Chapitre 10 :
Le jour que je redoutais plus que tout s’était levé — celui de mon union forcée.
La nuit avait été une torture. Pas une minute de repos, seulement des heures à ruminer une colère sourde et une honte qui me rongeait comme un poison lent. À présent, il n’y avait plus rien à faire. La sentence tombait, et je n’étais plus qu’une spectatrice impuissante de ma propre vie.
À l’aube, des pas précipités résonnèrent dans ma chambre. Une escouade de femmes dirigées par Madame Béatrice pénétra dans la pièce, leurs visages dénués d’émotion, leurs gestes mécaniques. J’étais un projet à achever, pas une mariée.
Elles m’ont plongée dans un bain de lait et de vanille, dont la douceur feinte dissimulait la brutalité des mains qui me frottaient comme si elles cherchaient à effacer jusqu’à mon existence. Ma peau brûlait. Chaque passage du gant râpait ma chair déjà meurtrie. J’avais l’impression d’être purifiée d’un crime que je n’avais pas commis.
Quand ce supplice prit fin, des mains étrangères me couvrirent d’huile de coco, glissant sur ma peau sans délicatesse. J’ai protesté, inutilement. Mon corps n’était plus le mien.
Puis vinrent la soie, les pigments, les bijoux. Le poids du métal à mon cou me rappela celui d’une chaîne. On déposa dans mes cheveux une tiare d’argent sertie de pierres de lune avant d’abaisser sur mon visage un voile si blanc qu’il semblait vouloir effacer tout ce que j’étais.
Quand mon regard croisa celui du miroir, je ne reconnus pas la femme qui m’y fixait. Elle avait l’air fragile, lointaine, vidée. Une parure vide pour Draven Oatrun.
Madame Béatrice, concentrée, examina mes pieds comme on jauge un objet rare. Après plusieurs essayages, elle choisit une paire de chaussures brodées, puis déclara d’un ton sec :
— Tes pieds sont parfaits.
Je n’eus pas le temps de réagir. Les portes s’ouvrirent avec fracas, et une aura glaciale envahit la pièce.
Tous se figèrent.
Je n’avais pas besoin de lever les yeux pour sentir le mépris qui accompagnait cette présence. Pourtant, quand je la vis, je la reconnus aussitôt : la femme du Bal Lunaire. Celle dont le regard avait déjà trahi un mélange d’arrogance et de désir blessé.
Elle s’avança, silhouette élégante vêtue d’une robe verte qui épousait chaque courbe de son corps.
— Eh bien, la mariée semble prête, murmura-t-elle d’une voix mielleuse.
Madame Béatrice s’inclina légèrement.
— Mademoiselle Fellowes.
Les domestiques imitèrent le geste, puis s’enfuirent dès qu’elle le leur ordonna. En un instant, le silence retomba, épais et coupant.
Je restai immobile, les yeux rivés au miroir. Elle se tenait derrière moi, son reflet dominant le mien. Ses cheveux blonds brillaient d’un éclat presque cruel, et son parfum envahissait déjà l’air.
— Tu sais qui je suis ? lança-t-elle, un sourire froid aux lèvres.
— Non.
Son rire était sec.
— Tu n’as même pas conscience de ce que tu fais ici, n’est-ce pas ?
Je n’eus pas la force de répondre.
Elle fit lentement le tour de ma chaise. Ses pas résonnaient sur le parquet comme des avertissements.
— Tu n’as pas la moindre idée de la place que tu voles, souffla-t-elle.
Son souffle frôla ma nuque. Je sentis ses doigts effleurer le bois du dossier avant de s’y agripper.
— Tu ne mérites rien de tout cela. Pas lui. Pas ce mariage. Rien.
Son regard vert brillait d’une haine pure. Et je compris enfin. Ce n’était pas ma malédiction qu’elle haïssait. C’était ma présence auprès de Draven.
Je détournai la tête.
— C’est tout ?
Ses yeux s’écarquillèrent, outrés.
— Comment oses-tu ? Tu n’es qu’un pion. Un déchet dont on se débarrasse quand il n’est plus utile.
Une colère froide monta en moi, incontrôlable.
— Et pourtant, je suis toujours là. Debout.
Elle resta muette, abasourdie par mon audace.
Le silence pesa lourd entre nous. Puis elle se pencha, son visage tout près du mien.
— Draven n’est pas à toi. Il est à moi. Et je ne laisserai personne m’en priver.
Je laissai échapper un souffle ironique.
— Tu devrais peut-être le lui rappeler, alors.
Ses mâchoires se crispèrent. Pendant une seconde, j’ai cru qu’elle allait me gifler.
Mais la porte s’ouvrit soudain. Madame Béatrice revint, suivie de son cortège de servantes.
— Mademoiselle Fellowes, les cloches vont sonner. Il est temps.
Wanda Fellowes — car tel était désormais son nom dans mon esprit — me lança un dernier regard chargé de fiel.
— Souviens-toi de moi, Meredith. Ce jour ne fait que commencer.
Puis elle sortit, laissant derrière elle une odeur de menace.
Je n’avais plus besoin d’explications.
Ce matin-là, avant même d’épouser Draven, je venais déjà de gagner une ennemie.