Après plus de vingt ans d’intense animation, le canal est fermé à la grande navigation en 1913, reste ouvert provisoirement à la batellerie jusqu’en 1921 lorsqu’il devient un cimetière où voiliers majestueux et vapeurs trapus y sont désarmés.
Un terrain de jeu sans pareil pour un gamin campagnard, téméraire et indiscipliné.
***
Je suis arrivé au Pellerin le 20 mars 1919, une semaine après l’anniversaire de mes huit ans que le grand-père Guilloré avait illuminé du dernier bonheur dont je me souvienne. Alors que j’étais sur le départ, mon père devait venir me chercher le lendemain, il m’a entraîné à l’écart et murmuré :
— Alors, Joseph, comme ça tu vas t’en aller.
— Ben…
J’ai baissé la tête sans pouvoir en dire plus. J’aurais tant aimé rester à Poissevin, quitter la campagne guérandaise m’angoissait, un saut dans l’inconnu, dans un autre monde.
— Tu es un homme maintenant, pas vrai ? a-t-il ajouté en me regardant de biais.
J’ai souri.
Il a fouillé dans la poche de son pantalon de velours marron rafistolé aux genoux avec de la toile bleue d’où il a sorti un petit paquet mal ficelé dans du papier journal.
— Tiens, pour tes huit ans, a-t-il marmonné, comme gêné, en me tendant l’objet.
— C’est quoi ? Un sucre d’orge ?
— Dame point ! Ouvre donc bécasse, tu verras ben.
J’ai déchiré d’impatience l’emballage grossier, écarquillé les yeux, incrédule, en découvrant le cadeau du grand-père. Un émerveillement. Un Coursolle. Un de ces couteaux au manche de laiton sculpté de scènes de la vie paysanne ou autre : un faucheur et un semeur sur celui que je tenais au creux d’une main tremblotante. Grande et petite lame, poinçon et tire-bouchon. Pas neuf, terni, rayé, fatigué d’avoir servi à mille usages, mais un trésor pour le gamin que j’étais. À coup sûr l’ancien couteau du grand-père. À la campagne, personne ne jette ce genre de compagnon de la vie de tous les jours. Recevoir un tel cadeau à huit ans représentait un gage de confiance, de maturité, quasiment un rite de passage à l’âge adulte. J’ai bafouillé un vague merci, le grand-père a tourné les talons sans un mot, les marques d’effusion n’étaient pas son fort, il leur préférait une réserve bourrue qui cachait mal une générosité à fleur de peau. Ce Coursolle, je l’ai gardé longtemps, il m'a été confisqué bien plus tard, très loin de Poissevin.
Elle s’appelait Louise. Mon père habitait chez elle depuis la scène mémorable du début de l’année, quand il avait annoncé à ma mère qu’il la quittait pour une autre femme. Il était venu me chercher trois semaines plus tard à la gare de Guérande où m’avait conduit le grand-père Jacques après que ma mère m’eut quasi banni de Poissevin. J’ai donc connu l’exil en train jusqu’à Couëron avec changement à La Baule-Escoublac.
— On va au Paradis, a marmonné mon père en descendant du tortillard.
— Où ça ?
— Au Paradis, a-t-il répété sans m’en dire plus, une de mes valises à la main.
Deux kilomètres à pied avant que je comprenne en apercevant, au bord de la Loire archipleine de la marée d’équinoxe, une modeste bâtisse à la façade pourvue d’une pancarte en bois défraîchie sur laquelle on déchiffrait avec peine « Café du Paradis ». Un bistrot miteux qui survivait grâce aux passagers du pompeusement nommé ferry-boat qui assurait la navette entre les deux rives du fleuve.
— J’ai soif. On va boire un coup en attendant le Saint-Julien. Un verre d’eau pour toi, une chopine pour moi.
— Le Saint-Julien, c’est quoi ?
— C’est le nom du bac qui fait la traversée jusqu’au Pellerin, a précisé mon père en ouvrant la porte du boui-boui.
Il n’y avait pas foule dans la salle enfumée, il a salué un buveur de sa connaissance et nous nous sommes attablés devant une fenêtre avec vue sur la Loire à travers des carreaux crasseux. En habitué des lieux, il n’a même pas eu à passer commande, une matrone mamelue lui a lancé du comptoir :
— Comme d’habitude, Élie ?
— Sûr ! Et un peu d’eau pour le môme.
Deux verres ballons de rouge plus tard, alors que je n’avais bu qu’une gorgée d’eau tiède, il a posé une piécette sur la table et m’a entraîné dehors au moment où la rampe d’accès du bac s’abaissait en grinçant. Une dizaine de passagers est descendue, nous sommes montés à bord en compagnie d'autres piétons, destination Le Pellerin.
La traversée n’a pas duré longtemps, mais elle m’a impressionné. C’était ma première fois hors du plancher des vaches, sur une Loire constellée de remous puissants dans un courant v*****t de reflux de marée. Le Saint-Julien, au ras de l’eau, peinait de toute la force de sa machine le long d’une chaîne de guidage. J’ai été rassuré quand nous avons accosté sur la rive sud, au milieu d’une animation débordante dans un joyeux tintamarre d’appels d’ouvriers, d’apostrophes de pêcheurs, de cris de bateliers, de claquements de vergues, de crissements de scies et de battements de marteaux. Un voilier désossé exposait son squelette de membrures sur lesquelles s’affairaient charpentiers et manœuvres à quelques pas de gabarres et de toues de Loire qui côtoyaient un vapeur à quai sur le môle. Étonné, j’ai demandé :
— On est où, là ?
— Sur le quai des Coteaux, j’habite pas très loin. Allez, viens, on en a pour deux minutes.
Quand je suis arrivé chez celle qui n’était pas encore la nouvelle femme de mon père, elle m’a reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Grande bringue maigrichonne, la quarantaine, l’air renfrogné, elle dépassait d’une tête son futur mari, plutôt petit il est vrai. J’ai murmuré un bonjour intimidé auquel elle n’a pas pris la peine de répondre.
— Alors, c’est lui ton andouille de gosse !
— Ben oui, a bafouillé mon père.
— Avec une tête de faux jeton pareille, ça promet !
J’ai pris conscience en un instant que les jours heureux avec le grand-père à Poissevin étaient bien bel et bien révolus, que mon avenir dans cette maison s’annonçait sombre et incertain. Douché par son accueil hostile je me suis demandé comment une harpie pareille avait pu séduire mon père et, du haut de mes huit ans, je me suis promis de ne pas me laisser faire, de lui faire voir de quoi j’étais capable. La mégère était veuve, mère de deux filles, son remariage avec mon père était prévu pour le mois prochain, tout juste un an après le décès de son premier époux. Ils avaient fait connaissance quand il s’était fait embaucher comme manœuvre dans les ateliers du quai des Coteaux pour radouber voiliers et autres embarcations, peu de temps avant de quitter ma mère et d’aller habiter à Couëron, devenant ainsi un abonné au Saint Julien et au bistrot du Paradis où il avait pris ses habitudes chez la grosse tenancière mafflue.
J’ai dû terminer l’année scolaire à l’école du Pellerin, parmi des gamins étrangers qui n’ont pas manqué de se moquer du nouveau venu que j’étais. Je me suis rebiffé et j’ai sympathisé avec Momo, un rouquin déluré qui n’avait pas froid aux yeux. Je n’étais pas manchot, mais à deux, c’était plus facile. Nous avons mis quelques déculottées à des audacieux qui nous défiaient après la classe, dans les chemins creux du retour. Évidemment, ces bagarres produisaient des dégâts collatéraux à nos vêtements qui me valaient des torgnoles cinglantes de la part de mon père. Celle qui était désormais ma belle-mère ne disait jamais rien, elle se fichait de moi comme de sa première chemise.
Rapidement, j’ai pris l’habitude de faire les quatre cents coups avec Momo. Notre fréquentation de l’école est devenue épisodique malgré les avertissements et les mises en garde de l’instituteur, pas avare de ses punitions. Lorsque l’envie nous en prenait, nous dissimulions nos cartables dans une cache secrète et nous partions à l’aventure, le nez au vent et les mains dans les poches. Nos pas nous amenaient aux abords de fermes isolées dans lesquelles nous avons commencé à commettre de menus larcins : outils oubliés dans les remises ou œufs des poulaillers que nous fricassions en omelette sur des feux de bois quand nos estomacs criaient famine. Forts de notre audace, nous nous sommes rapprochés du bourg en continuant à dérober ce qui nous paraissait digne d’intérêt. Forcément, nous avons fini par être repérés et les plaintes n’ont pas tardé à se multiplier auprès de nos pères respectifs. À cette époque, ces affaires se réglaient à l’amiable et en famille, le recours à la gendarmerie était exceptionnel. Cela m’a donc valu plusieurs raclées supplémentaires bien senties, à coup de ceinture de cuir parfois.
Vers l’âge de dix ans, ont commencé mes « fugues maritimes » en compagnie de Momo qui m’avait fait découvrir l’endroit rêvé pour des escapades buissonnières. Nous prenions la poudre d’escampette au bout du quai des Coteaux, poursuivions notre route vers l’aval de la Loire par des chemins boueux et défoncés pour atteindre notre but : le canal de la Martinière devenu cimetière à bateaux depuis peu. Une aubaine ! Vieux voiliers côtoyaient anciens vapeurs et antiques barcasses dans le grand bassin en amont de l’écluse et sur les rives du canal, à perte de vue. L’élégante cheminée en briques de la machinerie, sémaphore aveugle et désormais non-fumeur, nous servait de point de repère incontournable dans le paysage. Nous occupions nos journées fugueuses sur les ponts d’anciens voiliers, grimés en pirates, écumeurs de mers et d’océans, sabres de bois au clair pour la prise d’assaut d’imaginaires galions chargés d’or. Fauches et rapines dans les potagers et les poulaillers des fermes avoisinantes assuraient l’ordinaire et la nourriture de l’équipage. Parfois, nous poussions l’audace jusqu’à dormir dans la cabine caduque du capitaine, bercés par le cliquetis des haubans les nuits de grand vent. Inutile de dire que le retour matinal à la maison m’exposait à une réception musclée qui me valait des bleus paternels sur les fesses et les pommettes.
Mes jours s'écoulaient ainsi entre équipées fugueuses et scènes familiales orageuses lorsque Marie a commencé à faire des siennes. La cadette des filles de ma belle-mère s’est employée à détraquer ma vie. Elle avait douze ans quand j’ai fait sa connaissance, exilé contraint et forcé au Pellerin. Une brunette à queue de cheval, plutôt insignifiante, l’air d’une sainte-nitouche au regard fuyant. Trois ans plus tard, lors de mes exploits avec Momo, elle avait bien changé. Discrètement d’abord, puis ouvertement ensuite, elle a entamé un jeu malsain d’adolescente qui a complètement perturbé ma libido naissante, a perverti durablement ma relation aux femmes, a définitivement fait de moi un être à part. Son manège a débuté par des encouragements à tripoter son corps juvénile quand nous nous retrouvions seuls à la maison et s’est poursuivi par des attouchements intimes qu’elle prenait un malin plaisir à pousser à l’extrême. Elle se blottissait contre moi, me comblait de caresses expertes qui me submergeaient et dont je me demandais où elle les avait apprises. Elle me mettait le feu au sang avant de s’esquiver en me gratifiant d’un « Non mais, qu’est-ce que tu allais t’imaginer ? Tu n’es qu’un gamin ». À chaque fois, je devais ravaler ma frustration en maudissant toutes les filles de la terre. Un jour, quand je serai plus vieux, j’aurai ma vengeance, je me le promettais. Marie avait quinze ans, elle avait fait disjoncter quelque chose dans mon cerveau.
J’avais onze ans et ma vie allait à nouveau basculer.
Paimboeuf
1922
En ces années d’après-guerre, Paimboeuf est une sous-préfecture de Loire-Inférieure, chef-lieu d’arrondissement, où siège un tribunal de première instance chargé, entre autres responsabilités, de prononcer les jugements relatifs à l’admission des pupilles au sein de l’Assistance publique dont, notamment, les enfants moralement abandonnés. Pour ceux-ci, à l’issue du processus, la rupture devient alors définitive avec ses parents, toute communication est abolie, père et mère sont dessaisis de leurs prérogatives éducatives. Le pupille est immatriculé, envoyé à l’hospice en attendant son premier placement – tous seront secrets – généralement comme domestique agricole, concrétisant l’abandon qui ne peut désormais être invalidé.
Ainsi cette demande déposée en juin 1922 auprès de l’inspection de l’Assistance publique par Élie Ollivier, résidant aux Coteaux, commune du Pellerin, au chômage pour cause de santé, concernant son fils Joseph, né le 13 mars 1911 à Guérande, enfant difficile, mauvais caractère, v*****t et insolent, est-il noté sur le formulaire de dépôt :
Je reçois journellement des plaintes des habitants de ma commune au sujet de mon enfant Joseph âgé de onze ans qui commet des larcins de toutes sortes. Au lieu de fréquenter l’école, il vagabonde et ne rentre à la maison que très tard le soir, souvent déguenillé et très sale. Malgré toutes les réprimandes très sévères que je lui adresse et même les moyens de correction que j’ai quelquefois employés à son égard, je ne puis arriver à me faire obéir.
Dans ces conditions, je ne puis le garder plus longtemps chez moi où il est souvent cause de querelles de ménage et l’objet de mauvais exemple pour ses sœurs.
En conséquence, je l’abandonne à l’Assistance publique et je déclare renoncer aux droits de garde et de puissance paternelle que j’exerce sur mon fils Ollivier Joseph Jacques Marie né le 13 mars 1911 à Guérande.
Aussitôt acceptée, cette demande fait l’objet d’une communication datée du même jour au président du tribunal civil de Nantes :