Chapitre 6 :
Meredith.
Je n’avais pas dormi. Pas même une minute.
Le froid s’était infiltré dans mon corps, s’incrustant jusque dans mes os, comme s’il voulait me rappeler que j’étais encore en vie. Le sol sur lequel j’avais passé la nuit n’était qu’une planche rugueuse et glacée, et chaque respiration faisait vibrer la douleur logée entre mes côtes.
Mon visage me brûlait encore là où la main de mon père avait laissé son empreinte. Le goût métallique du sang sur mes lèvres s’était figé pendant la nuit, rappel constant de ce que je n’étais plus : une fille, une membre de la meute, un être digne.
Je me redressai lentement, le dos raide, les membres engourdis. La lumière blafarde du matin filtrait à travers les planches disjointes de la cabane à volailles. Des particules de poussière flottaient dans l’air saturé de foin humide, et l’odeur âcre des plumes anciennes m’écœurait. Chaque mouvement me tirait un gémissement.
J’étais seule, abandonnée parmi les outils rouillés et la paille moisie. Jetée ici, la veille, comme une bête malade qu’on préférait oublier. Mon estomac creusé criait famine, mais j’avais appris à ne plus écouter la faim.
Puis, des pas approchèrent. Lourds. Précis.
Mon cœur se serra.
Avant même que je ne puisse me relever, la porte vola contre le mur, secouant la poussière autour de moi. Une silhouette large se découpa dans la lumière.
Gary.
Son ombre me domina, violente et froide. Je n’eus pas besoin de distinguer ses traits pour sentir la haine qui vibrait dans son regard.
— Debout, gronda-t-il.
Sa voix claqua comme un ordre militaire. Je restai immobile un instant, espérant qu’il se lasserait. Erreur. Il fondit sur moi, m’attrapa le bras et me souleva brutalement. La douleur explosa dans mon flanc, mais il ne relâcha pas sa prise.
— Tu as encore le culot de dormir après la honte que tu as jetée sur notre famille ?! cracha-t-il en me traînant dehors.
Je vacillai, traînée comme une poupée de chiffon sur le sol froid. Les domestiques détournaient les yeux, feignant de ne rien voir. Leurs mains continuaient de frotter, de porter, de balayer — mais personne ne bronchait.
Je ne comprenais pas. Quelle faute avais-je encore commise ?
— Tu crois que c’est pas assez d’être une ratée ? poursuivit-il, les dents serrées. Fallait encore que tu attires l’attention de l’Alpha Draven ?! Père aurait dû t’abattre le jour où la Déesse de la Lune t’a maudite !
Ses mots me transpercèrent, mais ce fut le nom qu’il prononça qui me coupa le souffle. Draven.
Il était donc revenu.
Une peur ancienne remonta, glaciale et impérieuse. La veille encore, j’aurais juré qu’il ne tiendrait pas parole, qu’il oublierait mon existence aussi vite que les autres. Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
Je trébuchai à moitié lorsqu’on atteignit la grande cour. Le vent du matin fouettait mes joues meurtries, mes pieds nus s’enfonçaient dans la terre froide.
Et là, au centre, se tenait mon père.
Immobile. Impassible. Le regard aussi tranchant qu’une lame.
Ma mère se tenait à ses côtés, les mains croisées, le visage fermé. Nos yeux se croisèrent, mais elle détourna aussitôt le regard.
Mes sœurs étaient alignées sur les marches, leur valise à mes pieds. Leurs visages étaient neutres, presque vides. Le silence pesait si lourd qu’on entendait le vent siffler entre les murs.
Gary me poussa en avant avec une telle force que je perdis l’équilibre. Je tombai — ou du moins, j’allais tomber — jusqu’à ce qu’une main solide m’attrape par la taille.
Le choc me coupa le souffle.
Son odeur, bois sombre et orage, m’enveloppa aussitôt. Je levai les yeux et mes battements de cœur s’arrêtèrent.
Alpha Draven.
Son visage, austère et magnétique, semblait sculpté dans la pierre. Ses yeux d’or me fixaient sans cligner, sans émotion apparente, mais une intensité troublante brûlait derrière ce calme.
Je me dégageai maladroitement, reculant de quelques pas — jusqu’à sentir une autre main, celle de Gary, me bloquer net dans le dos.
Draven ne me regardait déjà plus. Son attention se porta sur mon père. Sa voix, basse et posée, couvrit tout le reste.
— Beta Gabriel, ta fille a passé la nuit dans un poulailler. Je n’ai pas besoin de savoir pourquoi. Je repars avec elle, maintenant.
Le mot tomba. *Avec elle.*
Mariée.
L’idée me heurta comme une gifle.
Je tournai vers mon père un regard désespéré. Mais il resta de marbre.
— Emmène-la, répondit-il simplement. Et ne remets plus jamais les pieds ici.
Le monde bascula.
— Père ! sifflais-je, la gorge serrée. Je vous en supplie… ne me laissez pas partir ! Je peux changer, je peux…
Il m’interrompit d’un ton glacial, chaque mot tranchant comme un couperet.
— Tu es une erreur. Une honte pour la meute. À compter de ce jour, Meredith Carter n’existe plus ici.
Mon souffle se bloqua. Les sons se diluèrent. Le froid devint silence.
Puis il ajouta, sans lever les yeux :
— Pars. Et ne reviens jamais.
Et ce fut comme si la terre m’avait avalée toute entière.