Chapitre 1

2786 Words
CHAPITRE 1Fin Mai, de nos jours J'inspire profondément, de manière à remplir complètement mes poumons d'oxygène, puis j'expire lentement. L'herbe fraîche sous mes mains me donne l'impression d'être imprégnée de cette terre. Le pollen volette dans l'air. Je le sens, mais il y a quelque chose d'autre derrière moi. J'ai les paupières closes et les rayons du soleil sur mon visage me détendent. Au loin, plusieurs oiseaux chantent en chœur, produisant une mélodie particulièrement apaisante. Je profite de cet instant de paix, en symbiose avec la nature. Le vent effleure ma peau tandis qu'un court frisson me parcourt. Je peux imaginer les arbres danser et se frôler de leurs branches, avec une grande délicatesse. Ce genre de repos est peut-être une perte de temps, mais moi j'en ai besoin. J'ai besoin de me sentir vivante en m'évadant de la réalité. Toutefois, comme on le dit souvent, toutes les bonnes choses ont une fin. Un cri perçant s'élève dans mon dos. Il ne dure pas plus d'une seconde, je sais qu'il a pour seul but de me faire peur. Cependant, je suis aussi détendue que l'herbe verte qui se couche en tous sens sur la terre, sous mes mains. Le cri se répète une nouvelle fois, avec plus d’intensité et d'ardeur. Mais rien ne change, je suis toujours aussi détendue. — Même pas peur, dis-je d'une voix neutre. Un grognement se fait entendre de la part du garçon qui bat le pauvre sol à coups de pieds. — Arrête de faire ta maligne, Esminable. C'est le nom que tous les petits monstres comme lui me donnent. J'ai pour habitude de les remettre à leur place quand ils m'appellent ainsi. Cependant, aujourd'hui je n'en fais rien. Je suis trop détendue pour entrer en guerre inutilement. Je ne veux pas briser cet instant de paix avec la nature, auquel je suis énormément attachée. — Va jouer ailleurs, Poil de carotte. Je m'autorise à l'appeler de cette manière car lui ne se gêne pas pour me donner des noms bizarres et aussi parce que la ressemblance est indéniable en raison de sa chevelure rouquine. — Tais-toi ! Tu vas me le payer, Esminable ! — Oh, mais je n'en doute pas. Il s'enfuit en grommelant des propos inintelligibles. Je l'entends monter les marches de la maison et claquer la porte derrière lui. Pauvre chou. Dans cette maison, pour ne pas dire « prison », il y a trois enfants, dont deux qui ne sont pas faciles à gérer. Et j'en fais partie. Je vous laisse deviner qui est le deuxième. Je vis en famille d'accueil depuis l'âge de dix ans et je n'ai qu'une hâte : acquérir la majorité pour pouvoir enfin quitter ce foyer. La liberté avec un grand « L » m'appelle depuis que je vis cet enfer et il prendra fin dans un peu moins de deux mois. Je rêve depuis toute petite de m'en aller loin de ces familles sans amour. Même si je n'ai aucune idée du lieu où j'irai ni de ce que je ferai, je veux m'évader et le plus loin sera le mieux. Pendant les sept dernières années que j'ai passées en famille d'accueil évidement, j'ai été trimballée dans quatorze foyers différents. Parfois, c'était en raison de mon sale caractère ou de ma mauvaise conduite envers d'autres enfants, et si vous voulez mon avis, c'est une étape obligée pour acquérir un minimum de respect ; mais c'était principalement dû à mes innombrables fugues… Il y a bien longtemps que je ne les compte plus. D'après moi, elles étaient à chaque fois justifiées. Quelques-unes sont très ironiques d'ailleurs. Je profite encore un peu de cet instant, couchée dans l'herbe en comptant consciencieusement jusqu'à cinq dans ma tête. En passant de famille d'accueil en famille d'accueil, on apprend plusieurs trucs pour survivre dans ce milieu hostile. La principale règle est de se faire respecter quand d'autres cherchent les embrouilles. Dans ce foyer, je n'ai pas encore eu l'occasion d'exercer ce précepte qui m'est indispensable. Enfin… jusqu'à aujourd'hui. Arrivée à la cinquième seconde, un cri s'élève à en terrifier tous les oiseaux qui battent en retraite. Pas pour me faire peur cette fois-ci. C'est un cri d'horreur, un cri à en réveiller les morts. Quelqu'un aurait-il oublié d'enlever les araignées dans le tiroir du petit Benjamin ? Oups ! J'ouvre les yeux, un sourire satisfait plaqué sur mon visage. Je ne suis pas sadique. Non, loin de moi cet état d'esprit. Cela fait deux mois que je lui laisse la possibilité d'être plus gentil avec moi et la petite fille qui partage notre chambre, mais il a voulu se montrer coriace. C'est son droit, mais qu'il ne vienne pas se plaindre ensuite. Ces petits insectes le terrorisent, jusqu'à dans ses cauchemars les plus effrayants. Je ne sais pas ce qu'il trouve le plus effroyable chez les araignées : leurs longues pattes poilues ou bien leurs morsures. Peut-être les deux. Je présume qu'il est dans notre chambre devant le tiroir qui contient le pistolet à eau, qui m'était, sans aucun doute, destiné. Il a dû faire la connaissance de ses nouvelles colocataires aux longues pattes qui m'ont évité le fâcheux destin d'être trempée. Je ricane en l'entendant hurler dans toute la maison. — Esmeraldaaa ! ! Eh bien ! Ce n'est pas trop tôt ! Pour la première fois, il a prononcé mon nom correctement. C'est une victoire. Je crois que ce gosse et moi allons devenir de vrais amis. Voilà le début d'une grande amitié. Je finis par me lever en secouant les herbes qui se sont accrochées à mon pantalon, puis me dirige vers le petit portillon. Les adultes de cette maison ne sont pas là, alors je peux me permettre de faire un tour. La nounou est tellement occupée à surveiller Benjamin en quête de nouvelles bêtises, qu'elle ne s'apercevra même pas de mon absence. Cette famille est assez aisée et la maison se trouve dans un beau quartier de Boston près d'un parc plutôt sympathique. Malheureusement, elle n'est pas assez riche pour qu'on ait chacun notre chambre. Malgré ce que l'on peut penser, on ne s'habitue jamais à partager sa chambre avec un petit monstre. Je marche en direction de la ville pendant une dizaine de minutes, observant la plupart des passants plongés dans leur téléphone. Ils n'ont pas vraiment l'air de prêter attention à cette magnifique journée qui doit probablement leur paraître banale. Ils ne savent pas profiter de l'instant présent. C'est bien dommage, car on n’a qu'une seule vie et elle est si précieuse qu'elle ne devrait pas être gâchée par une routine infinie. En levant la tête, je distingue le haut des grands immeubles qui m'entourent et qui entachent le ciel bleu. Tout est immense ici, sans parler des hot dogs. J'ai eu l'occasion d'en manger un, lors d'une promenade. C'était mon premier hot dog de Boston. Et il était incroyablement succulent. Je longe un bâtiment et tourne tout de suite à droite dans une ruelle plus étroite. Elle est sale et, malgré les rayons du soleil éblouissant présents dans la grande rue, j'y trouve une certaine fraîcheur, comme s'il n'y avait jamais eu le moindre faisceau lumineux dans cette partie de la ville. Je continue à marcher vers le fond de la rue avant d'arriver devant un mur signant la fin de ma progression. Sur le mur qui lui est perpendiculaire se trouve une porte sur laquelle je frappe trois bons coups. Rapidement, une personne vient m'ouvrir. C'est un homme d'une trentaine d'années, cheveux châtains, yeux couleur noisette. Ses épaules sont larges, son torse musclé et il porte un tablier blanc. — Je suppose que c'est par ici qu'entrent les clients, dis-je sur un ton ironique. — Et ce n'est qu'un avant goût de la cuisine. Ils devraient sérieusement envisager d'y faire un grand ménage de printemps. Je rigole à la remarque de Clark qui n'est absolument pas exagérée. J'ai fait sa connaissance il y a environ trois semaines dans cette même ruelle, alors que j'explorais les lieux et il m'avait fait visiter le restaurant dans lequel il est employé. — Il a décidé ? demandè-je. J'ai profité de l'occasion pour savoir si son supérieur recrutait des serveuses ou autres. Étant donné que j'ai dix-huit ans dans deux mois, je dois trouver un moyen de gagner de l'argent rapidement si je veux quitter cette maison le plus vite possible. J'ai déjà demandé à son patron s'il pouvait m'embaucher en secret pour que mes tuteurs ne l'apprennent pas et ne me forcent ainsi à arrêter. Selon eux, il faut que je me concentre sur mes études, même si je cherche à travailler uniquement après les cours, ce qu'ils n'ont apparemment pas compris. La réponse de Manny – le patron – avait été tout à fait claire. Il ne voulait pas avoir à payer une gamine et pourtant il aurait bien besoin d'une serveuse en plus, car leur service en salle égalait la lenteur d'un escargot. Il me fallait absolument ce job, alors j’ai… négocié avec lui pour trouver un arrangement. Je lui ai dit que s'il me prenait en tant que serveuse, l'inspection sanitaire ne recevrait pas de coup de fil accidentel. Je sais, ce n'est pas très légal, mais je n'avais pas le choix. Le bluff me réussit plutôt bien, car il a finalement opté pour un « je vais réfléchir », alors qu'il était certain de sa décision au départ. Néanmoins, je l'ai vu grincer des dents à plusieurs reprises. — Viens, entre, je te conduis à lui. Je lui emboîte le pas et entre dans la cuisine. Cet endroit n'a pas changé depuis ma dernière visite, il est toujours aussi sale. Dans les locaux occupés par le personnel, le sol est recouvert d'une couche de poussière noire ainsi que d'autres substances dont je ne veux pas connaître la provenance. — Ils ne connaissent pas le balai, ou quoi ? Je n'ose même pas jeter un coup d'œil à l'espace de stockage de la nourriture, mais la manière dont les cuisiniers l'utilisent me donne raison. J'ai envie de vomir lorsque je vois un homme ramasser des fruits tombés par terre, les rincer d'un coup rapide sous l'eau avant de les ajouter au plat. Ces fruits ne valent même pas la peine d'être jetés, ils méritent d'être désintégrés ! Si je ne tenais pas autant à ce job, je les aurais dénoncés dès la première visite, mais cela aurait mis Clark au chômage. Lui, qui est si gentil en m'accordant son aide pour décrocher ce job, il ne mérite pas ça. Après avoir traversé le pire endroit qui puisse exister sur cette terre, on continue jusqu'à un escalier logé dans un couloir étroit, qui donne sur une nouvelle porte. — Tu peux entrer, il est à l'intérieur, me dit Clark. Sa voix se fait imposante et protectrice à la fois. En plus, son beau sourire me détend. — Merci. — Bonne chance. J'en aurai bien besoin, quelle que soit sa décision. Je lui adresse un signe de tête en guise de remerciement, avant de frapper à la porte. Une voix m'intime d'entrer et je pousse doucement la porte qui grince lourdement sous mes mains. Une épaisse fumée grise engloutit immédiatement mon visage. Je toussote à plusieurs reprises à cause du nuage toxique qui inonde mes poumons. La pièce est sombre mais je parviens à distinguer Manny, assis derrière son bureau, une faible lumière essayant tant bien que mal de pénétrer par la fenêtre. — Tu es toujours décidée à travailler ici ? Un « non » inévitable s'acharne à vouloir franchir la barrière de mes lèvres, mais je me ressaisis illico presto sans trop m'éterniser. — Oui, à cent pour cent. Je l'aperçois, cigare à la bouche, crachotant sa fumée, ce qui ne fait qu'assombrir un peu plus la pièce. Sa corpulence, disons, généreuse fait qu'il occupe entièrement le large fauteuil dans lequel il est affalé. — Bon, dans ce cas, tu es engagée comme serveuse chez Manny's. Mais tu n'as pas intérêt à dénoncer le restaurant par la suite ! Je suis plutôt satisfaite de moi et de ma ruse, mais ne lui en montre rien. — Je n'ai qu'une parole. — Parfait. Tu commences à partir de demain, après la fin de tes cours. Mais attention, je ne veux pas de retard, sinon c'est la porte ! La porte ? L'inspection sanitaire viendra jeter un coup d'œil dans ce cas. Je le laisse croire que c'est lui qui a les cartes en mains, pour qu'il ait un semblant d'autorité, mais c'est moi qui mène le jeu. — C'est noté. À demain. Aussitôt dit, je me dirige rapidement vers la sortie à deux doigts de l'asphyxie. Une fois la porte passée, j'inspire de grandes bouffées d'air frais qui ravivent mes poumons. Inspire, expire. Inspire, expire… — Tu tiens le coup ? La voix de Clark, qui se tient derrière moi, me surprend alors que je suis encore sur le seuil de la porte. — Décidément, ce restaurant est vraiment le pire endroit sur terre. Je n'ai jamais vu un lieu aussi insalubre que celui-là. Même un inspecteur aveugle le ferait fermer d'urgence s'il ne faisait pas de crise cardiaque avant la fin de l'inspection. Et il ferait évacuer les habitants sur au moins dix pâtés de maisons. — Il y a toujours pire que chez soi. J'allais répliquer avant de voir le regard de Clark rivé sur un point au sol, pensif. J'arrive à déceler de l'inquiétude et de la tristesse. Je me demande s'il a dit ça par rapport à un évènement qu'il a pu vivre, mais avant que je n’aie le temps de me poser plus questions, il reprend son air détendu et sourit de toutes ses dents. — Encore heureux qu'il n'y ait pas de souris. — Ah bon, parce qu'il n'y en a pas ? Pourtant, j'aurais parié le contraire. Ce ne serait pas étonnant vu l'état des lieux. Il ne manquerait plus que de belles crottes dans les assiettes des clients à la place du chocolat. — Avec les chats, ça fait un moment qu'il n'y en a plus une qui traîne ! Les chats ! Et encore un point en moins pour la propreté. Cela dit, il y avait donc bien eu des souris. De mieux en mieux. — Je suis complètement rassurée alors. On rigole tous les deux un petit moment avant qu'il ne m'adresse un salut que je lui renvoie. On se connaît depuis seulement trois semaines mais j'ai l'impression de le connaître depuis toujours. Il est vraiment très sympathique pour un adulte, pas comme les tuteurs qui ne se préoccupent que de leur nombril. J'ai l'impression que Clark me comprend comme personne… enfin, comme presque personne ne l'a jamais fait. Je le considère comme le frère que je n'ai jamais eu. Il est peut-être trop tôt pour affirmer une telle chose, pourtant je ne suis pas du genre à prononcer des paroles en l'air, mais je sens qu'on a quelque chose en commun. À part, bien sûr, le fait de travailler tous les deux chez Manny' s. Cela vient peut-être de sa gentillesse qui n'égale celle de personne. Je ne m'attarde pas plus sur le sujet et prends le chemin du retour vers la maison de mes tuteurs. Je marche, sourire aux lèvres, percevant un début d'espoir pour cette nouvelle vie qui m'attend. J'aperçois un oiseau prendre son envol avec tant de grâce et d'allure que je ne peux m'empêcher de le comparer à ma liberté, celle dont j'ai toujours rêvé et que j'obtiendrai très prochainement. Je traverse au niveau du passage piéton et rejoins le trottoir d'en face. L'immeuble me fait beaucoup trop d'ombre alors que je préfère sentir les rayons du soleil sur mon visage. Je me dépêche d'arriver au trottoir suivant – qui est ensoleillé – pour profiter de cette chaleur revigorante. De l'autre côté se trouve un homme bien bâti, habillé d'un costard et d'une cravate noirs mais je ne peux pas apercevoir son visage à cause de ses lunettes de soleil. Il est tourné face à moi, immobile. Avec ses lunettes qui lui cachent les yeux, je n'arrive pas à déterminer si c'est moi qu'il regarde où s'il fixe simplement le vide. J'attends quelques secondes, mais rien n'y fait. Je me tourne alors vers le passage piéton à ma droite et patiente avant que le feu ne passe au rouge. Inquiète, je regarde l'homme par-dessus mon épaule, espérant qu'il s'en est allé. Cependant, je constate qu'il n'a pas bougé d'un centimètre. Je reporte mon attention sur la route en attendant avec impatience que le feu passe enfin au rouge pour les voitures. Lorsque c'est le cas, avant que je ne m'avance, j'aperçois en face de moi, de l'autre côté de la rue, un autre homme, pareillement vêtu, qui me fixe sans bouger. Je frémis de peur. Je ne sais plus par où passer, si ce n'est rebrousser chemin. En constatant qu'aucun des deux hommes ne bouge, je me vois dans l'obligation de faire demi-tour. Je reviens sur mes pas et je soupire de soulagement quand je vois que personne n'essaie de me barrer la route. Mais, après quelques secondes, j'accélère le pas en remarquant les deux hommes se rapprocher de moi. C'est bon, là, j'en suis sûre. C'est moi qu'ils fixaient. Mon cœur accélère à la même allure que mes jambes, qui, si je ne les retenais pas, se seraient déjà enfuies sans moi. Je suis arrivée au niveau d'un passage piéton et m'apprête à traverser quand, soudain, une voiture noire avec les vitres teintées arrive à toute vitesse et s'arrête juste devant moi. Je sursaute, ce qui me fait reculer de plusieurs pas, mais je suis stoppée quand ma tête heurte quelque chose de dur. J'ai peur de savoir ce qui se trouve derrière moi et pourtant je me retourne aussitôt pour en avoir le cœur net. Les deux bonshommes drôlement bien sapés se tiennent juste derrière moi. Je ne comprends plus rien. Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? Où est la caméra ? ! Cette blague commence réellement à me faire peur et je panique franchement lorsque la porte de la voiture s'ouvre et que ces deux cow-boys des temps modernes me forcent à entrer. Je n'ai pas le temps de réaliser la situation que je me retrouve assise à l'intérieur de la berline sans la moindre explication. En me détournant de la vitre, je remarque la personne à côté de moi et je n'en reviens pas. Ce n'est pas possible. — On ne t'a jamais appris à ne pas monter dans la voiture d'un inconnu ? Je regarde la femme assise à côté de moi avec une telle incompréhension que j'oublie absolument tout le reste. Ce n'est pas une inconnue. — Madame Williams ?
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD