1880-5

2122 Words
« N’est-ce pas un peu tard pour qu’une petite fille de votre âge soit seule dehors ? » lui demanda-t-elle en la regardant comme si elle devinait que Rose était venue en pantoufles et désobéissait à sa sœur. « Bonsoir, ma mignonne, courez bien vite jusque chez vous », fit-elle en donnant le paquet à Rose. L’enfant parut hésiter sur le seuil ; elle s’attarda devant les jouets, sous la lampe à huile. Puis elle s’éloigna à regret. J’ai remis mon message au général en personne, se disait Rose lorsqu’elle se retrouva sur le pavé. Et voici le trophée, songeait-elle, en serrant la boîte sous son bras. Je reviens en triomphe, avec la tête du chef rebelle, et Rose regarda s’étendre l’avenue devant elle. Il faut que j’éperonne mon cheval et me mette au galop. Mais l’histoire n’agissait plus. Melrose Avenue restait. La fillette y plongea ses regards. Le long espace vide s’offrait à sa vue. Les arbres faisaient onduler leurs ombres sur le trottoir. Les réverbères, placés à de longues distances les uns des autres, laissaient entre eux des flaques obscures. Rose prit le pas de course. Brusquement, devant un bec de gaz, elle revit l’homme. Il s’appuyait au montant du réverbère et la lueur du gaz tremblotait sur son visage. Lorsque Rose s’avança il fit entendre une sorte de miaulement, et, avec un mouvement de succion, il sortit et rentra les lèvres. Mais il n’étendit pas les mains pour la saisir ; il déboutonnait ses vêtements. Rose passa devant lui en fuyant. Elle crut qu’il la suivait. Elle entendit le bruit des pas feutrés sur le pavé. Dans sa course, elle vit tout trembler autour d’elle, et lorsqu’elle se précipita en haut des marches, des points roses et noirs dansèrent devant ses yeux. Elle enfonça la clef dans la serrure et ouvrit la porte du hall. Elle ne se souciait plus du bruit qu’elle pouvait faire. Elle espérait que quelqu’un viendrait lui parler. Mais personne ne l’entendit. Le hall était vide. Le chien dormait sur le paillasson. Des murmures venaient du salon. « Et quand il prendra, disait Eleanor, il fera beaucoup trop chaud. » Crosby avait empilé les charbons en un gros monticule noir. Un panache de fumée jaune l’enroulait, morose ; le feu commençait à brûler et quand il aurait pris il ferait beaucoup trop chaud. « Elle prétend qu’elle voit l’infirmière qui vole le sucre ; elle suit son ombre sur le mur », disait Milly. – Il s’agissait de leur mère. « Et puis Edward qui oublie d’écrire, ajouta-t-elle. – Cela m’y fait penser », répondit Eleanor. Elle ne devait pas oublier sa lettre à Edward. Mais il serait temps après dîner. Elle n’avait aucune envie d’écrire, ni de parler. Chacun de ses retours du Grove lui donnait l’impression que plusieurs choses se passaient à la fois. Des paroles lui revenaient sans cesse à l’esprit – paroles et choses vues. Elle songeait à la vieille Mrs. Levy, assise dans son lit, appuyée contre les oreillers avec ses cheveux blancs qui retombaient en touffe épaisse, comme une perruque, et son visage aussi craquelé qu’un vieux pot verni. « Ceux qui ont été bons pour moi, ceux-là, je m’en souviens… ceux qui roulaient dans leurs équipages quand j’étais une pauvre veuve qui fourbissait et repassait… » Arrivée là, elle tendait son bras tordu et blanchi comme une racine d’arbre. « Ceux qui ont été bons pour moi, ceux-là je m’en souviens… », se répétait Eleanor en regardant le feu. Puis la fille, qui travaillait pour un tailleur, était entrée. Elle portait des perles grosses comme des œufs de poule ; elle se fardait, elle était extraordinairement belle. Mais Milly fit un petit geste. « Je songeais, dit Eleanor sous l’inspiration du moment, que les pauvres s’amusent plus que nous. – Les Levy ? » demanda Milly d’un air distrait. Puis elle s’anima. « Parle-moi des Levy », dit-elle. Les relations d’Eleanor avec les « pauvres » – Levy, Paravicini, Zwingler et Cobb – l’amusaient toujours. Mais Eleanor n’aimait pas qu’on les traitât en personnages de livres. Elle admirait énormément Mrs. Levy qui se mourait d’un cancer. « Oh ! ils n’ont guère changé », dit-elle d’un ton tranchant. Milly la regarda. Eleanor est soucieuse, pensa-t-elle. C’était leur plaisanterie familiale : « Eleanor est soucieuse, c’est son jour du Grove. » Eleanor en rougissait, mais sans raison précise, elle se sentait toujours irritable au retour du Grove – tant de choses différentes s’agitaient dans son esprit en même temps : Canning Place ; Abercorn Terrace ; le salon ici, la chambre là-bas. La vieille Juive assise dans son lit au milieu de la petite pièce chaude ; puis on rentrait, et maman était malade, papa de mauvaise humeur ; Delia et Milly se querellaient à propos d’une soirée… Mais Eleanor se retint. Il fallait essayer de trouver quelque chose à dire pour distraire sa sœur. « Par miracle Mrs. Levy avait l’argent de son loyer, dit-elle, Lily lui vient en aide. Elle travaille chez un tailleur, à Shoreditch. Elle est entrée couverte de perles et de fanfreluches. C’est vrai qu’ils adorent les ornements – les Juifs. – Les Juifs ? » dit Milly. Elle parut considérer les goûts des Juifs puis n’y plus songer en ajoutant : « Oui, ce qui brille. – Elle est extraordinairement belle », dit Eleanor en songeant aux joues rouges et aux perles blanches. Milly sourit : Eleanor prenait toujours le parti des pauvres. Personne, aux yeux de Milly, n’était meilleur, plus sage ni plus remarquable que sa sœur. « Je crois que tu aimes mieux aller là-bas que partout ailleurs, dit-elle. Tu y vivrais, je pense, si tu étais libre », ajouta-t-elle avec un léger soupir. Eleanor se déplaça sur sa chaise. Elle avait ses rêves, bien entendu, ses projets, mais elle se refusait à en discuter. « Peut-être y arriveras-tu, quand tu seras mariée », dit Milly d’un accent à la fois irrité et plaintif. Voilà le grand dîner, celui des Burke, qui reparaît, songea Eleanor. Elle aurait bien voulu que la conversation de Milly ne retombât pas constamment sur le mariage. Et que savent mes sœurs du mariage, se dit-elle, toujours à la maison, sans jamais voir que des personnes de leur classe ? Elles restent claquemurées ici, jour après jour… c’est ce qui lui avait faire dire : « Les pauvres s’amusent plus que nous. » Cette pensée l’avait frappée en retrouvant ce salon, plein de meubles, ces fleurs, et les infirmières de l’hôpital… De nouveau, elle se retint. Il fallait attendre qu’elle fût seule… à l’heure où elle se brosserait les dents le soir. Au milieu des autres, on devait s’abstenir de penser à deux choses à la fois. Elle prit le tisonnier et frappa le charbon. « Regarde ! Quelle merveille ! » s’écria-t-elle. Une flamme dansait sur le sommet du charbon, une flamme légère, futile. C’était une flamme de ce genre qu’ils allumaient, enfants, avec une poignée de sel. Eleanor tisonna de nouveau le feu et une gerbe d’étincelles d’or prit son vol dans la cheminée. « Te souviens-tu, quand nous jouions aux chauffeurs, et que Morris et moi avons mis le feu à la cheminée ? – Et que Pippy est allé chercher papa », dit Milly. Elle s’interrompit. Il y avait du bruit dans le hall : un grincement de canne ; on suspendait un pardessus. Le regard d’Eleanor s’éclaira. C’était Morris – oui ; elle reconnaissait le bruit. Il entrait, à présent. Lorsque la porte s’ouvrit elle se retourna avec un sourire. Milly se leva d’un bond. Morris chercha à l’arrêter. « Ne t’en va pas… – Si ! je m’en vais. Je vais prendre un bain », ajouta-t-elle sous l’inspiration du moment. Et elle les laissa. Morris s’assit dans le fauteuil qu’elle venait de quitter. Il était heureux de trouver Eleanor seule. L’un et l’autre gardèrent le silence. Ils considéraient le panache de fumée jaune, et la flamme qui dansait, légère, futile, ici et là, sur le monticule noir du charbon. Puis Morris posa la question habituelle : « Comment va maman ? » Elle lui répondit qu’il n’y avait aucun changement ; sinon qu’elle dort davantage », dit-elle. Il plissa le front. Il perd son air de gamin, songea Eleanor. C’est le mauvais côté du barreau. Chacun le dit ; il faut patienter. Morris travaillait sous les ordres de Sanders Curry ; un travail ingrat, qui le retenait tout le jour au tribunal, à attendre. « Comment se porte le père Curry ? » demanda-t-elle. Le père Curry avait mauvais caractère. « Sa bile le tracasse, répondit Morris, d’un air sombre. – Et qu’as-tu fait toute la journée ? – Rien de particulier. – Toujours Evans contre Carter. – Oui, dit-il brièvement. – Et qui aura gain de cause ? – Carter, bien entendu. » Pourquoi cela ? avait-elle envie de dire. Mais l’autre jour elle avait fait une remarque absurde qui prouvait combien elle était distraite. Elle embrouillait les choses. Quelle était la différence, par exemple, entre le droit coutumier et l’autre ? Elle se tut. Ils gardèrent le silence ; ils contemplaient la flamme qui se jouait sur les charbons ; c’était une flamme verte, légère, inconséquente. « Est-ce que tu trouves que je me suis conduit en parfait imbécile ? fit-il brusquement. Avec cette maladie, la charge d’Edward et de Martin. Papa doit trouver que cela tire. » Il plissa le front, levant les sourcils, avec cette expression qui faisait dire à Eleanor qu’il perdait son air de gamin. « Bien sûr que non », répondit-elle avec force. Il eût été absurde d’entrer dans le commerce quand on a la passion du droit. « Un de ces jours tu seras Lord Chancelier, ajouta-t-elle, j’en suis certaine. » Il sourit et secoua la tête. « Très certaine », répéta-t-elle en le regardant comme autrefois lorsque, au retour de l’école, Edward avait tous les prix, et que lui restait assis sans mot dire. Elle le revoyait encore avaler sa nourriture sans que personne fît cas de lui. Mais tout en évoquant ce souvenir elle fut prise d’un doute. Elle avait parlé de « Lord Chancellor », n’aurait-il pas fallu dire « Lord Chief Justice » ? Elle ne savait jamais duquel il s’agissait, et c’est pourquoi Morris évitait de discuter avec elle la question d’Evans contre Carter. Elle ne lui parlait pas non plus des Levy, sauf en manière de plaisanterie. C’est l’ennui de grandir, songeait-elle. On ne partage plus les choses comme jadis. À présent, lorsqu’ils se rencontraient, le temps leur manquait pour agiter comme autrefois des questions générales ; ils ne parlaient que des faits – de petits faits. Elle tisonna le feu. Soudain, un bruit strident résonna dans la pièce. Crosby s’évertuait à frapper le gong du hall. On eût dit une sauvage appliquée à satisfaire sa vengeance sur quelque victime. Des sons rudes se répercutaient en vagues dans le salon. « Mon Dieu, l’heure d’aller s’habiller ! » dit Morris. Il se leva et s’étira, tenant un instant les bras dressés au-dessus de sa tête. Voilà la mine qu’il aura quand il sera père de famille, songea Eleanor. Morris laissa retomber ses bras et sortit du salon. Elle s’attarda, plongée dans ses réflexions. Puis elle se secoua. Que devais-je donc me rappeler ? se demanda-t-elle. Écrire à Edward. Elle rêvassait en se dirigeant vers la table à écrire de sa mère. Ce sera la mienne, dorénavant, se dit-elle ; son regard errait sur le flambeau d’argent, la miniature de son grand-père, les registres des fournisseurs – l’un d’eux portait en estampille une vache dorée – et le phoque tacheté dont le dos servait d’essuie-plume, que Martin avait donné à la malade au dernier anniversaire. Crosby tenait la porte de la salle à manger ouverte ; elle attendait qu’on descendît. Elle songeait que l’argenterie valait la peine d’être frottée. Couteaux et fourchettes rayonnaient autour de la table. La salle à manger, avec ses chaises sculptées, ses tableaux à l’huile, les deux poignards sur la cheminée, la superbe desserte, et les solides objets que Crosby époussetait et polissait chaque jour – tout cela ressortait le soir. La pièce, chargée de relents de viande, obscurcie par les rideaux de serge le jour, prenait à l’éclairage du soir une demi-transparence. Et quelle belle famille, se disait Crosby en voyant défiler les jeunes filles dans leurs robes de mousseline à fleurs, bleue et blanche, les hommes si élégants en smoking. Elle tira la chaise du colonel. Il se montrait toujours à son avantage le soir ; il savourait son dîner et, pour une raison quelconque, sa mauvaise humeur s’était dissipée. Il devenait jovial, et ses enfants reprirent courage, quand ils le remarquèrent.
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