Lettre III

452 Words
Lettre III LE MÊME AU MÊME. Beauvoir, février 1786 J’ai trouvé mon père bien changé : comme la vieillesse, comme les chagrins ont sillonné ses traits vénérables ! Ma vue a rouvert une blessure que le temps avait cicatrisée. En retrouvant son fils, le vivant portrait d’une épouse adorée, il a cru perdre une seconde fois ma mère ; et j’ai pu m’apercevoir qu’elles n’étaient pas toutes de joie, les larmes qui coulaient de ses yeux. Dix années ont à peine effleuré la beauté de madame de Clénord. Je l’ai revue telle que son image était restée dans mon cœur. Absorbé pour ainsi dire dans la contemplation muette de mon père et de ma sœur, je n’avais point encore jeté les yeux autour de moi : juge de ma surprise en apercevant, à l’autre extrémité du salon, une jeune personne d’une physionomie ravissante, appuyée sur un clavecin, et qui, toute en pleurs, semblait partager les transports dont elle était témoin. « Ma fille, dit madame de Clénord, venez embrasser votre oncle. – Quoi ! ta fille ! – Oui, Cécile, ta nièce, ta filleule. – Elle était si petite quand je partis ! – Elle avait cinq ans, elle en a quinze. Tu la trouvais si jolie ! Sans compliment, comment la trouves-tu ? » Je me défie de mes premières impressions ; j’ai répondu froidement que je la trouvais charmante. Cécile me présenta ensuite son frère, le petit Albert que j’avais laissé au berceau, et qui semble déjà vouloir se mesurer avec moi. Imagine toute la naïveté de mon étonnement : il faut avoir passé dix ans loin de ceux qu’on aime, et les retrouver tout à coup pour se faire une juste idée de l’espace que ce laps de temps occupe dans la vie. Il ne me reste à te faire connaître de toute la famille, que madame de Neuville, cette autre sœur, dont tu prétends quelquefois que je veux te rendre amoureux. Comme elle n’est pas ici pour le moment, et que je crois sa présence plus propre que son éloge à réaliser l’intention que tu me supposes, je ne t’en parlerai pas aujourd’hui. Félicite-moi, mon cher Charles. Je crois avoir atteint, à vingt-six ans, ce but que la plupart des hommes essaient vainement de toucher avant la vieillesse. Mes folies m’ont rendu sage, et mes erreurs m’ont dégoûté des passions. Je vois s’ouvrir devant moi une carrière de paix, de simplicité, de bonheur, où je prends désormais pour guides la nature et l’amitié. Je t’écris à mon réveil, après la plus douce des nuits : elle est unique dans l’histoire de ma vie, comme le jour qui l’a précédée. Songe, mon ami, qu’il ne me manque plus ici que toi, et que tu es comptable à ton propre cœur des maux que ton absence fait souffrir au mien. Embrasse pour moi ton frère. Il est un peu rude au premier abord. C’est le diamant sous son enveloppe grossière. Il est bon : cela vaut mieux que d’être poli.
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