Lettre II
ANATOLE DE CÉSANE AU CHEVALIER CHARLES D’ÉPIVAL.
Beauvoir, février 1786
Après une bien longue course, me voici au but. Je suis arrivé hier soir à Beauvoir, mon cher Charles ; j’ai enfin jeté l’ancre sur la rive natale. Si tu n’étais pas mon ami, le plus sensible et le meilleur des hommes, je pourrais me dispenser de te rendre compte de ma réception dans une famille qui bientôt sera la tienne. Mais il ne me suffit pas d’être heureux : il faut encore que tu le saches.
L’impatience où j’étais ne me permit pas, comme tu peux croire, de séjourner en route. De Rennes à Beauvoir je ne suis pas descendu de voiture. La vue de la Loire est la première sensation vive que j’aie éprouvée. Toi-même, Charles, tu auras quelque peine à te figurer mon ravissement, quand je me retrouvai sur les bords de cette rivière, témoin des jeux de mon enfance. Une foule de souvenirs vinrent assiéger ma mémoire ; quinze ans de ma vie disparurent ; je me reportai à cet âge où la conscience du bonheur manque seule à sa réalité. Le cours lent et majestueux de ce beau fleuve portait insensiblement dans mon cœur, trop longtemps bouleversé par l’orage des passions, le calme qui régnait à sa surface. Mes idées, toujours trop ardentes, prenaient quelque chose de la régularité de son cours.
Je côtoyais la Loire dans cette douce situation d’esprit, jusqu’à ce que j’eusse découvert les tours de la ville de Blois. Dès-lors mon agitation devint insupportable ; je ne pouvais ni contenir ma pensée, ni arrêter mon imagination qui me devançait. J’étais à cinq petites lieues de ma famille : dix ans s’étaient passés depuis l’adieu du départ. Chaque pas que je faisais sur cette levée qui conduit de Blois à Beauvoir, sur la rive gauche de la Loire, me rappelait quelque souvenir de mon enfance. Il n’y avait pas un seul des châteaux qui embellissent ses rives qui ne retraçât à ma mémoire quelques-uns des premiers évènements de ma vie. Enfin, je découvris le toit paternel, et je sentis tressaillir mon cœur. Cette émotion devenait plus violente à mesure que j’approchais. Je ne respirais plus ; j’étouffais. La voiture entra enfin dans la cour du château.
Tu n’exiges pas, mon ami, que je te décrive ce que je sentis en pressant mon père entre mes bras, en embrassant ma sœur. Aucune expression ne peut rendre une situation pareille. Notre conversation pendant la première heure n’occuperait pas quatre lignes. Mon père ! mon fils ! mon frère ! ma sœur ! Des soupirs… des pleurs… des embrassements… de douces étreintes… Voilà tout.
Je me suis levé de bonne heure pour t’écrire ; mais j’ai affaire à des gens matineux. J’entends déjà que l’on rôde autour de ma chambre. Adieu, mon ami, à demain !