, je suis devenue réellement maîtresse d’école d’Olisy. La maison dans laquelle nous habitons aujourd’hui s’est trouvée libre et je n’ai guère hésité à l’acquérir. Le petit pactole que ma pauvre tante m’avait laissé en mourant m’a permis de répondre aux exigences du notaire. Ce sont les sous envoyés par mon bienfaiteur de curé qui ont comblé le solde. J’étais donc, à vingt ans, propriétaire d’une maison de pierre, à deux pas de l’école. Oh, ça a dû jaser ! Je pouvais faire confiance aux commères et bigotes du coin ! En bas de la rue, comme tu le sais, se trouve l’usine. Et quand la sirène hurlait l’heure de la sortie, les hommes en bleu de chauffe, foulard rouge, et casquette sur le coin de l’œil, remontaient boire chez la mère Tuffaut leur canon de vin. Un jour de 1911, un jeune homme, grand, beau, fort, blond, avant de pousser la porte du troquet, s’est tourné vers moi. Gênée ou plutôt embarrassée, je ne savais comment me comporter ; j’ai souri, il m’a gratifiée d’un clin d’œil et d’un sourire en coin. Je m’étais pourtant persuadée que moins tu en saurais, moins tu souffrirais. Je t’ai épargné les moments les plus durs de mon ou plutôt de nos existences. Je dois avoir fait fausse route, car je vois que tu es, en quelque sorte, amputée d’un passé sur lequel tu as été construite. Mais, tu vois, ma petite-fille, en ne disant rien ni à toi ni à personne, j’ai évité les questions. Oh, je sais très bien que la rumeur a fait son œuvre et que les balivernes qui ont circulé à notre sujet sont plus qu’effarantes. Pourtant, nos voisins d’en face, qui connaissent une grande partie de la vérité, n’ont jamais trahi cette amitié qui nous unit. Tu sais, quand tu dois affronter seule les affres des destins, bien vite tu t’écroules ou tu plonges dans une dépression à ne pas pouvoir t’en remettre. Jamais, tu m’entends, jamais ils n’ont divulgué la moindre chose à propos de mon histoire. — Et ce jeune homme, Nany ? Raconte s’il te plaît. — Je n’avais guère d’autre possibilité : ce sont donc les Lebout, mes charmants voisins, qui seuls pourraient me renseigner. Sous un prétexte futile dont je ne me souviens plus, j’ai engagé la conversation avec la brave Maria Lebout. Et subtilement, enfin je le suppose, je suis parvenue à amener ma voisine sur le terrain des jeunes gens qui travaillent à la fonderie. Je n’ai pas mis bien longtemps à lui tirer les vers du nez. Ce garçon, me dit-elle, doit être le fils Sulon de Nepvant. Son père y exerce le métier de charron. Une belle affaire, des charrettes fabriquées par les Sulon roulent même à Stenay. Maurice, puisque c’est son prénom, travaille ici à Olizy. Il s’est disputé avec son père, il a quitté l’atelier familial pour venir comme ouvrier à la fonderie. Tu comprends que j’étais aux nues ; en moins de dix minutes, je pouvais déjà me faire une idée de ce beau garçon. Mais revenons à son regard avant d’entrer chez la mère Tuffaut. Je n’avais pas jusqu’alors accordé la moindre faveur à quiconque, soit parce qu’il ne me plaisait pas, soit les mises en garde que j’ai pu entendre durant toute ma jeunesse avaient découragé les espoirs des plus intrépides. Je suis arrivée ici, au village, innocente et ignorante. J’avais l’intention de me consacrer à mon métier de toutes mes forces et de toute mon âme. C’est alors que ma grand-mère ferme les yeux et que son visage s’illumine : — Mais ce regard, ma Mauricette, ces yeux qui m’ont transpercée ; ce regard, je ne l’oublierai jamais ! Les larmes ont forcé le passage parmi les cils. Le menton se fronce, puis tremble. Je passe ma main sur son front et dans ses cheveux gris. Quand le souvenir le plus doux se voit confronté aux regrets les plus amers, les sentiments se tordent et font mal. — Tu sais, petite, je te souhaite de tout mon cœur qu’un jour, un beau jour, tu puisses vivre un moment aussi fort que celui que j’ai vécu. Même si la vie m’a joué de vilains tours, je reverrai toujours ce regard et je sentirai en moi la vague de tendresse que j’ai éprouvée à cet instant. Vraiment je te le souhaite. C’est ainsi que j’ai rencontré ton grand-père pour la première fois. Car cet homme fort, aux épaules larges et aux yeux bleus, c’était l’homme que j’épouserais, ça, j’en étais certaine en rentrant ici. Sur cette réflexion pleine d’espoir, je quitte la chambre pour cuisiner rapidement un repas frugal. Le pharmacien avait insisté pour que ma grand-mère prenne des repas légers, ce qui m’arrangeait bien, évidemment. Un bouillon de légumes et un blanc de poulet composaient ce déjeuner. Elle s’est endormie. Sa respiration, certes graillée mais régulière, me rassure sur la lente amélioration de son état.
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