Le moine

1065 Words
Le moineCALAIS Comme j’achevais ces mots, un pauvre moine mendiant, de l’ordre de Saint-François, se présenta dans ma chambre, demandant l’aumône pour son couvent. Personne n’est flatté de voir ses vertus devenir ainsi le jouet d’un caprice du hasard. Un homme peut bien être généreux avec la même liberté qu’un autre est puissant. Sed non, quo ad hanc. Il en sera du reste ce qui pourra, car il n’est pas aisé de raisonner avec justesse sur le flux et le reflux de notre humeur ; rien n’empêche même d’en rechercher l’origine dans la cause même qui influe sur les marées, et ce ne serait pas insulter à la nature humaine que de croire qu’il en est ainsi. Je sais bien, pour mon propre compte, que j’aimerais mieux en plus d’un cas voir le monde attribuer certains de mes procédés à l’influence immédiate de la lune, ce qui ne peut jamais présenter l’idée d’une faute accompagnée de honte, que de voir mettre sur le compte de ma réflexion un acte qui ne peut souvent m’être réputé personnel sans devenir aussi honteux que répréhensible. Je le répète, il en sera ce qui pourra ; mais, du moment où je jetai les yeux sur le moine, je me sentis déterminé à ne pas lui donner un simple sou. En conséquence, je remis ma bourse à ma poche, que je fermai avec le bouton ; puis, me rappelant un peu sur mon centre, je m’avançai vers lui avec gravité. Il y avait aussi, je le crains bien, quelque chose de sévère dans mes regards ; et, comme j’ai encore cette figure suppliante devant mes yeux, je confesse qu’elle offrait des traits dignes d’un meilleur traitement. Si on en juge par la tonsure qui occupait tout le sommet de sa tête, ou d’après ces tempes à peine ombragées du peu de cheveux gris qui lui restaient encore, le moine pouvait avoir soixante-dix-ans ; mais en voyant ses yeux encore pleins d’un reste de feu plus tempéré par l’habitude des prévenances que par la glace des années, je ne lui en trouvai plus que soixante. La vérité est probablement dans le juste milieu, il avait sûrement soixante-cinq ans. Son air, sa contenance, je ne sais quoi de morose qui semblait avoir amené des rides prématurées : tout confirmait mon observation. C’était une de ces têtes si souvent reproduites sous le pinceau du Guide, douce, pâle, insinuante, dégagée de ces lieux communs que l’ignorance présomptueuse prend pour des idées, et qui s’annoncent assez par la direction abjecte des regards. Les siens n’avaient rien d’oblique ; il les jetait avec sérénité au-devant de son front, comme s’il eût entrevu quelque chose au-delà des limites de ce monde. Comment l’ordre des mendiants put-il faire une semblable recrue ? Il n’y a que Dieu qui sache cela, lui qui destinait cette tête à parer les épaules d’un moine. Elle eût bien certainement fait honneur à un bramine ; et, dans les plaines de l’Indostan, elle eût sûrement attiré ma vénération. L’esquisse des autres contours demande à peine quelques coups de pinceau et pourrait être l’ouvrage du dessinateur le plus vulgaire ; car ils n’offraient d’autre élégance que celle du caractère et de l’expression ; des formes grêles, maigres ; une taille au-dessus du commun, et qui eût eu de la majesté sans la courbure des vertèbres et la projection de la figure. Après tout, c’était le maintien de la supplication, et comme le moine est encore présent à mon imagination, il gagne plus qu’il ne perd à cette attitude. À peine eut-il fait trois pas dans la chambre, qu’il s’arrêta, sa main gauche posée sur sa poitrine, et la droite appuyée sur un bâton léger, le bâton blanc du voyage. Lorsque je me fus approché de lui, il me fit, par forme d’introduction, tout le menu détail des besoins de son couvent, et en général de l’indigence de son ordre. Il mit dans son récit tant de simplicité et de grâce, la teinte de la déprécation répandue dans ses regards et sur toute sa physionomie offrait des nuances si touchantes, qu’il fallait être ensorcelé pour se défendre d’une vive émotion. Une meilleure raison que tout cela, c’est que j’étais déterminé à ne l’assister de rien, pas même d’un simple sou. « Cela est vrai, lui dis-je en répondant à un coup d’œil éloquent qu’il avait lancé vers le ciel en finissant sa supplique : oh ! cela est bien vrai, mon père ! eh ! puisse le ciel être le soutien de l’indigent qui n’en a pas d’autre que la charité des hommes ; car je crains bien que cette source ne soit bientôt tarie par les prétentions indiscrètes élevées chaque moment sur ce capital déjà si borné. » À ces mots prétentions indiscrètes, il baissa la vue, et parcourut d’un coup d’œil léger les manches de sa tunique. Je sentis la force de cette réplique : « Je conviens de cela avec vous, lui dis-je, un habit de laine grossière, à peine renouvelé tous les trois ans, une nourriture peu succulente, tout cela ne forme pas, il faut l’avouer, une prétention exagérée. Mais ce qui est vraiment pitoyable, c’est qu’on puisse encore gagner ces choses avec si peu de peine, et que votre ordre s’obstine à se les procurer sur un fonds sacré qui est la propriété exclusive du boiteux, de l’aveugle, du vieillard infirme. Que dis-je ? Et ce captif qui, chaque soir, ne se couche qu’après avoir compté heure par heure toutes les journées de son malheur, ne languit-il pas après le moment d’être admis à ce partage ? Oui, si vous étiez de l’ordre de la Merci, au lieu d’être lié à celui de Saint-François, je ne suis pas riche, vous le voyez vous-même, lui dis-je en lui montrant mon portemanteau : eh bien ! il vous serait ouvert sur l’heure pour la rançon d’un infortuné prisonnier. » Le moine me fit une inclination. « Mais dans le nombre des malheureux, continuai-je, ceux que j’ai laissés dans ma patrie ont sans doute les premiers droits à ma sollicitude ; et cependant il est bien vrai que j’ai laissé sur nos bords des milliers de victimes de l’indigence. » Le moine me fit avec la tête une inclination pleine de cordialité, comme pour me dire qu’il n’était que trop vrai que la misère habitait sur tous les points de la terre aussi bien que dans son couvent. « Mais distinguons, je vous prie, lui dis-je en appuyant ma main sur la manche de sa tunique, comme pour répondre à son premier argument ; distinguons, mon bon père, entre les indigents, ceux qui ne cherchent qu’à se nourrir du pain de leur travail, de ceux qui mangent celui d’autrui sans autre règle de conduite que de passer leur vie dans l’oisiveté et l’ignorance pour l’amour de Dieu… » Le pauvre franciscain ne fît point de réplique : une rougeur éphémère effleura ses joues sans s’y arrêter. La nature semblait avoir tari en lui les sources du ressentiment : il n’en fit paraître aucun ; mais, laissant aller son bâton sur son bras, il joignit ses deux mains en les passant sur sa poitrine, et se retira.
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