Chapitre 3 :
Les bals lunaires m’ennuyaient. Parade d’orgueil et de sourires forcés, où les mâles en quête d’ascension se disputaient des compagnes comme des trophées. Rien ne m’attirait dans cette mascarade.
Mais ce soir-là, quelque chose troubla l’ordre établi. À peine avais-je franchi le seuil que mon loup rugit, déchirant le calme que j’imposais toujours à ma nature. Une odeur me frappa, âcre et enivrante à la fois — un parfum de feu, de sang et de désespoir.
Je m’arrêtai net. Tous les instincts du prédateur s’éveillèrent d’un coup.
Au centre de la salle, la foule formait un cercle autour d’une jeune femme. Elle gisait à genoux, les cheveux d’argent épars sur ses épaules, la peau pâle tendue sous la lumière. Sa cicatrice, longue et irrégulière, barrait sa joue gauche comme un rappel cruel de ce qu’elle n’était plus.
Mon regard s’y attarda. Les murmures glissèrent jusqu’à moi, portés par la peur et la convoitise.
— C’est la fille Carter. Rejetée par Marc, devant tous.
— Sans loup. Une maudite.
— Et elle a osé répandre son odeur… Quelle folie.
Ma mâchoire se contracta. J’observai Meredith, cette prétendue honte vivante, et constatai que sa fragrance, déchaînée quelques instants plus tôt, s’était soudain effacée. Comme si la nature elle-même s’était inclinée.
Impossible. Aucun être maudit n’avait ce pouvoir.
Je fis un pas. Puis un autre. Ses yeux, d’un violet brûlant, croisèrent les miens. Et mon cœur battit plus fort. Un écho primitif me traversa : reconnaissance, domination, possession.
Je serrai les poings pour repousser la pulsion.
Mon attention se détourna de la jeune femme pour se fixer sur l’homme qui se pavanait non loin d’elle. Marc Harris. Fils de Bêta, arrogant et stupide. Il riait, fier de l’avoir humiliée sous le regard de tous.
L’espace d’une seconde, j’eus envie de lui briser la nuque.
Je laissai plutôt mon aura s’étendre comme une ombre glaciale. L’air se fit lourd. Les conversations moururent instantanément.
— Que s’est-il passé ici ?
Les têtes s’inclinèrent. Les loups, un à un, baissèrent les yeux. Tous, sauf Marc, qui tenta de rester debout, raide d’orgueil.
Courage, oui. Mais sans cerveau.
Je m’approchai. Meredith s’était relevée, les épaules tendues, le souffle court. Elle refusait de se soumettre. Dans ses prunelles, la peur se mêlait à une colère contenue.
Je m’arrêtai devant eux.
— Marc Harris, demandai-je d’une voix calme, la rejettes-tu ?
Son sourire revint, insolent.
— C’est déjà fait, Alpha.
Un grondement monta dans ma gorge. Je le ravalai.
Je me tournai vers Meredith. Sa fragilité n’était qu’apparente. Sous la honte, je percevais la force d’un animal acculé. Elle n’était pas brisée — seulement enchaînée.
Alors, sans réfléchir davantage, je choisis.
— Dans ce cas, je la prends.
Le silence se fit total.
Les regards se levèrent, stupéfaits. Les respirations se suspendirent. Même les chandelles semblèrent vaciller.
Meredith écarquilla les yeux. Marc blêmit.
— Comment ? balbutia-t-il.
Je ne lui offris qu’un bref regard.
— Tu as rompu le lien. Elle ne t’appartient plus. Elle est libre. Et désormais, elle m’appartient.
Un murmure d’effroi parcourut la salle.
Je fis un pas vers elle. Elle recula d’un souffle, le menton haut malgré tout. Sa voix trembla à peine :
— Je ne suis pas un bien qu’on s’échange.
Ses mots me firent sourire. Un vrai sourire, rare, inattendu.
— Tu te trompes, petit loup. Tu ignores encore ce que tu es.
Je me baissai, ramassai son voile tombé au sol. Lentement, je le lui remis, dissimulant la cicatrice sous le tissu. Ce n’était pas un geste de pitié. C’était un avertissement.
Puis je déclarai, devant tous :
— Demain, elle quittera Moonstone avec moi. Dans deux jours, elle deviendra ma compagne.
Les chuchotements éclatèrent comme une nuée de corbeaux. Marc chancela, l’air hagard.
— Tu plaisantes…
Je plongeai mon regard dans le sien, froid comme la pierre.
— Ai-je déjà plaisanté avec toi, Harris ?
Son assurance se dissipa. Il se recula, livide.
Autour de nous, la salle bouillonnait. Les anciens chuchotaient, outrés. Les jeunes fixaient Meredith comme une créature sortie d’un mythe. Une Alpha maudite ? Inacceptable.
J’aimais les voir suffoquer sous la peur.
Mais une voix féminine fendit le tumulte.
— Draven.
Je me retournai. Wanda Fellowes, drapée de rouge, s’avançait avec cette assurance tranquille qui la caractérisait. Ses yeux d’émeraude lançaient des éclairs mesurés.
— Tu vas vraiment aller jusqu’au bout ? demanda-t-elle.
— Cela t’étonne ?
— Je crains que ce choix ne te desserve, répondit-elle sans hausser le ton. Cette femme… est une anomalie. Ni loup, ni force, ni beauté intacte. Est-ce elle que tu veux placer à ton côté ? Comme symbole de ton règne ?
Ses paroles étaient polies, mais le mépris sous-jacent piquait.
Je soutins son regard.
— Penses-tu qu’une cicatrice affaiblisse un Alpha ?
Un silence lourd s’installa. Puis elle baissa les yeux.
— Je pense que tu risques de le découvrir trop tard.
Je hochai légèrement la tête. Wanda n’était pas ennemie. Simplement trop prudente pour comprendre.
Mais avant que je puisse répliquer, un autre timbre, plus grave, imposa son autorité naturelle.
— Draven.
Je n’eus pas besoin de lever la tête pour savoir.
Randall Oatrun, mon père.
Il fendait la foule avec la lenteur calculée d’un roi qui n’a plus besoin de trône. Ses yeux d’acier se posèrent d’abord sur Meredith, puis sur moi.
— Explique-toi, dit-il.
— Je choisis ma compagne, répondis-je.
Son regard s’assombrit.
— Tu avais le choix parmi toutes les descendantes de lignées nobles. Et tu poses ton sceau sur… ça ?
Je retins un sourire.
— Peut-être que c’est la seule assez forte pour supporter mon ombre.
Il soupira, las.
— N’oublie pas ton devoir. Ce soir, tu devais quitter cette salle avec une épouse digne de ton titre.
— Mission accomplie, Père.
Nos regards se croisèrent, pareils à deux lames.
Il ne répondit rien. Mais je vis dans ses yeux cette peur muette qu’un Alpha ne prononce jamais : la peur que son fils marche sur une voie qu’il ne pourra pas contrôler.
Je me tournai vers Meredith. Ses poings tremblaient, sa respiration saccadée, mais elle ne fléchissait pas. Elle me haïssait déjà.
Et pourtant, je le savais : son odeur, son regard, la colère qui vibrait dans son âme…
Elle était à moi.