Chapitre 4 :
Je ne sentais plus rien.
Ni mes jambes, ni la morsure du froid sur ma peau. Tout s’était effacé derrière le vacarme étouffé des battements de mon cœur.
Nous quittions la salle de bal dans un silence de cimetière, escortés par ma famille. Les regards pesaient sur moi comme des chaînes. Les chuchotements me suivaient jusqu’aux portes, acérés, chargés de mépris.
Mon père me tenait par le bras. Sa poigne me transperçait la chair, assez forte pour me rappeler qu’il le pouvait, assez mesurée pour ne pas laisser de trace visible.
Il n’avait pas levé le petit doigt quand j’avais été humiliée devant tout le monde. Mais le moment où Alpha Draven avait prononcé mon nom, il avait bondi, m’avait saisi comme un trophée qu’on lui aurait arraché.
Pas pour me défendre. Pour sauver la façade.
À cet instant précis, j’ai compris que la honte qu’il portait n’était pas la mienne. C’était la sienne. Et il me la ferait payer.
Le trajet de retour vers le domaine fut interminable.
Dans la voiture, l’air était si lourd qu’on aurait pu le trancher au couteau. La colère de mon père emplissait tout l’espace, étouffant.
Ma mère gardait le visage fermé, le regard fixé droit devant. Elle avait perfectionné l’art de l’indifférence depuis longtemps.
Derrière elle, Monique et Mabel échangeaient des sourires discrets, amusées. Leur plaisir était aussi évident que cruel.
Gary, au volant, observait mon reflet dans le rétroviseur, guettant la moindre faiblesse. Son sourire naissant me glaçait le sang.
Personne ne disait un mot. Les pneus roulaient sur le bitume, le moteur ronronnait, et ma honte emplissait tout le reste.
Je serrai contre moi le tissu arraché de mon voile, comme si ce lambeau pouvait me protéger. Mais il ne me restait rien.
Rien, sinon la certitude que le pire m’attendait à la maison.
**Pack Pierre de Lune — Domaine des Carter**
À peine la voiture arrêtée, mon père ouvrit brusquement sa portière. Son ombre se dressa devant moi, menaçante.
— Descends, ordonna-t-il d’une voix sèche.
J’hésitai une fraction de seconde. C’était trop. Juste assez pour déclencher la tempête.
Sa main s’abattit sur mon bras et me tira hors de la voiture avec une brutalité calculée. La douleur éclata dans mon épaule, mais je ne dis rien. Mon voile glissa de mes doigts et tomba dans la poussière.
Les gardes regardaient, sans intervenir. Ils savaient. Ils savaient que je ne méritais pas leur pitié.
Ma mère suivait d’un pas tranquille, les bras croisés. Mes sœurs chuchotaient déjà, avides. Gary ricana en fermant la portière derrière lui.
Dès que la porte d’entrée se referma, la voix de mon père résonna dans le hall, emplie d’une fureur que rien ne pouvait calmer.
— Dis-moi ce que tu as fait !
Avant même que je puisse répondre, un claquement sec fendit l’air.
La gifle me projeta presque au sol. Ma joue brûlait, mes oreilles sifflaient. L’odeur métallique du sang envahit ma bouche.
Je restai immobile.
— Gabriel !
La voix de ma mère coupa net le silence. Je crus, un instant, qu’elle allait me défendre.
Il se retourna vers elle, les yeux flamboyants. — Quoi encore ?!
Elle croisa les bras, impassible. — Ne lui abîme pas le visage. La cicatrice n’est pas encore refermée.
Une pierre se détacha dans ma poitrine. L’espoir, sans doute. Ou ce qu’il en restait.
Mon père inspira profondément, puis lâcha un juron. Il me jeta un regard noir et gronda :
— À genoux.
Je m’exécutai. Le carrelage glacé me mordit les genoux.
— Tu nous as humiliés. Tu n’es qu’une honte pour cette famille. Je t’avais dit de garder ce fichu voile !
Gary intervint, la voix mielleuse. — Et moi, je l’avais prévenue de se contenir. Mais non, elle a préféré empoisonner la salle entière avec ses phéromones.
— Juste après avoir été rejetée, en plus, ajouta Monique, faussement compatissante.
Mabel leva les yeux au ciel. — Et la voilà qui attire Draven Oatrun. Tu crois que c’est une victoire, peut-être ?
Gary ricana, se pencha et me gifla à son tour. — Si cet Alpha te veut, c’est juste pour te salir.
Je sentis mes doigts trembler. J’avais envie de hurler, mais je n’en fis rien. Mon silence était ma dernière défense.
Derrière eux, mes sœurs ricanèrent. — Regarde-la, dit Monique. Elle se croit spéciale.
Mabel hocha la tête. — Elle l’a toujours cru. Voilà le résultat.
Mon père, debout, faisait les cent pas. Ses épaules se soulevaient à chaque respiration. Il n’avait plus besoin de crier : sa voix seule glaçait.
— Tu n’as jamais été autre chose qu’une erreur, cracha-t-il. Une créature sans loup, un fardeau pour cette maison. Et maintenant, tu oses te laisser revendiquer comme une vulgaire paria ?
Les mots m’éventrèrent. Je voulus lui dire que je n’avais rien choisi. Que Draven avait décidé, sans me laisser le moindre mot. Mais à quoi bon ? Ici, les faits n’avaient aucune importance.
Je baissai la tête.
— Enfermez-la dans le poulailler.
Je sentis tout l’air quitter mes poumons. Ma mère hésita, sa main tremblant légèrement. — Gabriel, peut-être qu’on pourrait…
— Maintenant !
Sa voix claqua comme un fouet. Elle acquiesça aussitôt.
— Viens.
Ses doigts serrèrent mon poignet, ni tendres, ni cruels. Je la suivis dehors, dans la nuit froide.
Le vieux cabanon se dressait derrière le manoir, silhouette sombre et humide. L’odeur de la paille pourrie et du bois mouillé me piqua les narines.
Elle m’y poussa sans un mot. La serrure grinça. Puis le silence.
J’étais seule.
Je portai la main à ma joue meurtrie. Mes doigts rencontrèrent la cicatrice qui refusait de disparaître depuis des mois.
Je sus pourquoi, alors.
Parce que je n’en avais jamais voulu.
Parce que c’était la seule blessure que je contrôlais encore.