Éric
Le matin s’étire, sans lumière réelle.
Ou peut-être est-ce moi, qui ne parviens plus à la voir.
Le soleil se lève au dehors, et moi, je reste prisonnier d’une obscurité intérieure. Une obscurité qui n’a rien à voir avec la nuit.
Je me réveille dans ses draps, nu, encore brûlant d’elle.
La chambre est étrangement silencieuse.
Un silence lourd, menaçant, saturé d’absences.
Elle n’est plus là.
Je tends la main, cherchant son corps, son souffle, un signe mais mes doigts n’effleurent que des draps froids.
Depuis combien de temps est-elle partie ?
A-t-elle même dormi à mes côtés ? Ou ai-je seulement rêvé sa présence, son odeur, sa peau contre la mienne ?
Je me lève, les jambes engourdies, la tête noyée dans un brouillard sans nom.
Je me sens comme un naufragé retrouvé sur une plage inconnue, trop loin de tout repère.
Je me déteste un peu.
Je l’aime trop.
Mes vêtements sont éparpillés dans la pièce.
Comme si elle les avait jetés partout avec méthode, avec ce mélange de dédain et de soin qui lui est propre.
Chaque bouton défait, chaque chaussette égarée raconte une histoire que je refuse de lire.
Ce n’est pas une histoire d’amour.
C’est une histoire de pouvoir, de domination silencieuse.
Je finis par retrouver mon tee-shirt au pied du lit. Le pantalon repose dans un coin, froissé.
Je m’habille lentement, comme un homme qui a survécu à un accident mais ne sait pas encore s’il est vivant.
Chaque geste me semble étranger, chaque souffle me semble volé.
Dans la cuisine, elle est là.
Assise, immobile.
Plongée dans un dossier qu’elle semble dévorer, un café fumant à la main.
Elle porte une chemise trop grande pour elle la mienne sans doute.
Ses cheveux sont attachés en une queue basse, un peu lâche, et ses lunettes glissent lentement sur son nez fin.
Rien dans son corps ne rappelle la nuit passée.
Rien, à part ce calme inhumain.
Elle ne me regarde pas.
Ne me salue pas.
Elle tourne une page, boit une gorgée.
Je reste figé dans l’encadrement de la porte, incapable de bouger.
Je ne sais pas quoi dire.
C’est absurde.
On a dormi ensemble.
J’ai gémi son nom.
J’ai prié dans son cou.
Et là, dans son salon, je me sens comme un étranger.
Non.
Pas un étranger.
Un intrus toléré, un accessoire inutile.
— Tu veux du café ? demande-t-elle, sans lever les yeux de ses papiers.
Je hoche la tête, puis réalise qu’elle ne me voit pas.
Je murmure :
— Oui, je veux bien…
Elle se lève, va vers la machine, prépare une tasse.
En silence.
Sans un geste pour moi.
Comme si elle servait une connaissance distante, un collègue d’un autre étage.
Je la regarde faire.
Chaque geste est précis, froid, calculé.
Comme si elle voulait m’enseigner une leçon : je ne suis rien ici.
Elle me tend le mug sans un sourire.
— Merci, dis-je.
Elle retourne à son dossier, et moi, je reste là, immobile, hypnotisé par son indifférence.
Un vertige m’assaille.
J’ai l’impression d’être enfermé dans un rêve dont je ne trouve pas la sortie.
Hier, elle m’avalait tout entier, corps et âme.
Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un souvenir en sursis.
— Jade…
Ma voix est rauque, presque étranglée.
Elle lève les yeux.
Pas un souffle de tendresse.
Pas une étincelle de chaleur.
Juste une attention mécanique, un regard détaché.
— Oui ? demande-t-elle, lasse.
Je cherche mes mots, mais ils s’échappent.
Je voudrais lui dire :
« Qu’est-ce qu’on est, nous ? »
« Pourquoi tu fais ça ? »
« Est-ce que tu ressens quelque chose, toi aussi ? »
Mais tout ce que je peux sortir est plus simple. Plus laid. Plus vrai :
— Tu vas faire ça à chaque fois ?
Un sourire effleure ses lèvres.
Un sourire ironique, inquiétant, presque cruel.
— Faire quoi, exactement ?
répond-elle, sans me quitter des yeux.
— Me prendre… comme tu veux.
Me jeter… sans un mot.
Et ensuite me regarder comme si rien ne s’était passé.
Elle repose son stylo.
Croise les bras.
Me fixe enfin, droit dans les yeux.
— Est-ce que tu préfères que je fasse semblant ?
Que je joue la comédie ?
Que je te dise : « C’était magique, Éric, j’ai tellement aimé être contre toi » ?
Tu veux ça ?
Je baisse les yeux, honteux.
— Non.
Je veux juste… savoir si je compte.
Un silence pesant.
Puis, d’une voix plate, presque lasse :
— Tu comptes.
Elle laisse échapper un soupir.
— Mais pas comme tu voudrais.
Un frisson me traverse, plus froid que la nuit.
Elle se lève.
S’approche de moi, lentement.
Je m’attends à ce qu’elle me prenne dans ses bras.
À ce qu’elle m’embrasse.
Mais non.
Elle me frôle simplement.
Son épaule effleure la mienne.
Et ce contact, si léger, me consume plus que mille caresses.
— Tu n’es pas ici pour qu’on t’aime, Éric.
Elle s’arrête, murmure près de mon oreille :
— Tu es ici parce que tu as besoin de te perdre.
Elle a raison.
Je ne veux pas être aimé.
Je veux être vidé.
Brisé.
Réduit à rien.
Parce que ce rien, c’est encore plus vrai que tout ce que j’ai construit.
Je repars plus tard, sans qu’elle me dise au revoir.
Elle est retournée à ses dossiers, à son café, à sa chemise trop grande.
Moi, je claque la porte doucement derrière moi.
Et en sortant dans la lumière du matin, je réalise que j’ai oublié mes chaussettes.
Je n’y retourne pas.
Je laisse ça là.
Comme une offrande ridicule.
Dans la rue, sous le ciel pâle, je sens quelque chose se fissurer en moi.
Je deviens un homme qu’elle fabrique.
Un homme sans boussole.
Un homme qui préfère la brûlure au vide.
Un homme… à elle.