Éric
Je suis resté à genoux longtemps, même après qu’elle se soit reculée, même après qu’elle ait disparu dans la salle de bain une nouvelle fois. Le sol est froid, mon dos est tendu, mes cuisses me brûlent. Mais je n’ai pas bougé.
Parce qu’à ce moment précis, quelque chose en moi a cédé. Un fil. Une ligne.
Une idée que je m’accrochais encore à un semblant de contrôle.
C’est fini.
Jade ne me prend pas.
Elle m’envahit. Elle me dévore. Elle me dissout jusqu’à ce que je ne sois plus qu’un écho d’homme, un reflet dans ses yeux, un souffle suspendu à ses lèvres.
Il y avait encore en moi, jusqu’à ce soir, une part de résistance. Minuscule. Têtue. Une voix qui disait : Tu peux te retirer. Tu peux arrêter ça.
Mais elle s’est tue. Elle est morte. Supprimée par la caresse de ses ongles, par la morsure de ses silences, par ce regard qui ne flanche jamais.
Quand elle revient, elle est vêtue d’un peignoir de soie noire, les cheveux attachés négligemment, quelques mèches tombant sur ses tempes comme si elle avait été sculptée dans la provocation.
Elle marche pieds nus sur le tapis, tranquille, souveraine. Elle sent encore le sexe et l’orage.
Elle me regarde sans mot dire, penche légèrement la tête, amusée.
— Tu es encore là ?
Je hoche la tête. Je ne peux même pas parler.
Ma gorge est sèche, mon cœur cogne trop vite, et dans mes oreilles, il n’y a que l’écho de sa voix, de ses soupirs, de sa peau contre la mienne.
— Debout. On va parler un peu.
Je me relève. Mes jambes protestent, engourdies. J’ai l’impression d’être un soldat abattu qui tente de se tenir droit sous le regard du général. Je chancelle presque.
Elle se pose sur le fauteuil, les jambes croisées, un verre à la main. Un liquide ambré du whisky peut-être tourne lentement dans son verre. Elle joue avec la lumière du lustre au plafond, comme si tout ici n’était qu’un théâtre. Et moi, l’acteur tremblant qui ignore encore son rôle.
Moi, je reste debout devant elle.
J’ai l’impression d’être un enfant attendant un verdict. Ou un prisonnier. Un amant puni.
Ses yeux me détaillent de haut en bas, lentement.
Elle sourit, un sourire très lent, très calme. Presque tendre. Ce qui me glace, paradoxalement. Parce que je sais que rien, chez elle, n’est jamais tendre sans une intention. Et si elle est douce, c’est que l’orage vient.
— Tu t’es bien donné, murmure-t-elle.
Sa voix est un murmure qui s’infiltre en moi comme un poison lent.
— Je crois que tu avais besoin de ça.
Je baisse les yeux. J’ai honte. Mais de quoi exactement ? D’avoir joui dans ses mains, de m’être mis à genoux, ou d’en avoir redemandé en silence ?
— Tu penses que c’est moi qui t’utilise, hein ?
Je fronce légèrement les sourcils. Je ne sais pas si c’est une question rhétorique ou si elle attend vraiment une réponse. Mais je reste muet.
Elle lève son verre à ses lèvres, boit une gorgée.
Puis le repose sur l’accoudoir. Elle s’étire légèrement, les jambes toujours croisées, le peignoir entrouvert laissant entrevoir une parcelle de cuisse nue.
Ce n’est pas accidentel. C’est une guerre. Chaque mouvement est une balle, chaque silence un tir ajusté.
— Tu crois que j’abuse de toi, que je te contrôle. C’est peut-être vrai. Mais tu sais ce que je vois, moi ?
Elle se penche un peu en avant. Mon cœur manque un battement.
Elle pose les coudes sur ses genoux, ses yeux dans les miens.
— Je vois un homme qui n’attendait que ça. Qui rêvait secrètement de perdre le contrôle. D’être dominé, pas dans son corps… dans sa volonté.
Un homme fatigué d’avoir le pouvoir. Un homme qui veut qu’on lui dise enfin quoi faire, quand jouir, quand obéir, quand se taire.
Elle se lève d’un bond, fluide comme une prédatrice. Me contourne.
Je sens sa chaleur dans mon dos. Et je ferme les yeux.
J’ai honte de l’attendre. Honte de désirer ce contact.
Mais je l’attends. Je l’espère.
— Regarde-toi, Éric. Est-ce que tu serais encore capable de me dire non ?
Sa voix est douce, presque compatissante.
Une main se pose sur ma nuque. J’ai un frisson v*****t. Elle descend le long de mon dos, sans urgence, comme si elle m’explorait pour la première fois, alors qu’elle connaît déjà chaque centimètre de mon corps.
— Tu respires comme un homme enchaîné, dit-elle tout bas.
Sa main continue sa course, s’arrête au creux de mes reins.
— Et pourtant, je ne t’ai rien imposé. C’est toi qui es venu.
Elle colle ses lèvres à mon oreille.
— C’est toi qui t’es mis à genoux.
Sa main se referme brutalement sur mes hanches.
— C’est toi qui t’es vidé dans mes mains.
Je retiens un souffle. Je serre les poings. Je voudrais me détourner, crier, lui dire qu’elle exagère, qu’elle se trompe. Mais ce serait mentir.
Elle a raison. Tout en moi hurle qu’elle a raison.
Elle contourne lentement mon corps pour se placer face à moi.
— Regarde-moi.
Je lève les yeux.
Elle est devant moi, plus proche que je ne le voudrais.
Elle attrape ma mâchoire d’une main, relève légèrement mon menton.
— J’ai envie de t’aimer, murmure-t-elle. Mais pas comme tu crois.
Je déglutis. Mon ventre se tord.
— Je veux t’aimer en t’abîmant.
Un frisson me traverse tout entier.
— Je veux que chaque nuit avec moi te fasse perdre un morceau de ton ancienne vie. De cette image que tu t’étais faite de toi.
Elle colle son front contre le mien.
— Je veux faire de toi quelque chose de nouveau. Quelque chose qui ne m’échappe pas. Qui m’appartient entièrement.
Je ne bouge pas. Je ne peux pas. Je suis suspendu à elle.
Et ce qui me terrifie, c’est que je ne déteste pas ça.
Je l’aime.
Je l’aime comme on aime une chute libre, un précipice, une balle en pleine poitrine.
Et plus elle me déconstruit, plus je me sens vivant.
C’est ça, le paradoxe : elle me détruit, et je revis.
Elle dépose un b****r sur ma joue. Puis un autre sur ma tempe.
Ses lèvres laissent des brûlures invisibles. Des serments silencieux.
— Ce soir, tu dors ici, dit-elle doucement.
Pas un ordre. Une évidence.
Elle m’attrape par la main et m’entraîne vers le lit.
Je la suis.
Comme toujours.
Comme un homme qui sait qu’il est condamné, mais qui ne veut pas la grâce.
Je la suis, parce que c’est plus facile de sombrer que de lutter. Parce que dans la noirceur de son étreinte, je me sens entier.
Et peut-être, oui…
Peut-être que je suis né pour ça.