Éric
Je suis rentré chez moi.
Clara dormait encore. La maison était silencieuse, paisible. J’ai refermé la porte sans bruit, retiré mes chaussures, traversé le couloir comme un voleur. Direction la salle de bain. J’ai allumé la lumière, les yeux plissés. Le miroir a reflété un homme que je ne reconnais plus.
J’ai pris une douche brûlante. Comme si je pouvais laver quelque chose. La sueur. Le souvenir. L’odeur de sa peau. Mais la brûlure, ce n’est pas celle de l’eau. C’est celle qu’elle a laissée. Sur ma peau. Dans mon ventre. Sous mes paupières.
Je suis resté longtemps sous le jet, les mains contre le carrelage froid, les yeux fermés. L’eau me tombait dessus comme un châtiment. Et dans ma tête, encore et encore : sa voix, ses gestes, son corps tordu autour du mien, son souffle qui disait tout ce qu’elle refusait d’avouer. La façon dont elle me regardait, comme si j’étais à la fois l’arme et la cible.
Je suis sorti , trempé , engourdi , vide.
Je me suis habillé lentement, comme on se recompose après une tempête. J’ai refait le lit de la normalité. J’ai remis le costume du mari fidèle. J’ai rechargé le masque.
Clara m’a embrassé sur la joue au petit déjeuner. Elle m’a demandé si j’avais bien dormi chez « le collègue ».
Je n’ai pas menti , pas vraiment. J’ai juste souri.
— Pas beaucoup dormi, non.
Elle a ri. Elle a cru que je faisais de l’humour. Elle n’a rien vu. Ou elle n’a pas voulu voir.
Ma fille est arrivée, encore en pyjama, les cheveux ébouriffés, une peluche sous le bras. Elle m’a sauté dans les bras avec un cri de joie. J’ai failli pleurer.
Parce qu’elle, au moins, elle est vraie.
Elle ne me demande pas de mensonges. Elle ne me dissèque pas. Elle ne me pousse pas à trahir tout ce que je suis.
Et pourtant… c’est pour Jade que mon cœur bat plus fort.
C’est sa main que je cherche quand je suis seul. C’est sa voix que j’entends dans le silence. C’est son rire qui revient me perforer le crâne.
C’est elle que je respire.
Et ça me ronge.
Au bureau, tout me semble fade.
Les murs sont gris. Les visages sont flous. Les réunions deviennent des parodies. Je parle sans m’entendre. Mes propres phrases me paraissent étrangères.
Je m’égare en pleine présentation. Je bloque sur un mot. Mon collègue me regarde, perplexe. Je bredouille une excuse nuit blanche, migraine, trop de café.
Mais la vérité, c’est que j’ai un vide dans la poitrine.
Pas un vide triste. Non. Un vide obsédant.
Un vide modelé à son image. La forme exacte de son absence. Une faille brûlante que rien ne comble.
Je regarde mon téléphone vingt fois. Pas un message. Pas un appel. Pas un mot.
Rien.
Elle est comme ça, Jade. Elle donne tout d’un coup, puis elle disparaît. Elle te fait croire que tu existes, et quand tu tends la main, elle n’est déjà plus là.
Et moi, je suis là, devant la porte close, à espérer, comme un imbécile, qu’elle s’ouvre de nouveau.
Je sais ce que je devrais faire. Couper. Oublier. Me recentrer. Me rappeler qui je suis, ce que j’ai, ce que je risque.
Mais même quand je ne suis pas avec elle… je suis encore en elle.
Même son absence a sa forme. Sa densité. Son odeur.
Je pense à la dernière chose qu’elle m’a dite, juste avant que je parte : « Tu comptes. Mais pas comme tu voudrais. »
Et cette phrase est devenue un poison. Parce qu’elle contient tout.
Le rejet.
Le désir.
L’impossible.
Le soir, Clara parle. Elle parle beaucoup. De choses simples. La rentrée de l’école, les vacances qu’il faudrait réserver, un dîner avec ses parents. Je réponds. Je hoche la tête. Je souris. Mais je suis ailleurs.
Dans un appartement sombre. Dans un lit en désordre. Dans ses draps. Dans ses griffures.
Et surtout, dans ses silences.
Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit qui me hante. C’est ce qu’elle n’a pas dit.
Ce regard qu’elle a eu quand j’ai voulu savoir. Ce soupir retenu. Ce demi-sourire cruel. Elle sait doser. Elle donne, elle retire. Elle offre, elle détruit.
Et moi, bien sûr, je suis resté.
Parce que c’est ça, le plus dangereux avec elle. Ce n’est pas qu’elle me rejette.
C’est qu’elle me laisse juste assez pour espérer.
Et je suis accro à cet espoir.
Vers minuit, je me relève. Clara dort déjà. Son souffle régulier emplit la chambre. Je sors, pieds nus, sans bruit, comme un fantôme.
Je vais jusqu’au salon. J’allume seulement la petite lampe de chevet. Je m’assois. Je prends mon téléphone.
Je l’ouvre. Je fixe l’écran.
Je pourrais lui écrire. Lui dire que je pense à elle. Que je veux la revoir. Que je suis en train de devenir fou.
Mais je ne tape rien.
Pas un mot.
Je vais sur ses réseaux. Rien. Pas une photo. Pas un post. Pas une story. Rien depuis des jours. Peut-être même des semaines.
Elle sait se cacher. Elle le fait bien.
Et moi, je suis là, en manque. Comme un drogué. Le manque, c’est physique maintenant. J’ai mal. J’ai chaud. J’ai froid. J’ai la nausée.
Je revis chaque geste, chaque instant.
Ses mains sur mon torse. Ses ongles dans mon dos. Sa bouche contre mon cou. Sa voix , mon Dieu, sa voix qui me disait des choses terribles , et belles ,et inacceptables.
Je repense à la façon dont elle me regarde après. Comme si elle regrettait tout. Comme si elle me détestait.
Et moi, je suis là à la supplier de recommencer.
À m’offrir à elle, même s’il ne reste plus rien à offrir.
Je retourne me coucher.
Je m’allonge. Je fixe le plafond.
Je pense à ses mains. À sa peau. À cette façon qu’elle a de m’effacer quand je commence à exister.
Elle est cruelle.
Mais ce n’est pas sa cruauté qui me détruit.
C’est ma dépendance.
C’est le goût qu’elle laisse.
Pas un goût sucré. Ni amer. Un goût qu’on ne reconnaît pas. Un goût qui obsède. Qui réveille la nuit. Qui te fait mentir sans raison.
Le goût du manque.
Le goût de Jade.
Et je crois… que je ne veux plus m’en défaire.
Même si ça me coûte tout.