Chapitre 2

1761 Words
CHAPITRE 2Je connais cette femme. Je la connais depuis que je suis toute petite, mais je suis choquée de la voir resurgir après sept ans d'absence. Je m'attarde un instant sur la pensée de tout ce temps passé… À cinquante ans, les quelques rides qui sont apparues sur son visage se font vite oublier par sa bonne humeur et son ironie sarcastique. Même si elle est la source d'une partie de mes malheurs, j'ai toujours espéré la revoir. Cependant, la directrice de mon ancien orphelinat ne se déplaçait jamais sans une bonne raison. Il y avait toujours anguille sous roche avec elle. — Que faites-vous là ? Ma méfiance lui fait comprendre que je ne suis pas dupe. Et puis, je ne me souviens pas l'avoir vue entourée de ces trois hommes robustes durant mon enfance. Deux sont devant nous, sur la banquette, alors que le troisième conduit le véhicule. Ils me font penser à des gardes du corps. Mais pourquoi avoir besoin de ces hommes ? Pour la protéger ? La question que je me pose c'est de quoi ? — Comment vas-tu, Esmeralda ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vues. — Je n'y suis pour rien. Ce n'est pas de ma faute si j'ai été placée en famille d'accueil. Ma voix est neutre, posée, alors qu'intérieurement je brûle de colère et ne demande qu'à exploser. Même si je sais que c'est mal, je veux la faire culpabiliser ne serait-ce qu'un peu pour ces sept ans de solitude. Avant de connaître la vie en famille d'accueil, l'orphelinat de Portland était ma seule véritable famille et j'en garde de merveilleux souvenirs. Mais elle m'a privée de ce bonheur. — Je sais ce que tu peux ressentir, mais j'ai fait ça uniquement dans ton intérêt. — Ah bon ? ! Parce que m'éloigner de mes amis, de ma famille, c'était dans mon intérêt ? Parmi tous les enfants de l'orphelinat, j'ai été la seule à être placée en foyer ! Alors non, vous ne savez pas ce que je peux ressentir. Son visage exprime une tristesse que je n'ai jamais vue sur son visage auparavant. — Je regrette tellement, mais je n'avais pas le choix. Même si je lui en veux énormément de m'avoir abandonnée dans cette jungle, livrée à moi-même à seulement dix ans, la tristesse qui se lit dans ses yeux déteint sur moi. Elle a l'air tellement sincère et désolée que je ne peux qu'imaginer le regret qu'elle éprouve. Cependant, il y a une chose que je ne comprends pas. — Comment ça, vous n'aviez pas le choix ? Elle me lance un sourire contrit et je sais qu'elle cache quelque chose derrière cette faible façade. — Un jour, tu le découvriras. Tu comprendras que dans la vie, on n’agit pas seulement en suivant nos propres désirs. Plus elle essaie de m'expliquer, plus mon incompréhension s'accroît. Alors que j'allais la questionner, je la vis sortir une boîte marron de petite taille. Elle me paraît familière. Je crois l'avoir déjà vue, mais cela remonte à trop longtemps pour que je me rappelle où. Madame Williams la pose entre nous deux et la scrute avec chagrin. Perturbée, mon regard passe, successivement, de la boîte à la directrice durant plusieurs secondes. — Qu'est-ce que c'est ? finis-je par demander. — Elle… elle appartenait à Laïa. Oh, mon dieu. Ce nom ! Je suis paralysée, je ne peux plus bouger. Mon cœur accélère dangereusement alors que je sens les larmes me monter aux yeux. Je fais un effort surhumain pour les retenir tandis que son prénom résonne dans ma tête. Cela fait tellement longtemps que je ne l'ai plus entendu. Qu'il resurgisse maintenant me provoque un terrible choc émotionnel. — C'est…c'était la… sienne ? Je remarque que la souffrance de la directrice à l'air aussi profonde que la mienne. — C'étaient ses seules affaires… Je les ai retrouvées dans le grenier. Alors j'ai pensé… que tu voudrais les avoir. Mes mains tremblent. La douleur est toujours présente comme si ce qui s'était passé datait d'hier. — Ça fait sept ans… Sept ans qu'elle est morte. Je n'aurais pas dû prononcer ce mot, les larmes se déversent librement sur mes joues désormais, et la volonté que je mobilise pour tenter de les arrêter ne fait que les accroître. — Je suis désolée. Ça a été très dur pour nous tous. Je repense aux enfants, mes anciens amis qui m'ont été arrachés. Eux aussi ont dû terriblement souffrir. Elle est morte deux mois après que je fus placée en famille d'accueil. Après sa disparition, j'étais retournée les voir – encore une fois, en fuguant. Ils m'avaient tous sauté dans les bras. C'est vrai, je leur avais manqué tout comme eux m'avaient manqué, mais ils savaient aussi que Laïa et moi étions de véritables meilleures amies. Il suffisait que je commence une phrase pour qu'elle la termine. Si l'une n'allait pas bien cela se ressentait sur l'autre. Et depuis, la cicatrice que je garde dans mon cœur ne s'est jamais refermée. Nous étions liées d'une amitié indéfinissable. Je me souviens qu'en ce dernier jour funeste, j'avais reçu l'appel d'un ami. À ce jour, je ne sais pas ce qu'il est devenu, pourtant il était mon protecteur. Quand j'étais petite, je ne savais pas encore comment me défendre face à certaines provocations. Étant mon aîné de deux ans, il trouvait toujours un moyen de remettre les petits filous à leur place. Quand l'un d'eux m'embêtait, il venait toujours me défendre. Aujourd'hui, je dois le faire seule en appliquant les conseils qu'il me donnait. Sans lui, je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui. Je lui dois beaucoup. — Et Logan, vous avez des nouvelles de lui ? Demandé-je en essuyant les larmes de mes joues. — Il est parti de l'orphelinat il y a deux ans et depuis ce jour, il n'a donné aucun signe de vie. J'acquiesce peinée, songeant qu'il m'a peut-être oubliée après tout ce temps. Je ne peux pas lui en vouloir après tout ce qu'il a fait pour moi, mais j'aurais aimé le voir une dernière fois, juste pour me rappeler ce que ça fait de ne pas se sentir seule. Je me ressaisis et prends la boîte sur mes genoux. J'inspire un grand coup, redoutant ce qu'il se trouve à l'intérieur. En soulevant le couvercle, je constate qu'elle est remplie de photos. Je pousse un juron de surprise en en apercevant une de Laïa. Sur celle-ci, elle devait avoir cinq ans, c'était lors de la photo de classe. Le regard appuyé de la directrice est posé sur moi, je peux le sentir. Ma meilleure amie avait une belle chevelure brune qui encadrait son visage et soulignait ses yeux verts, vifs et éblouissants. Sa présence me manque tellement. Je décide de passer au cliché suivant pour ne pas renouer avec mon chagrin. Sur celui-ci, je me trouve à côté d'elle. On sourit de toutes nos dents, le bras sur l'épaule de l'autre. La différence est flagrante : contrairement à elle, j'ai les cheveux châtains et les yeux bleus. Mais sur cette photo, notre longue chevelure qui tombe sur nos épaules accolées, se confond pour ne former qu'une unique couleur. Repenser au passé me fait beaucoup trop mal. Je refuse de sombrer dans le chagrin, je sais que cela ne me ressemble pas. Alors, je referme délicatement le couvercle, après avoir rangé les photos, puis me tourne vers Madame Williams. Elle se prénomme Charlotte, mais petits, nous avions pour habitude de l'appeler par son nom et depuis, c'est resté. Je perçois dans son regard un certain soulagement. Peut-être se sent-elle moins coupable après m'avoir restitué les biens de Laïa. Après tout, elle est la seule à connaître mon terrible secret. — Tu m'as beaucoup manqué, Esmeralda, malgré ce que tu peux penser. Elle est sincère, je peux le déceler dans son regard. Je constate aussi qu'elle regrette vraiment le passé. En pleine analyse, je me rappelle d'une chose qui me perturbe et à propos de laquelle je n'ai pas encore posé de question, alors que celle-ci aurait dû franchir la barrière de mes lèvres en premier lieu. — Pourquoi m'avoir fait monter dans cette voiture avec des gardes du corps uniquement pour me remettre cette boîte ? Pourquoi ne pas venir à mon foyer ? Ma question ne semble pas la surprendre un seul instant. Elle est plutôt admirative face à ma logique. — Je voulais te voir une dernière fois. Cette simple phrase ne m'inspire rien de bon. Comme pour confirmer ma pensée, avant que je n'aie le temps de répliquer, j'aperçois deux 4x4 du même genre que le nôtre se positionner devant et derrière nous. J'ai la désagréable impression d'être au milieu d'un cortège. Charlotte ne prend même pas la peine de suivre mon regard pour observer ce qui me préoccupe. Elle garde les yeux rivés sur moi. — Pourquoi une dernière fois ? Qu'est-ce qui se passe ? Son air grave et désolé provoque en moi un frisson glacial. La frayeur d'être une nouvelle fois abandonnée me donne des vertiges. — Esmeralda, est-ce que ça va ? Sur le point de m'évanouir, je finis par croiser son regard alors que je sais exactement ce dont elle veut parler. — Oui, oui, ça va. Vous n'avez pas à vous inquiéter pour moi, mais je veux savoir ce qui se passe. Elle jette un coup d'œil à la route et je constate au même moment que je suis sur le chemin du retour vers mon foyer. — Esmeralda, un jour tu comprendras. Je te le promets, mais en attendant tu ne dois faire confiance à personne ! — Mais, pourquoi ? Dites-moi ce qu'il se passe ! Ma voix se fait suppliante. — Si un inconnu t'aborde en te disant de le suivre pour ta sécurité, ne le crois sous aucun prétexte et enfuis-toi le plus loin possible ! Je rêve ou elle vient de m'accorder le feu vert pour faire une fugue ? Je n'ai jamais entendu des paroles aussi insensées sortir de la bouche d'un adulte, et encore moins de la sienne. Néanmoins, si elle me prévient de cette situation, c'est qu'il y a un risque que cela se produise. — Je veux que tu me promettes de faire attention. — Mais pourquoi ? Qui sont ces personnes dont je dois me méfier ? — Esmeralda, promets-le-moi ! Son ton sérieux et autoritaire refait surface, il me rappelle les fois où elle grondait un enfant de l'orphelinat parce qu'il en avait frappé un autre. Je remarque qu'elle n'a pas changé, mais, en revanche, moi si. — Non. Pas tant que vous ne m'aurez pas dit qui sont ces gens. Elle grogne en s'enfonçant dans son siège. — Tu es têtue comme une mule. Tu le sauras en temps et en heure. Je ne peux rien te divulguer. Mais… ces gens sont très dangereux. Promets-moi qu'en aucun cas tu ne leur feras confiance. Elle y tient à cette promesse. Ces mystères hantent désormais mes pensées. J'ai l'étrange impression que ces avertissements ne sont que le début et, l'air grave avec lequel elle m'observe, me confirme qu'elle cache autre chose d'encore plus lourd. Elle persiste à me faire cracher les quelques mots qui feront l'office d'une promesse qui, apparemment, lui tient particulièrement à cœur. Comme je n'ai aucune raison de ne pas la croire, je n'ai aucun intérêt à lui refuser. — Je vous le promets. La voiture s'arrête, toujours encadrée des deux autres. Je balade mon regard sur le paysage et je constate que l'on est déjà arrivés. Dommage qu'entre-temps, il n'y ait pas eu une météorite qui se soit écrasée sur la maison. Je descends du véhicule avec la sensation que mon « au revoir » prend une tournure d'adieu. Comme je sais qu'elle ne répondra plus à mes questions, je préfère ne rien dire et rentrer à la maison la tête lourde d'interrogations.
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