La cruauté

1011 Words
Se levant lentement de sa chaise, Mady cherche désespérément quelque chose à faire enfin de pouvoir au-moins avoir quelque chose à manger pour aujourd'hui. Les yeux d’Ilona l’examinent de haut en bas comme si elle était une marchandise de mauvaise qualité. — Sérieusement, maman, pourquoi tu la laisses encore ici ? Ce parasite nous encombre ; elle fait pitié et en plus elle détruit l'atmosphère. Imagine si mes amis viennent ici ; que diront-ils en voyant cette chose ici, maman!? Viviane, occupée à mélanger quelque chose dans la marmite, hausse les épaules avec désinvolture. — Tu diras juste qu'elle est de passage, ma fille. Et aussi elle est ici parce que ton bon à rien de père a dit que personne d’autre ne veut d’elle ; comme si c’était lui qui rationnait ici chaque jour. Mari inutile qu'il est. Les mots de Viviane résonnent dans l'air comme une sentence. Alors que Mady rassemble quelques assiettes sales, Ilona s’accroupit à son niveau, son sourire cruel illuminant son visage. — Tu sais, si tu avais un minimum de dignité, tu partirais toute seule d'ici, lâche-t-elle d’une voix douce, presque chantante. Mais non, tu es trop lâche pour ça. Ne vois-tu pas qu'on ne veut pas de toi ici ? Libère le plancher, petite orpheline. Mady reste immobile, les mains serrées sur ses genoux. Elle refuse de répondre, refuse de donner à Ilona cette satisfaction de l’humilier davantage. Pourtant, à l’intérieur d’elle-même, chaque mot s’enfonce comme une lame dans son cœur meurtri. Dans ce silence pesant, elle rêve secrètement d’un monde où elle serait enfin libre de vivre sans crainte ni dédain. Un monde où Viviane et Ilona n'existeront pas. Mais elle sait bien que c'est impossible, ce monde n'est juste que dans sa tête mais ne sera jamais réel et n'existera pas. Et elle se dit qu'elle est là parce qu'elle n'a nulle part où aller, mais par-dessus tout, elle condamne le dimanche. Pour Mady, ce jour ne devrait pas exister ; sinon, ses parents seraient encore en vie et elle ne souffrirait pas ainsi car cet accident n'aurait pas pu avoir lieu. Parmi les jours de la semaine, elle déteste particulièrement le dimanche, car c'est ce jour qui a ouvert la porte à ses malheurs. Viviane pose brutalement la louche sur la table et se tourne vers elle. — Si tu veux manger ce soir, tu dois travailler. Le regard de Mady tremble. Elle sait exactement ce que cela signifie. Elle va devoir récurer le sol, laver les vêtements sales d’Ilona, courir dans la ville pour leurs courses, tout cela sous les moqueries incessantes de sa cousine. Et à la fin, peut-être aura-t-elle droit à une assiette à moitié pleine… ou pas. Ilona lui tend un chiffon, le laissant tomber devant elle comme si elle lui lançait un os. — Tu ferais mieux de commencer tout de suite, esclave. Un silence pesant suit ces mots. La gorge de Mady se serre, mais elle se lève malgré tout laissant les assiettes. Elle attrape le chiffon avec une lenteur calculée, refusant de montrer sa douleur. Pourtant, les larmes commencent à couler, incontrôlables. Elle s’accroupit et commence à frotter le sol en pleurant silencieusement, ignorant les ricanements de sa cousine qui s'amuse à la voir dans cet état. Viviane et Ilona continuent de discuter entre elles, parlant de vêtements, de soirées et d’autres choses auxquelles Mady ne pourra jamais prétendre. Elles passent délibérément là où elle a déjà nettoyé, écrasant la saleté sous leurs pieds. Mady encaisse tout cela en silence ; elle n’a plus la force de parler. Et même si elle le faisait, ça ne changera rien. — La nourriture sent bon, maman, dit Ilona, juste pour blesser Mady qui sait pertinemment qu'elle n'a pas mangé depuis un bon moment. — Et certains, je crois, vont se contenter de l’odeur sans jamais goûter au plat, rétorque Viviane en ricanant avec sa fille. Et Mady sait très bien que c'est d'elle qu'elles se moquent. Plus d’une heure passe. Lorsque Viviane et Ilona quittent enfin la cuisine après s'être bien moquées de Mady, celle-ci s’arrête, posant ses mains tremblantes sur ses genoux. Elle ne sait pas combien de temps elle pourra encore endurer cela. Parfois, elle évite même d'y penser car elle sait que c'est impossible ; cela n'arrivera jamais. Elle est condamnée à cette vie. C’est alors qu’elle entend une chaise racler contre le sol. Son oncle Antoine s’est redressé ; sa silhouette fatiguée se détache dans l’ombre. Il pose lentement sa bouteille sur la table et fixe Mady. Il semble hésitant, comme si parler lui demandait un effort surhumain. Puis, contre toute attente, il tend une main fatiguée et pose doucement ses doigts sur l'épaule de Mady. — Je suis désolé, dit-il. Elle lève les yeux, surprise par cette soudaine attention. — Tu mérites mieux, ajoute-t-il. Sa voix est rauque, comme si elle n’avait pas été utilisée depuis longtemps. Puis il se lève et disparaît dans le couloir sombre. C'est toujours comme ça avec lui ; il ne parle jamais vraiment, il ne fait que se noyer dans l'alcool. Mady reste immobile. Cette once de réconfort, même infime qu'elle soit, est peut-être tout ce qu’elle recevra aujourd’hui. Elle compte bien la garder en mémoire et se remonter le moral avec cela, même si cela ne changera rien à sa situation. Elle ne lui en veut pas ; son oncle subit lui aussi les cruautés de Viviane. Ils sont tous deux des oiseaux du même plumage, victimes d’un sort commun. Contrairement à elle, son oncle a au moins les moyens de se noyer dans l'alcool pour oublier ses peines. Elle, même pour boire un verre d'eau, doit obtenir l'autorisation de la reine mère Viviane et de sa fille diabolique Ilona ; sinon, elle risquerait d'être abattue comme un serpent traînant dans l'ombre. Pour elle , tout est souffrance, elle ne sait même pas quel jour elle a rigolé pour la dernière fois ni si elle le fera encore. Elle vit juste pour vivre mais le goût de la vie a disparue chez Madeleine LOHR.
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