« Tu as une jolie robe, dit-il à Delia en s’asseyant.
– Cette vieille robe, tu trouves ? » fit-elle en tapotant la mousseline bleue.
Quand il était bien disposé, il donnait une impression d’effusion ; il avait une aisance, un charme qui plaisaient tout particulièrement à Delia. On disait qu’elle lui ressemblait ; cela lui était agréable parfois. – En ce moment, par exemple. Il paraissait si rose et net, si épanoui dans son vêtement du soir. Lorsqu’il était de cette humeur-là, tous redevenaient enfants, tentés de reprendre les plaisanteries familiales qui les faisaient rire sans raison.
« Eleanor est soucieuse, dit le père en clignant de l’œil, c’est son jour du Grove. »
Il y eut un rire général. Eleanor avait cru qu’il parlait de Rover, le chien, alors qu’il s’agissait d’une dame, Mrs. Egerton. Crosby, elle aussi, avait envie de rire et son visage se couvrit de rides tandis qu’elle servait le potage. Quelquefois le colonel l’amusait au point qu’elle devait se détourner et paraître s’affairer devant le dressoir.
« Oh ! Mrs. Egerton…, fit Eleanor en commençant sa soupe.
– Oui, Mrs. Egerton », répondit son père, et il poursuivit son histoire à propos de Mrs. Egerton, dont les cheveux d’or, prétendaient les mauvaises langues, n’étaient pas tous à elle.
Delia aimait à écouter les anecdotes de son père. Lorsqu’elles se passaient aux Indes. Elles étaient croustillantes et en même temps romanesques. Elles évoquaient l’atmosphère d’un dîner d’officiers, en tenue de mess, réunis par une nuit torride, autour d’une table sur laquelle trônait un volumineux trophée d’argent.
Quand nous étions petits, papa avait toujours cet air-là, pensait Delia, tout en le revoyant aux jours de sa fête, quand il franchissait d’un bond les feux de joie. Elle observait l’adresse avec laquelle il se servait de sa main gauche pour faire passer les côtelettes dans les assiettes. Elle admirait sa décision, son bon sens. Tout en distribuant les côtelettes il continuait son récit…
« Parler de Mrs. Egerton me fait songer à… Vous ai-je jamais raconté l’histoire du vieux Badger Parkes et de…
– Miss… », dit tout bas Crosby en ouvrant la porte derrière Eleanor. Puis elle lui murmura quelques mots à l’oreille.
« J’y vais, répondit Eleanor en se levant.
– Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? » demanda le colonel, interrompu au milieu d’une phrase. Eleanor avait quitté la pièce.
« Un message de l’infirmière », dit Milly.
Le colonel, qui venait de se servir, avait son couteau et sa fourchette à la main. Ses enfants tenaient tous leur couteau en suspens. Personne ne voulait continuer à manger.
« Allons, il faut dîner », dit le colonel brusquement en attaquant sa côtelette. Il avait perdu son air épanoui.
Crosby reparut à la porte. Ses yeux, bleu pâle, semblaient très proéminents.
« Qu’y a-t-il, Crosby ? quoi donc ? demanda le colonel.
– Madame est plus mal, je crois, Monsieur », répondit-elle avec un drôle d’accent pleurnichard. Tout le monde se leva.
« Restez. Je vais voir ce qu’il en est », dit Morris. Les autres le suivirent dans le hall. Le colonel avait toujours sa serviette à la main. Morris monta l’escalier en courant. Il fut de retour l’instant d’après :
« Maman s’est évanouie, dit-il à son père ; je vais chercher Prentice. » Il saisit son chapeau et son pardessus et descendit en hâte les marches du dehors. Ils l’entendirent siffler pour appeler un cab tandis qu’ils hésitaient dans le hall.
« Finissez de dîner, mes filles », dit fermement le colonel. Mais lui faisait les cent pas dans le salon, sa serviette toujours à la main.
C’est arrivé, songeait Delia. C’est arrivé ! Une impression extraordinaire de soulagement mêlé d’excitation s’empara d’elle. Son père arpentait les deux salons. Elle le suivit tout en l’évitant. Ils se ressemblaient trop. Chacun savait ce qu’éprouvait l’autre. Elle vint à la fenêtre et examina la rue. Il était tombé une averse. La rue restait mouillée ; les toits luisaient. Des nuages sombres passaient dans le ciel ; à la lueur des réverbères, les branches s’agitaient, se soulevaient et retombaient. Quelque chose se soulevait et retombait en elle-même, aussi. Quelque chose d’inconnu qui semblait approcher. Un bruit étranglé, derrière elle, la fit se retourner. C’était Milly. Des larmes coulaient lentement le long de ses joues, tandis qu’elle se tenait devant la cheminée, sous le portrait de la jeune femme en blanc avec son panier de fleurs. Delia fit quelques pas, elle aurait dû aller vers sa sœur et lui passer un bras autour des épaules. C’était impossible. De vraies larmes glissaient sur les joues de Milly, mais les yeux de Delia restaient secs. Elle revint à la fenêtre. La rue était vide, seules les branches s’agitaient, se soulevaient et retombaient à la lueur des réverbères. Le colonel arpentait le salon ; il se heurta à une table et jura. On entendait des bruits de pas venant de la chambre au-dessus, et des murmures de voix. Delia se tourna vers la fenêtre.
Un cab descendait la rue, au trot de son cheval. Morris sauta de la voiture dès qu’elle s’arrêta. Le Dr Prentice le suivit ; il monta directement et Morris vint rejoindre sa famille dans le salon.
« Pourquoi ne pas finir votre dîner ? » dit le colonel d’un ton rude. Et il se tint immobile et très droit devant eux.
« Oh ! après son départ », répondit Morris agacé.
Le colonel reprit ses allées et venues.
Puis il fit halte, les mains derrière lui, dos au feu. Il avait l’air de se raidir et de se préparer à un événement.
Nous jouons tous les deux la comédie, se dit Delia en glissant un coup d’œil de son côté, mais il la joue mieux que moi.
Elle regarda de nouveau par la fenêtre. La pluie tombait ; lorsqu’elle traversait la lumière des réverbères, elle brillait en longs fils d’argent.
« Il pleut », dit-elle à voix basse, mais personne ne lui répondit.
Enfin des pas retentirent sur l’escalier et le Dr Prentice entra. Il ferma doucement la porte et se tut.
« Eh bien ? » Le colonel se campa devant lui.
Un long silence suivit.
« Comment la trouvez-vous ? » dit le colonel.
Le médecin eut un léger mouvement d’épaules.
« Elle a repris connaissance, dit-il ; du moins pour le moment. »
Delia eut l’impression que ces mots lui donnaient un coup sur la tête. Elle s’effondra sur un bras de fauteuil.
Alors tu ne vas pas mourir, songea-t-elle, levant les yeux vers la jeune femme, en équilibre sur un tronc d’arbre, et qui semblait abaisser sur sa fille un regard plein de souriante malice. Tu ne mourras jamais, jamais ! s’écriait-elle en elle-même ; et debout sous le portrait de sa mère, elle joignit ses mains crispées.
« Si nous allions finir notre dîner, à présent », fit le colonel ramassant sa serviette, tombée sur la table du salon.
Quel dommage !… le dîner est perdu, se disait Crosby en remontant les côtelettes de la cuisine. La viande avait séché, une croûte brune recouvrait les pommes de terre. Et lorsqu’elle déposa le plat en face du colonel, Crosby s’aperçut qu’une des bougies avait roussi l’abat-jour. Puis elle referma la porte sur eux tous, et ils se mirent à dîner.
Tout était tranquille dans la maison. Le chien dormait sur le paillasson. Tout était tranquille devant la chambre de la malade. Un léger ronflement partait de celle où dormait Martin. Dans la nursery, Mrs. C… et Nurse s’étaient remises à leur souper, interrompu par les bruits du hall. Rose, couchée dans la chambre d’enfants, dormait. Elle dormait profondément, roulée en boule, tête cachée sous les couvertures étroitement entortillées. Puis elle s’agita, étendit les bras au-dehors. Quelque chose surnageait de l’obscurité. Une forme blanche, ovale, se balançait comme à un fil devant elle. Rose ouvrit à demi les yeux et la regarda. La forme bouillonnait, avec des taches grises qui entraient et sortaient. Rose s’éveilla tout à fait. Un visage se balançait tout près d’elle, comme pendu à un fil. Rose ferma les yeux ; le visage demeura, bouillonnant, gris, violacé, et marqué de variole. Rose étendit la main pour toucher le grand lit à côté du sien. Mais il était vide. Elle écouta. Le cliquetis des couteaux et un bruit de voix lui parvenaient de la nursery, de l’autre côté du couloir. Mais il lui était impossible de dormir.
Elle s’obligea à penser à un troupeau de moutons enfermés dans un enclos en pleins champs. Elle fit sauter la clôture à l’un d’eux, puis à un second. Elle les comptait à mesure. Un, deux, trois, quatre sautèrent, mais le cinquième s’y refusa. Il se retourna et la dévisagea. Sa longue face était grise, les lèvres remuaient, c’était la figure de l’homme de la boîte aux lettres, et Rose était toute seule, près de cette figure. Elle la voyait lorsqu’elle fermait les yeux et encore quand elle les ouvrait.
Rose s’assit dans son lit et cria : « Nurse ! Nurse ! »
Un silence de mort régnait partout. Le cliquetis des couteaux et des fourchettes, dans la pièce à côté, avait cessé. Rose était seule avec quelque chose d’horrible. Alors elle entendit un bruit dans le couloir. Des pas lents qui se rapprochaient de plus en plus. C’était l’homme en personne.
Sa main s’appuyait sur le loquet, la porte s’ouvrit. Un triangle de lumière tomba sur la toilette, éclaira le pot à eau et la cuvette. L’homme se trouvait réellement dans la chambre avec elle… mais c’était Eleanor.
« Pourquoi ne dors-tu pas ? » dit Eleanor. Elle posa son bougeoir et tira sur les couvertures froissées. Elle regarda Rose. L’enfant avait les yeux brillants et les joues rouges. Que s’était-il passé ? L’avait-on réveillée en remuant au-dessous, dans la chambre de sa mère ?
« Qu’est-ce qui t’a empêchée de dormir ? » demanda Eleanor. Rose bâilla de nouveau. C’était un soupir plutôt qu’un bâillement. Elle ne pouvait pas raconter sa vision à Eleanor. Elle avait le profond sentiment de sa faute ; il lui fallait mentir à propos de ce visage qu’elle venait de voir.
« J’ai eu un mauvais rêve, dit-elle ; j’ai eu peur. » Alors qu’elle s’asseyait dans son lit, un étrange frisson nerveux la parcourut. Que s’était-il passé ? Eleanor se le demanda de nouveau. Rose s’était-elle battue avec Martin ? Avait-elle poursuivi de nouveau des chats dans le jardin de Miss Pym ?
« As-tu recommencé à chasser les chats ? demanda Eleanor. Pauvres bêtes, ajouta-t-elle, ils sont tout aussi malheureux que tu le serais à leur place. » Mais Eleanor se rendait bien compte que la frayeur de Rose n’avait rien à voir avec les chats. L’enfant étreignait fortement les doigts de sa sœur ; elle fixait les yeux devant elle avec une curieuse expression.
« À quoi as-tu donc rêvé ? » demanda Eleanor en s’asseyant au bord du lit. Rose la regarda, immobile. Elle ne pouvait rien lui dire, mais voulait à tout prix l’obliger à rester près d’elle.
« J’ai cru entendre un homme dans la chambre, finit-elle par articuler – un voleur.
– Un voleur ? Ici ? répondit Eleanor. Mais Rose, comment veux-tu qu’un voleur entre ici ? Il y a papa, il y a Morris ; jamais ils ne laisseraient un voleur venir dans ta chambre.
– Non, dit Rose. Papa le tuerait. » Il y avait quelque chose de bizarre dans la façon dont elle tressaillait. « Mais que faites-vous tous ? fit-elle avec agitation. N’avez-vous pas encore été vous coucher ? N’est-il pas très tard ?
– Ce que nous faisons tous ? répondit Eleanor. Nous sommes assis au salon. Il n’est pas très tard. » Tandis qu’elle parlait, un faible bourdonnement retentit dans la chambre. Lorsque le vent était dans la bonne direction on pouvait entendre l’horloge de Saint Paul. Les ondes moelleuses se répandirent dans l’air : un, deux, trois, quatre… Eleanor compta : huit, neuf, dix. Elle fut étonnée quand les coups s’arrêtent.