Matricule 50820-2

2032 Words
Mon père, déjà, était absent lorsque j’ai vu le jour, parti on ne sait où exercer son métier de marchand ambulant. Un vrai globe-trotter, mon père. Engagé volontaire pour cinq ans à ses vingt ans, affecté au bataillon de la Martinique, il avait fait son temps aux Antilles avant de rencontrer ma mère à Angers à son retour. Un homme à femmes malgré un physique peu avantageux avec sa petite taille et ses cheveux roux. Que faisait dans cette grande ville, loin de Guérande pour l’époque, cette fille de la campagne ? Je ne l’ai jamais su parce que, chez nous, on ne posait pas ce genre de question. Probablement placée comme domestique ou journalière, telle que je l’ai connue pendant la courte période que j’ai passée avec elle. Toujours est-il que mes parents se sont mariés à Angers en 1904, puis ont entamé une vie de patachon entre Nantes, Couëron et finalement Guérande, à Poissevin dans la ferme du grand-père Guilloré. Très rapidement, ils ont commencé à se fabriquer des enfants. Je suis le troisième de la « bouée », comme on disait par chez nous. Quand la guerre a été déclarée, en août 14, mon père a été mobilisé et je ne l’ai revu que lors de ses permissions qu’il a mises à profit pour engrosser sa femme de deux autres filles avant leur séparation en 1919, peu après son retour. J’ai donc passé ces quatre années avec ma mère, mes frères et soeurs et mes grands-parents, à Poissevin. Notre vie autarcique de paysans campagnards nous a aidé à traverser cette période troublée assez sereinement, la basse-cour, le lait des vaches et les légumes du jardin ont assuré notre subsistance sans problème. J’étais ce que l’on nomme communément un enfant difficile. Dès que j’ai su marcher, j’ai commencé mes bêtises, agrémentées, si cela se peut, de crises de larmes furieuses lorsque l’on me contrariait. Le mal a empiré avec l’âge. À six ans, j’ai martyrisé les vaches dans l’étable en m’amusant à les piquer au sang avec une paire de ciseaux que j’avais empruntée dans l’ouvrage de couture de la grand-mère. Une symphonie de meuglements des pauvres bêtes affolées ! Ma mère m’a fichu une de ces roustes, mais cela ne m’a pas calmé pour autant. À sept ans, j’ai fait ma première fugue – il y en aura d’autres –, je me suis sauvé de l’école et je suis parti à pied jusqu’à Saillé, dans les marais, je m’étais mis dans la tête de rapporter du sel à la maison parce que le grand-père avait dit la veille au soir que la soupe en manquait. Un paludier, au travail dans son œillet, étonné par ma présence, m’a questionné et ramené à Poissevin. J’ai encore eu droit à la badine de noisetier que ma mère avait pris l’habitude d’utiliser en me cinglant les fesses à grand renfort de : « Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ? Rien que de la graine de vaurien ! Tiens, prends ça, et encore ça ! » Heureusement, le grand-père Guilloré m’avait à la bonne, il réussissait à obtenir de moi à peu près ce qu’il voulait contrairement à sa fille à qui j’en faisais voir de toutes les couleurs. Quant à mon père, il venait si rarement à Poissevin qu’il me semblait presque étranger et qu’il se fichait bien de mes bêtises. Mon grand-père Jacques était bilingue. Il se débrouillait avec un français plus empirique qu’académique, tel que pratiqué alors dans la région, mais il se sentait plus à l’aise avec le breton quand il s’agissait de nommer ou de décrire la flore et la faune de sa campagne. Il me régalait de ses kazeg-koad, le pic-vert, bran, le corbeau, kegin, le geai, linadenn, les orties, kaolenn, les choux, pourenn, les poireaux, et bien d’autres encore. Pendant la guerre, trop vieux pour aller au front, il s’échinait aux travaux de la ferme et consacrait nombre de dimanches après-midi à sa distraction préférée : la boule plombée qu’il pratiquait avec des hommes de son âge à la Madeleine, un gros village sur la route de Saint-Lyphard, à quelque deux kilomètres de Poissevin. Après sa sieste dominicale, le rituel était bien rodé. Il feignait de partir seul, se retournait sur le pas de la porte et me lançait : — Au fait, Joseph, p’têt ben que tu viendrais avec moi, non ? — J’arrive grand-père, je claironnais, trop content de le suivre et délesté du poids de l’inquiétude qu’il ait pu m’oublier. J’adorais l’accompagner. Je m’asseyais sur une des planches en chêne qui cloisonnaient l’aire de jeu en terre battue pour admirer les protagonistes qui faisaient preuve d’une habileté redoutable pour approcher au plus près du bihen. Car le maniement de la boule plombée est très subtil, un des plombs, le fort et, à l’antipode, le contrefort, un trou creusé dans le bois, déséquilibrent l'engin en lui donnant une trajectoire courbe difficile à maîtriser pour le néophyte. En gros, pour qu’elle aille à gauche, la technique consiste à la faire rouler – surtout ne jamais la lancer ! – à droite. Le grand-père Guilloré gagnait souvent à ce jeu-là. J’en étais fier. Il acceptait parfois de m’emmener à Guérande, dans le tombereau attelé du vieux hongre breton à robe aubère, au pas lourd et balancé. Ses affaires faites, avant le retour à Poissevin, il respectait inévitablement le même cérémonial : passage par la gare, faubourg Sainte-Anne, pour voir le train de 16 h 52 en partance pour La Baule-Escoublac. La barrière de ferraille franchie, la bride du cheval nouée à la palissade en bois, le grand-père m’entraînait rapidement vers l’entrée du bâtiment blanc à toit-terrasse en ressassant l'habituel « Allez, presse-toi un peu, il va bientôt partir ». Un jour, je devais avoir sept ans, j’ai osé lui demander : — Pourquoi tu veux toujours venir à la gare ? Il a hésité quelques secondes avant de répondre dans son français bien à lui : — Ben, quand j’étais jeune, j’aurais aimé devenir meneur de train, alors ça me plaît de voir la loco grincer et patiner au démarrage en crachant sa vapeur. Je me le suis tenu pour dit. Dans mon for intérieur, j’étais heureux d’imaginer mon grand-père capable de dompter cette machine infernale écumeuse et suante. Et puis, tout le temps qu’a duré la guerre, il « s’arrangeait » – peut-on parler de trafic ? – avec les internés du faubourg Saint-Michel, des Allemands, des Hongrois et même des Alsaciens qui étaient regroupés dans les locaux du Petit Séminaire comme potentiels ennemis de la France. Il leur fournissait des poulets de notre basse-cour en échange de menus services très mystérieux que je n’ai jamais réussi à élucider. Et pas question de lui demander d'éclaircissements, la seule fois où je m’y suis risqué, il m’a rabroué vertement en me menaçant de ne plus m’emmener, ce qui m’aurait privé de la visite à mon copain Jules, un jeune Alsacien de mon âge, comme moi prompt à faire des bêtises, avec qui j’avais sympathisé. Un soir d’hiver, en rentrant chez nous, il m’a expliqué comment reconnaître les morceaux de lune, comme je disais à l’époque. Le crépuscule laissait place à l’obscurité, le vieux hongre avançait d’un bon pas en bronchant ci et là sur le sol inégal de la route de Saint-Lyphard. — Tu vois, m’a dit soudain le grand-père, la lune est coupée en deux. C’est le premier quartier, elle va grandir de nuit en nuit pour devenir toute ronde dans une huitaine de jours. Et puis une semaine plus tard, ce sera le dernier quartier. — Comment on les reconnaît, les quartiers ? — Facile. Trace dans ta tête une ligne sur le côté ben droit de la lune, si tu peux écrire un p, alors c’est le premier, si tu peux former un d, c’est le dernier. Tu t’en rappelleras ? Je m’en suis toujours souvenu. C’est aussi à son contact que j’ai pris l’habitude de remplacer le « non » par le « point », très en usage dans la région, rehaussé du « dame » pour renforcer la réponse négative à une question incongrue. Lorsque, par jeu, je lui demandais régulièrement pour le taquiner : — Grand-père, les coqs, ils pondent des œufs ? — Dame point, es-tu bête ! Seulement les poules, réfutait-il invariablement. J’ai conservé très longtemps ce tic de langage vernaculaire. La vie s’écoulait ainsi à Poissevin, au rythme de mes fredaines, des journées d’école buissonnière, des corrections infligées par ma mère et des escapades en tombereau avec le grand-père Jacques. Jusqu’à ce jour maudit où mon père a tout bouleversé, un dimanche, au début de 1919, peu de temps après son retour de la guerre. Il avait repris ses activités de marchand ambulant, découchait souvent, ne rentrait que rarement à la maison. Ce jour-là, il a fini par avouer à ma mère qu’il avait une liaison avec une autre femme, pas très loin de Nantes, et qu’il voulait vivre avec elle. Elle a blêmi, mais elle n’a pas dit un mot. Jamais mon père n’est revenu à Poissevin. Ils ont divorcé quelques mois plus tard alors que mon destin était déjà scellé : ma mère avait profité de la situation pour se débarrasser de moi. « J’en ai par-dessus la tête de tes bêtises. Tu vas aller avec ton père », m’avait-elle asséné. Malgré son peu d’enthousiasme, il avait accepté de s’encombrer de ma personne. J’ai dû dire adieu à Poissevin et au grand-père Jacques, ours bourru au grand cœur, pour rejoindre Le Pellerin, au bord de la Loire, chez une mégère revêche dont mon père s’était amouraché. J’avais huit ans. Les Coteaux au Pellerin 1919 – 1922 La commune du Pellerin s’étire le long de la rive sud de la Loire, au nord du Pays de Retz, à quelque 20 kilomètres de Nantes. Dans ces années d’après-guerre, ancré sur un territoire de polyculture traditionnelle et juché sur un promontoire de faible altitude, le bourg vit au rythme des activités maritimes du fleuve ligérien et de l’effervescence laborieuse du quai des Coteaux, la cheville ouvrière de la batellerie locale. Agrandis et rebâtis en briques au début du siècle, les anciens ateliers de bois fourmillent de tâcherons occupés à l’entretien et la maintenance des navires. Voiliers, vapeurs et dragues de Loire, hissés sur le slip de radoub s’y refont une santé. Un tout nouvel atelier de dépannage automobile vient même d’être construit pour requinquer et remettre en état les encore rares voitures du voisinage. Nombre de compagnons du quai sont des ressortissants des proches départements de la Loire-Inférieure : des bataillons de Vendéens, Morbihannais et Finistériens ont émigré de leurs campagnes pour contribuer à l’essor de la réparation navale au Pellerin. À quelques pas, le môle à double cale en pierre de taille construit à la veille de la Grande Guerre résonne des appels et des invectives des bateliers et des nombreux pêcheurs de Loire. À l’est du quai des Coteaux émerge l’embarcadère du « ferry-boat », le Saint-Julien, qui effectue la liaison entre Le Pellerin et Couëron, sur la rive nord de la Loire. Embarcadère est d’ailleurs un bien grand mot pour un simple plan incliné de pierre qui plonge dans le fleuve. Les passagers y appareillent pour le Paradis, du nom du lieu-dit où accoste le Saint-Julien qui navigue d’une berge à l’autre en glissant le long d’une chaîne de guidage. Un bateau plat dont les deux cheminées crachent la fumée de sa machine à vapeur et sur lequel on prend pied grâce à une rampe d’accès mobile en bois manœuvrée par des câbles qui coulissent sur deux poulies. À environ un kilomètre à l’ouest du quai, le promeneur bute sur l’embouchure d’un long ouvrage creusé pour pallier les écueils de navigation sur la Loire : le canal de la Martinière. Au milieu du 18e siècle, les bateaux qui remontent le fleuve rencontrent, entre Paimboeuf et Le Pellerin, d’importantes difficultés : ils sont contraints de louvoyer dans des passes incertaines et rétrécies entre des îles sablonneuses et mouvantes qui migrent au gré des courants, certains doivent même être halés pour parvenir à franchir ces obstacles périlleux. Après une vive opposition entre les « loiristes », partisans d’un aménagement du fleuve, et les « canalistes », adeptes de la mise en service d’un canal parallèle à la Loire, le projet de creusement d’un chenal navigable entre le Carnet et la Martinière est adopté. Pendant dix ans, de 1882 à 1892, des travaux pharaoniques vont permettre de mener à bien cette entreprise. Émigrés d’Italie, de Belgique, d’Espagne, d’Autriche, des ouvriers spécialisés complètent les effectifs de Français originaires de Loire-Inférieure, du Maine-et-Loire, de Vendée, du Puy-de-Dôme, d’Alsace et de Bretagne. Ils sont maçons, tailleurs de pierres, mécaniciens, ajusteurs, chaudronniers, charpentiers ou marins. Le gros des troupes est composé de manœuvres venus en nombre des communes avoisinantes et de toute la campagne bretonne. Dotés d’un statut précaire, corvéables à merci, équipés d’un outillage succinct fait de pelles et de pioches, ils sont affectés au terrassement des abords de l’ouvrage fluvial. Ouvert à la circulation à l’automne 1892, le canal d’une quinzaine de kilomètres autorise désormais la navigation de navires de mer à fort tonnage qui contribuent à l’essor du port de Nantes. Un bassin de plus de cinq hectares attenant à l’écluse de la Martinière permet de réguler l’activité incessante grâce à la mise en attente des trois-mâts, steamers, gabares, chalands et toues qui remontent vers la Loire. Une ingénieuse machinerie à vapeur, dont la haute cheminée en briques s’impose dans le paysage, est le gage d’un fonctionnement très rapide des lourdes portes de quarante tonnes et facilite ainsi l’écoulement du trafic.
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