Page de titre-3

2019 Words
Je m’installe dans le fauteuil de la cuisine, prends un livre au hasard, mais il m’est impossible de comprendre la moindre phrase. Je referme le bouquin en soupirant sans retenue. Quand Nany m’a dit que je ne connaissais rien de sa vie, elle n’avait aucunement exagéré. Pourtant, je me souviens de ces veillées à la lueur des braises rouges du cendrier du poêle, où nous avons parlé livres, coutumes et histoires de village, mais jamais nous n’abordions la Grande Guerre, et donc, le mystère de mon grand-père restait entier. Des toussotements… aucun doute : elle est réveillée. — Approche, Mauricette ; assois-toi donc ici, comme tout à l’heure. La cloche sonne trois heures, une automobile pétarade en montant la côte et tourne vers la brasserie. — Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont j’aborderais Maurice. Je ne dormais plus, ma tête était pleine de son regard bleu. En classe, les enfants ont dû se poser des questions : « Pourquoi la maîtresse se tait pendant de si longs moments ? Pourquoi elle regarde aussi souvent par la fenêtre ? Pourquoi, sans aucune raison, elle s’illumine d’un sourire ? », mais personne n’en a jamais rien dit. Probablement que, durant la récréation, les enfants devaient se raconter des choses sous cape. Mais au son de la cloche, leur visage se refermait et ils me saluaient d’un petit hochement de tête en entrant en classe. Je me suis très vite aperçue que Maurice passait et repassait devant la maison. Je le soupçonnais de faire plusieurs fois le tour du pâté de maisons. Je me cachais, à genoux, derrière les rideaux crochetés quand il montait la rue, je traversais la pièce pour le voir par la fenêtre qui donne sur les Lebout. Dieu sait s’il scrutait, j’avais l’impression qu’il voyait à travers les ajours ma posture ridicule et mon visage entre les deux pots de fleurs sur la tablette. Je suis littéralement sous le charme, elle interrompt de temps en temps son récit pour tousser et boire un verre d’eau : « Parler assèche », s’excuse-t-elle. — J’avais eu largement le temps de le regarder, grand, large d’épaules, les cheveux blonds et une démarche décidée. Je pouvais facilement le dévisager et aimer cette bouche souriante. J’ai mis trois jours pour oser sortir au moment de son passage en faisant croire à une coïncidence. Le résultat : un bonjour à peine audible de sa part, et j’ai dû baragouiner quelque chose de tout aussi incompréhensible. Je me souviens que non seulement je devais être rouge comme une pivoine, mais que mon cœur battait la chamade. Comme entrée en matière, tu avoueras qu’on aurait pu faire mieux, enfin… Ce qui est drôle, c’est que toute cette partie du récit, ma grand-mère l’a contée les yeux fermés. Doucement, je pose ma main sur la sienne, l’émotion la gagne, elle peine à continuer. Je tapote sa main à la fois pour lui dire que je suis à ses côtés, mais aussi, égoïstement, pour l’encourager à poursuivre. Une quinte à arracher les poumons, elle me propose une petite pause…, petite tasse de café et gaufres maison emballées précieusement dans un essuie au garde-manger. — La chance m’a souri lorsqu’un soir de printemps, je suis allée avec Marie Lebout et son mari, Pierre, dans une guinguette du côté de La Ferté. Je ne voulais en aucune manière me trouver à Olizy dans un bal. Il était bien entendu hors de question que mes petits écoliers et leurs parents me voient danser ou pire attendre qu’un cavalier se manifeste. Pourquoi le beau Maurice se trouvait-il ce soir-là dans cet endroit ? Mystère ! Il ne m’en a jamais donné la raison, mais la magie, quand elle est expliquée, n’enthousiasme plus personne. Évidemment, j’entre en regardant droit devant moi, telle une pimbêche, c’est du moins ce qu’il aurait pu croire, et nous nous asseyons tous les trois au bord de la piste. La musique bat son plein, un brouhaha nous vient du comptoir et étrangement personne ne danse. Du coin de l’œil, j’observe le jeune homme en grande conversation avec le serveur. Sans en avoir l’air, et tout en discutant, il s’arrange, et moi aussi du reste, pour que nos regards se croisent. À chaque œillade, une décharge électrique, une émotion qui déborde et une chaleur qui m’envahit ; tu vois que les sensations de ta grand-mère n’étaient guère éloignées de ce que tu dois connaître, enfin je crois … Et c’est à cet instant précis, ma petite-fille, que ma vie a basculé : il s’est, d’un coup de reins, détaché du comptoir et lentement s’est avancé vers nous. Je ne savais quelle attitude prendre, je regardais le sol poussiéreux, et j’ai pu voir deux grandes bottines brillantes faire halte à deux pas de moi. « Puis-je vous demander de m’accorder la prochaine valse, Mademoiselle ? » Je hoche la tête, jamais un traître mot n’a voulu sortir de ma bouche, malgré les coups de coude de cette brave Marie. Je te jure que je me serais enfuie en courant si elle ne m’avait pas empêchée de quitter ma chaise en posant fermement son pied sur l’ourlet de ma robe. Une fois Maurice reparti vers le serveur, Marie se lève et, d’un pas énergique, se dirige du côté de l’orchestre qui désespérait de voir le premier couple guincher sur sa musique. Sans un mot, elle se rassoit et s’affaire dans son sac pour se donner une contenance et surtout pour ne pas devoir m’adresser la parole. Deux minutes ne s’étaient pas passées que l’accordéon attaque une valse, apparemment à la satisfaction de tous puisqu’un « aaah » général a couvert les premières notes de musique. Revoilà les deux grandes bottines au garde-à-vous devant moi, je tremble de tous mes membres, me lève et fixe tout de même les yeux de mon cavalier. Bon Dieu, qu’ils sont beaux ! Son sourire enjôleur met à mal mes dernières appréhensions. Tu sais, je n’ai pas de difficultés à me remémorer cette soirée : elle est à tout jamais gravée ici dans mon cœur. À cet instant, ma Nany baisse les paupières et poursuit comme pour elle-même : — Sa main, énorme et calleuse, a pris doucement la mienne, l’autre s’est emparée de mon dos. Il m’a véritablement emportée dans cette valse, j’avais l’impression de ne plus toucher le sol. Je fixais son visage, puis je fermais les yeux ; j’étais heureuse comme jamais je ne l’avais été, je t’avoue que je croyais que ça n’existait pas. Je ne vais pas trop vite ? Je fis non de la tête. — Seigneur, que j’étais bien ! Tout tournait : les loupiotes, le ciel, un véritable tourbillon. Je ne luttais plus, je m’en remettais entièrement aux bras solides de Maurice. Nous n’avions même pas entendu que la musique était terminée depuis un bon moment. Les autres danseurs avaient formé un cercle autour de nous et nous regardaient : nous devions être beaux, charmants, attendrissants et touchants à la fois. C’est en les apercevant que, gêné autant que moi, il m’a reconduite par la main à ma place. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai planté un b****r sur la joue de mes deux protecteurs. Pierre Lebout, surpris, n’a souri qu’après avoir compris les explications de sa femme. Les danses se succédaient ; quadrilles, polkas et troïkas nous ont permis de faire plus ample connaissance. Nous étions amoureux dès ce soir-là, il n’y avait aucun doute. Il s’est assis à notre table et a offert une tournée. Pierre et lui se connaissaient depuis l’enfance, aussi c’est sans détour qu’ils se sont lancés dans une grande discussion au sujet du père Sulon que Maurice avait quitté en claquant la porte à la fin de la saison dernière. Pierre lui confiait que le père était triste et inconsolable depuis son départ. Les verres se vidaient et se remplissaient, les confidences vineuses cherchaient leurs mots et trébuchaient sur les phrases. Maurice, chaque fois qu’il le pouvait, me jetait un regard ou un sourire auquel je répondais sans honte. C’est Maria qui, d’un tonitruant : « Vous avez vu l’heure ! Demain, les bêtes n’attendront pas notre bon vouloir ! » a sonné l’heure du départ. Maurice, sans me quitter des yeux, a posé ses lèvres sur mes deux mains réunies. — À bientôt, belle demoiselle, puis-je espérer ? Dans un souffle, je n’ai pu qu’articuler : — Oui, Maurice, oui. Voilà les débuts de ma vie ici, à Olizy. Comme pour illustrer le récit de ma grand-mère, les flonflons du bal musette nous parviennent en sourdine. — Tu entends, Mauricette, le 14 Juillet bat son plein, tu devrais sortir un peu, tu dois en avoir assez de mes histoires de vieille mémère. — Sûrement pas, je n’ai guère le cœur à danser. Ce n’est tout de même pas tous les jours que l’on découvre le passé de sa famille. Tu avoueras que tu ne t’es jamais appesantie sur notre histoire familiale. — Si tu savais le nombre de fois que le courage m’a abandonnée au moment de te confier l’histoire de ton grand-père. À chaque fois, je me donnais comme excuse soit ton âge, soit le fait qu’au terminus, il serait encore temps, et un tas d’autres mauvaises raisons. Nous sommes pour le moment dans ce que j’appellerais la « période rose » : elle va encore durer un petit moment, mais le vent va tourner et les événements vont se plaire à m’apporter, à moi ainsi qu’aux miens, bien du malheur. Maintenant, si tu le veux bien, je vais me reposer ; toutes ces émotions ont eu raison de moi. Demain, je crois que je pourrai passer la journée dans le grand fauteuil de la chambre. Allez, ma chérie, embrasse ta Nany et fais de beaux rêves ! Bouleversée par les confidences, j’éteins la lampe de chevet et peste une fois de plus à cause du gémissement de la porte quand on la ferme. Jamais, je vous l’assure, je n’avais tenté d’imaginer la jeunesse de ma grand-mère. Inconsciemment, je m’étais probablement persuadée qu’elle avait commencé à vivre à ma naissance. En tout cas, ce qui s’est passé avant, je ne m’en étais guère inquiétée. De plus, si par un hasard quelconque, notre conversation abordait ces époques – et maintenant je m’en rends compte – par une pirouette elle déviait ou clôturait notre tête-à-tête. Les cloches me sortent de mon sommeil profond et sans rêves. — Bonjour, ma Nany, as-tu bien dormi ? — On va dire que oui. Il est vrai que je tousse beaucoup moins. Je vais me lever aujourd’hui et j’accueillerai le docteur, assise dans mon fauteuil à la cuisine. Petit-déjeuner, toilette et visite du médecin ont occupé les deux premières heures de la journée. — Les fiançailles ont eu lieu quelque temps après, sobrement. Malgré les divergences de vues, le père de Maurice est venu ; oh, pas de gaieté de cœur, mais il est venu. Les Lebout se sont comportés comme s’ils étaient des parents proches, je leur en serai reconnaissante toute ma vie. Je me demande encore aujourd’hui ce que je serais devenue sans eux. Discrets, prêts à rendre service, et d’une gentillesse rare ; jamais le moindre nuage n’est venu assombrir notre amitié. Pierre et Maurice s’entendaient comme larrons en foire. Pierre devenait jeune maire du village en 12, et Maurice, conseiller municipal. Les discussions de politique qui n’en finissaient pas, entrecoupées de potins, occupaient des soirées entières, tandis que Marie et moi, dans la pièce attenante, nous brodions ou tricotions en pouffant de les entendre refaire le village, la France et même le monde. Ces moments-là se passaient quand la bouteille de vin rouge était vide depuis quelque temps. Mais je m’égare ! Reprenons les faits chronologiquement. Nous sommes donc fiancés. Le père Sulon en veut déjà un peu moins à son fils ; pourtant, ce n’est pas le grand amour, ils se supportent, sans plus. Il reprochait à son fils d’avoir déserté l’atelier familial et de perdre son temps à l’usine, comme il disait. Il ne désespérait pas de le revoir, une fois marié, reprendre ses outils de charron. Car il était doué, mon Maurice. Il levait un tombereau, en se mettant dessous, à la seule force des épaules et du dos. Il m’a dit qu’il le faisait même pour les enfants du village quand ils le lui demandaient. Tous les soirs, en tout bien tout honneur, il venait à la soirée, pour apprendre à lire et écrire. Je dis en tout bien tout honneur, car il paraît que ça jasait au village et que l’imagination débordante des clients de la mère Tuffaut était sans limites ! Donc, Maurice apprit très rapidement la lecture et l’écriture. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il soit pris par la passion de la lecture. Il dévorait le journal au point qu’à l’apéro, au bistrot, il présentait une sorte de journal parlé. Cela a d’ailleurs contribué à sa popularité et l’a mené aux élections municipales aux côtés de Pierre. Mon admiration pour Maurice allait de pair avec l’amour que j’éprouvais. Les fiançailles étaient l’antichambre du mariage, nous avons attendu dix mois pour nous marier. À la mairie, tout le monde pleurait et riait à la fois. Pierre, ému comme un père, a bafouillé de la première à la dernière phrase, provoquant des fous rires et des émotions à n’en plus finir. Maria, enceinte, se tenait à mes côtés, le mouchoir était à tordre, la pauvre.…
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD