II« Walk on the wild side… » Elle s’arrêta à Sizun, en plein centre du bourg, sur un large parking encore à moitié désert. Elle soupira profondément, de soulagement parce qu’elle était presque arrivée, se laissa aller contre le dossier, alluma une cigarette mentholée et resta encore un moment assise dans la voiture pour écouter la fin de la chanson de Lou Reed. Puis elle éteignit l’autoradio. Nancy était heureuse de retrouver la Bretagne malgré toutes les épreuves qu’elle y avait vécues quelques mois plus tôt. Heureuse tout simplement parce qu’il faisait beau et parce que c’était là qu’elle avait rencontré Jean-Gabriel Toirac, même si sa liaison avec lui était loin d’être simple. Elle était heureuse aussi parce qu’elle retrouvait sous ce beau soleil matinal le pays de sa grand-mère paternelle. Marie, sa Mamy, qui lui avait si souvent parlé du pays de son enfance, surtout depuis les événements du mois de février qui avait libéré la vieille dame d’un silence forcé. Silence de plusieurs dizaines d’années pendant lesquelles elle et son mari avaient dû disparaître et changer d’identité pour survivre.1
Marie lui avait recommandé encore la veille, juste avant qu’elle embarque pour la France, de s’arrêter à Sizun pour visiter l’enclos paroissial dont elle avait gardé un souvenir plein de reconnaissance et de tendresse. Marie White, née Lanval, toute une histoire. Elle n’avait pas revu sa Bretagne natale depuis la Seconde Guerre mondiale et prenait un plaisir plein de nostalgie à en parler avec sa petite-fille. Marie aimait aussi beaucoup Jean-Gabriel qui le lui rendait bien, et elle s’étonnait toujours d’entendre Nancy l’appeler JG. « S’il t’appelait « N » qu’est-ce que tu dirais ? Nancy riait et taquinait sa grand-mère en lui expliquant que JG c’est bien plus court et plus pratique. À quoi Marie répondait invariablement :
— Vous êtes donc si pressés ?
Nancy éteignit sa cigarette et l’écrasa dans le cendrier avant de quitter la voiture pour faire quelques pas sur la place. S’orienter dans le village était très facile, et elle renoua aussitôt le fil de ses pensées. Elle adorait sa Mamy qui était restée très jolie malgré son âge. Elle l’aimait encore davantage depuis qu’elle connaissait la véritable histoire de sa rencontre avec un soldat allemand, Willy, son mari depuis 1945, et de leur amour qui avait résisté aux épreuves de la guerre et aux longues années écoulées depuis. Marie lui avait raconté comment ils s’étaient cachés, à Sizun précisément, en 1944, chez des amis de la Résistance, en attendant que la paix revenue leur permît de s’embarquer pour l’Angleterre. Là, ils avaient refait leur vie, comme on dit. Ils s’étaient installés à York où les bombardements avaient détruit toutes les archives. Et ainsi, ils avaient pu assez facilement se faire une nouvelle identité. Willy Weiss était devenu Willy White et lui avait aussitôt demandé sa main, mais ça, c’était une autre histoire.
Nancy visitait donc ce matin-là l’enclos paroissial parce que Marie lui avait avoué que, par deux fois, là et dans la chapelle de Rocamadour, à Camaret, elle avait fait le vœu de revenir en pèlerinage après la guerre. Pour lors, ce vœu était resté un rêve, Willy ne voulait pas risquer de se heurter à des haines tenaces. De vieilles rancunes à peine oubliées. Il ignorait quelle forme prendrait le danger mais il gardait au fond de lui comme une idée fixe, la certitude que le risque restait réel malgré le temps écoulé. Les événements de l’hiver dernier lui avaient donné amplement raison et Marie se reprochait amèrement depuis d’avoir failli provoquer la mort de sa petite-fille « Mais tu as rencontré Jean-Gabriel », disait-elle comme pour se faire pardonner, « Tu vois comme l’Histoire se répète. » Et en quelques semaines, Nancy en avait appris davantage sur ses grands-parents que pendant tout le reste de ses vingt-six années. Marie était intarissable, sans doute parce qu’elle avait dû garder si longtemps le silence sur sa jeunesse et son enfance dont elle n’avait, jusque-là, presque rien dit. Maintenant, elle se rattrapait avec une joie communicative. Ne se privait pas d’interrompre Nancy dans son travail les après-midi pour boire le thé et lui parler de ses parents. De ses premières années à Brest. Des dimanches quand elle avait seize ans où on prenait le bateau en famille pour aller à Quélern, puis à la plage de Trez Rouz pour pique-n****r. Et il y avait parfois des sorties avec les gens du syndicat, ses parents levaient le poing et on chantait tous en chœur.
— Ma mère me faisait lever le poing aussi. Elle était institutrice comme mon père, et comme moi plus tard, mais tout ça tu le sais bien, je radote.
Marie riait. Nancy s’étonnait d’entendre sa grand-mère parler encore avec tant d’enthousiasme de ces années trente et en particulier des pique-n****s sur le sable de Trez Rouz où elle-même, soixante-dix ans plus tard, avait bien failli mourir assassinée. Elle comprenait mieux cependant pourquoi la vieille dame s’était si fort intéressée à la thèse d’Histoire de sa petite-fille sur leur ancêtre anglais qui avait débarqué là en 1694. Évidemment, tout cela se superposait, s’embrouillait un peu parfois. L’Histoire bégayait. Marie riait encore, puis redevenait soudain plus grave en évoquant ses parents disparus, à la fin de la guerre, dans les bombardements de Brest, avant même d’avoir pu rencontrer Willy et de l’avoir accepté : « C’était difficile d’aimer un soldat allemand à cette époque. Mais je suis sûre, ma chérie, qu’ils l’auraient aimé si seulement ils l’avaient connu. » Son regard se noyait de larmes où se reflétaient les images du passé, sa voix tremblait un peu. « Tu te rends compte, les parents de Willy sont morts sous les bombes à Hambourg, et les miens, presque au même moment… Parfois, on dirait bien qu’il y a une force là-haut qui décide de tout ça. » Alors Nancy s’étonnait que l’on puisse avoir levé le poing pendant le Front Populaire et croire encore à une volonté d’en haut. Mais elle parlait d’autre chose. Promettait d’aller visiter l’enclos paroissial à Sizun où elle penserait très fort à sa Mamy. Et elle l’embrassait.
Maintenant, elle était là, recueillie devant le calvaire. Sous les voûtes fraîches, elle pensait à ses grands-parents. À elle-même et à JG aussi, se demandant quel était leur avenir à tous deux. Il était si tendre, mais si compliqué, incapable encore de penser à sa femme et ses filles sans culpabiliser.
Elle regarda l’heure et vit qu’elle devait maintenant se dépêcher un peu.
Elle était partie de Roscoff tôt le matin, après avoir débarqué du bateau qui l’avait amenée d’Angleterre dans la nuit.
La traversée avait été parfaitement calme. La nuit splendide, où on croisait des navires dans tous les sens. D’immenses pétroliers et quelques paquebots illuminés comme des buildings.
À Roscoff, elle avait trouvé la voiture de location qui l’attendait. Une belle petite Peugeot rouge, un peu voyante à son goût, mais qu’elle avait pris plaisir à conduire sur les routes étroites à travers les Monts d’Arrée.
Elle ressortit de l’enclos paroissial avec une dernière pensée attendrie pour ses grands-parents et rejoignit sa voiture sur le parking voisin. Le soleil était déjà très haut. Elle fit glisser le toit ouvrant, ravie de pouvoir profiter du ciel bleu, et démarra en direction du Faou qu’elle avait déjà repéré sur sa carte quand elle avait décidé d’éviter l’autoroute. Tout allait bien, mais une légère appréhension s’installait en elle tandis qu’elle se rapprochait de la presqu’île de Crozon. Il était déjà dix heures.
1 Lire Brume sur la Presqu’île, même collection, mêmes éditions.