1 – Mardi 1er septembre
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Mardi 1er septembreL’affluence était celle d’un soir de début de semaine : des habitués venus s’alcooliser en solo, d’autres engageant une relation plus ou moins éphémère avec les hôtesses. Quelques couples devisaient à voix basse et prenaient un verre après une séance de cinéma ou avant de partir en boîte.
À vingt-trois heures, Marc Renard poussa la porte du Blue Moon et repéra un tabouret libre au comptoir. Ce soir-là, Mimi assurait encore le service. Depuis l’ouverture de leur bar de nuit, dans le Vieux Rennes, aux abords de la cathédrale, lui et Jeannot, son associé et ami de cœur, avaient plutôt bien réussi. Le décor s’inspirait d’un club de jazz des années cinquante. Des lampes posées sur les tables basses diffusaient une lumière tamisée, et des portraits des as du saxo et de la clarinette ornaient les murs. Mimi excellait dans la fabrication de cocktails dont il gardait farouchement le secret ; Jeannot se réservait la partie finances et, à l’occasion, remplaçait Mimi au bar, histoire de ne pas perdre la main. Au physique, les deux compères se ressemblaient comme deux gouttes de gin : petits, maigres, un visage en lame de rasoir et la même longue mèche – brune pour Mimi, blonde pour Jeannot – rabattue sur le dessus du crâne pour cacher une calvitie plus que naissante. À eux deux, ils dépassaient à peine le quintal. Comme leur gabarit de criquet ne leur permettait pas de ramener à la raison ceux que l’alcool aurait eu tendance à rendre belliqueux, ils avaient embauché une montagne de muscles, Molok, un black de cent trente kilos, pour assurer le service de sécurité. Le mastard campait toujours au même endroit, non loin de la porte d’entrée. Dans la salle s’affairaient les deux hôtesses en tenue ad hoc : minijupes au ras des fesses, et, à l’étage supérieur, décolleté avec vue plongeante sur des seins siliconés. Leur rôle était celui traditionnellement dévolu à ce type de lieu : vérifier que la consommation d’alcool de la clientèle mâle ne subissait pas de baisse de régime. Parfois, après l’inévitable marchandage financier, leurs prestations excédaient le simple flirt plus ou moins coquin autour d’un verre. Sullivan, le pianiste, complétait le personnel du Blue Moon. Métis, il se prétendait originaire de La Nouvelle-Orléans, ce que personne ne s’était jamais donné la peine de vérifier. Pour l’heure, il jouait du Fats Domino.
Marc Renard refusa la carte des cocktails que lui tendait Mimi et demanda un simple bourbon. D’un geste, il fit comprendre à une des deux filles qui déjà s’approchait qu’il n’avait pas besoin de compagnie. Ce qui l’intéressait se passait dans l’arrière-salle, et il aurait besoin de l’aide de Jeannot. Dans le passé, il lui avait retiré une épine du pied, et celui-ci saurait se montrer reconnaissant. Renard trempa ses lèvres dans son verre de bourbon qu’il buvait sec. Lorsque la porte s’ouvrait, il lançait un coup d’œil en direction de l’entrée. Jusqu’à présent, aucun des nouveaux arrivants ne correspondait à l’homme qu’il attendait. À vingt-trois heures trente, il envisageait de commander un deuxième verre quand il se raidit. Son client entrait au Blue Moon. Après un rapide hochement de tête en direction du bar, d’un pas décidé, il slaloma entre les tables. Bientôt, la masse imposante de Molok se porta à sa hauteur et l’escorta. Les deux hommes s’approchèrent d’une tenture mauve qui recouvrait un recoin du mur au fond de la salle. Le videur se tourna vers le bar, guettant un signe d’intelligence de Mimi. Celui-ci leva discrètement le pouce. Alors Molok écarta le rideau et entrouvrit la porte qu’il dissimulait. L’homme s’engouffra dans l’ouverture et disparut.
Renard n’avait rien perdu du manège.
— Jeannot est dans son bureau ?
— À cette heure, où veux-tu qu’il soit ? répondit Mimi de son habituelle voix ténue.
Renard descendit de son siège et ne put retenir une grimace. Sa jambe gauche le faisait toujours un peu souffrir. Il emprunta un escalier en colimaçon qui tournicotait près du comptoir. Parvenu à l’étage, il suivit un couloir étroit et vieillot, chichement éclairé, jusqu’à une porte où était inscrit en lettres dorées « DIRECTION GÉNÉRALE », ce qui lui arracha un sourire. Il frappa, et, après quelques secondes, apparut la moitié d’un visage chafouin qui n’avait pas dû voir le soleil depuis longtemps.
— Bonsoir, dit Marc Renard en poussant la porte.
Il pointa le doigt sur Jeannot qu’il dépassait d’une bonne tête.
— Dis donc, tu devrais partir en vacances ! Tu as mauvaise mine.
L’autre haussa les épaules.
— Des vacances, dans mon métier ! Mon pauvre vieux ! On ne voit pas le jour, dans tous les sens du terme. Bon, si ça peut te rassurer, avec Mimi on va quand même couper un peu. On a un projet de séjour sur l’île Maurice.
— Eh ! Les affaires ne marchent pas si mal !
— Tu n’y es pas. Ce sera notre voyage de noces. Mimi m’a dit oui. On va bientôt se marier.
— Félicitations !
— Merci. Non, sans blague, on veut se poser. Ça devient de plus en plus dur. Primo, ça picole moins because tous ces contrôles à la con. Et, côté cul, il leur en faut toujours plus. C’est pas un petit striptease qui va satisfaire leur libido. Tu comprends, avec tout ce qu’ils peuvent mater sur Internet, ça fait marcher leur ciboulot et excite leurs neurones. J’ose pas te raconter ce que deux tordus voulaient faire aux filles, il y a une semaine ! Molok les a foutus dehors, eh bien, ils sont revenus à la charge trois soirs de suite, obligé à chaque fois de les virer avec pertes et fracas. Ah ! J’te jure ! Y en a qui ont la caboche dure !
— Que veux-tu, la mère des cons, elle est toujours enceinte !
Renard s’assit face au maigrichon. Ses problèmes de gestion ne l’intéressaient pas.
— Écoute-moi bien, Jeannot. Mon client vient d’arriver. Tu sais de qui il s’agit. Je n’ai pas envie de passer la nuit ici, même si j’apprécie le confort de ta boîte. Demain, tu m’appelles et me racontes. Je veux savoir comment tout s’est déroulé. Je ne te demande pas de bigophoner à la première heure, tu as le droit de vivre. Vers midi, ça suffira.
Jeannot approuva.
— OK, Marc, tu auras mon rapport. Je compte sur ta discrétion. Tu sais, je prends de gros risques. Je pourrais perdre tout mon crédit, tu vois, rapport à ma clientèle…
Jeannot laissa passer un moment, avec un regard en coin vers Renard qui ne se donna pas la peine de répondre.
— Bon. À part ça, la santé ? reprit enfin le gnome.
Une sonnerie retentit et Marc Renard prit son téléphone portable. Encore le même numéro. Celui ou celle qui en était titulaire avait déjà essayé de le joindre à plusieurs reprises sans laisser de message.
— Tu permets ?
Jeannot eut un geste fataliste. Renard approcha l’appareil de l’oreille.
— Non, il n’est pas trop tard, je vous écoute.
Au bout de quelques instants, il répondit :
— Oui, je m’occupe de ce genre d’affaires. Pour le moment, je ne suis pas disponible. Laissez-moi vos coordonnées, je vous rappelle demain.
Renard sortit un carnet de sa poche intérieure et griffonna quelques renseignements. Puis il ajouta, durcissant le ton :
— Mais oui, vous pouvez avoir confiance en moi !
Il ferma son téléphone et regarda Jeannot.
— Je traîne encore un peu la jambe en fin de journée. D’ici peu, ça devrait se tasser.
Jeannot loucha sur la fine cicatrice qui barrait la joue gauche de Marc Renard.
— C’est tout le mal que je te souhaite. Tu as consommé en bas ?
— Un truc made in Kentucky.
Jeannot arbora un sourire rusé et fit pivoter son fauteuil. Le geste preste, il ouvrit la porte d’une armoire, en sortit une flasque argentée. Il remplit deux petits verres du liquide ambré.
— Goûte-moi ça ! À ta journée qui se termine et à ma nuit qui commence !