Chapitre 2
Le lendemain, Mary retourna au commissariat et fut immédiatement reçue par le commissaire Fabien.
— Voilà, dit-elle en posant le dossier sur le bureau.
Le commissaire prit le dossier, le contempla un instant et, levant les yeux vers Mary, demanda :
— Eh bien, qu’en pensez-vous?
— Graissac est bien persuadé qu’il s’agit d’un meurtrier en série?
— Il le craint, en tout cas, dit le commissaire Fabien. Pourquoi cette question? Vous en doutez?
— Oui, dit Mary après réflexion. Rien ne semble relier les victimes, si ce n’est que, dans les trois cas, elles ont été tuées par une arme similaire. Pour ce qui concerne les deux premières, le meurtre semble évident, pour la troisième, ça me paraît moins sûr.
— Vous voulez parler de Corinne Pagès, cette femme inspecteur des impôts qui est tombée dans le passage Pommeraye?
Elle sourit :
— Je vois que vous connaissez le dossier!
— Oh, fit le commissaire d’un air modeste, j’y ai jeté un coup d’œil.
Un coup d’œil appuyé, alors, pensa Mary. Au point d’avoir en tête le nom et même le prénom des victimes.
— Je parle de Corinne Pagès, en effet. Si on lui a plongé cette aiguille dans le cœur, c’est au vu et au su de tout le monde, et cela me paraît assez énorme. En revanche…
Elle s’arrêta un instant et Fabien l’encouragea :
— En revanche?
— Elle aurait pu, elle, tenir cette épingle à la main, ou encore l’avoir fichée dans ses vêtements et puis, au cours de sa chute, se l’être plantée elle-même dans la poitrine.
— Accidentellement?
— Évidemment! Je vois mal quelqu’un se suicider dans un lieu aussi fréquenté que le passage Pommeraye, surtout de cette manière!
Le commissaire Fabien médita un instant ces paroles et dit :
— Pourquoi pas?
Mary se méprit et demanda, étonnée :
— Vous croyez au suicide?
— Mais non! dit Fabien agacé. Non bien sûr!
Il haussa les épaules :
— Un agent des impôts se suicider! Vous avez de ces idées!
— Ils ont bien leurs soucis, comme tout le monde, dit Mary.
Fabien haussa furieusement les épaules. Les soucis des agents du fisc étaient le cadet de ses soucis.
— Je parlais d’accident, dit Mary. Comme l’aiguille est restée fichée dans le corps, le doute est possible.
— Ça peut s’envisager, concéda le commissaire.
Il y eut un court silence, puis elle demanda :
— Qu’est-ce que Graissac vous a demandé exactement?
— La même chose que la dernière fois, dit le commissaire.
— La dernière fois c’était il y a sept ans! Il a de la mémoire, votre Graissac. Il ne sait donc pas que j’ai quitté la police?
— Qui l’ignore dans la corporation? ironisa Fabien. Vous pensez bien que la première chose que j’ai faite a été de le lui rappeler!
— Cela ne le gêne pas?
— Pardon? dit Fabien en fronçant les sourcils.
Mary dut préciser :
— Cela ne le gêne pas que je ne fasse plus partie de la famille?
— Êtes-vous bien sûre de n’en plus faire partie? glissa le commissaire.
— Que voulez-vous dire?
— Hé, flic un jour, flic toujours. Vous connaissez le dicton.
— Il ne vaut pas pour moi, affirma-t-elle avec une assurance qu’elle ne ressentait pas. Je suis dans le civil maintenant, patron.
« Patron ». Fabien sourit. Il aimait bien ce mot, surtout dans la jolie bouche de Mary Lester. Il hocha la tête d’un air entendu, en souriant plus largement.
— Bon, dit-il, revenons à Graissac. N’en doutez pas, il sait que vous ne faites plus partie de la famille, comme vous dites, et pour ne rien vous cacher, ça l’arrangerait plutôt.
— Tiens donc! Comment verrait-il mon intervention?
— Discrète, Mary, très discrète, presque occulte!
Elle eut un rire bref :
— C’est une manie chez lui! Devrai-je encore me déguiser en courant d’air pour l’appeler dans la cabine en bas de son domicile, comme la dernière fois?
— N’exagérons rien, depuis cette époque l’utilisation du téléphone portable s’est généralisée. Et Graissac, bien que vous le pensiez vieux jeu, n’a pas échappé à la contagion.
— Mais moi, patron, qu’est-ce que j’ai à gagner dans cette affaire?
— Un scoop, Mary! N’êtes-vous pas journaliste d’investigation? Nous vous offrons la possibilité d’enquêter sur un tueur en série en bénéficiant de l’aide de la police.
— Je bénéficie de l’aide de la police et la police bénéficie de mon aide, c’est ça?
— À peu près.
Il se pencha et dit sur le ton de la confidence :
— Le nouveau ministre de l’Intérieur semble vouloir tenir ses promesses électorales et rétablir la sécurité sur tout le territoire.
— Je vois, dit-elle, et une série de crimes ferait tache sur des statistiques plutôt en recul.
— Voilà, dit le commissaire Fabien avec un petit sourire crispé.
— Quels seraient mes moyens?
— Ceux que vous aviez en tant que fonctionnaire de police.
— Y compris la solde?
Fabien émit un bref éclat de rire :
— Je croyais que vous étiez au-dessus de ces basses contingences.
— C’est une affaire de principe, Monsieur. Je veux bien donner mon temps pour des gens démunis, pas pour l’État. Je ne voudrais pas être la seule qui travaille à l’œil dans la boutique.
Elle regarda le commissaire d’un air soupçonneux :
— Mais peut-être n’avez-vous pas les coudées franches pour en décider?
— Y compris la solde, soupira Fabien en écrivant quelques lignes sur une feuille de papier.
— J’espère, dit Mary sarcastique, que mes émoluments ne seront pas défalqués des vôtres.
— Pourquoi me dites-vous ça? demanda-t-il, les sourcils froncés.
— Parce que j’ai l’impression que ça vous fend le cœur de devoir me payer.
— N’en croyez rien, dit-il sèchement. Pas d’autres dispositions?
— Si. Pourrai-je, le cas échéant, requérir les services de Jean-Pierre Fortin?
Le commissaire sourit :
— Je l’attendais, celle-là!
— Alors?
— Sans aucun problème.
— Vous me le détacheriez à Nantes?
Il soupira, comme s’il s’agissait d’un caprice de femme.
— Si vous le souhaitez. Je m’arrangerai avec Graissac afin qu’il m’attribue un lieutenant en remplacement de Fortin.
Mais ce n’était pas un caprice. Depuis le temps qu’elle faisait équipe avec Fortin, Mary connaissait mieux que personne les précieux services que le grand lieutenant était en mesure de lui rendre.
Elle plissa les yeux.
— C’est bien régulier, ça?
— Dites donc, Mary, fit le commissaire avec hauteur, je suis Directeur oui ou non? Graissac est-il Directeur lui aussi? Depuis quand serait-il irrégulier de permuter temporairement des officiers de police dans l’intérêt du service?
— Je ne sais pas, Monsieur, mais il m’avait semblé qu’autrefois, j’allais dire « de mon temps », vous étiez plutôt chatouilleux sur les entorses à la procédure administrative.
— Il n’y a pas entorse! dit Fabien d’une voix convaincue.
Puis, regardant Mary par en dessous, il ajouta en hypocrite :
— Bien entendu, vous êtes réintégrée avec le grade de capitaine…
Mary mit quelques secondes à assimiler ce que le commissaire venait de dire. Puis elle éclata de rire :
— Vous alors! On peut dire que vous avez de la suite dans les idées!
Tout compte fait, même si elle faisait la mécontente, elle était ravie de revenir dans la grande maison, ne fût-ce qu’à titre temporaire.
— Je ne peux pas faire autrement, dit Fabien patelin. Quel flic vous obéira si vous n’êtes qu’un civil?
— Vous avez réponse à tout, dit-elle. Bon, je veux bien, mais le temps de la mission seulement. Ensuite…
— Ensuite, vous déciderez, dit Fabien. Ce qu’il faut maintenant, Mary, c’est empêcher un s******d de crever des yeux et des cœurs à l’aide d’épingles à chapeau!
Il respira fort, roula des yeux terribles et dit :
— Il faut le trouver, capitaine Lester!
•
Mary Lester conduisait sa Twingo sur la voie express qui mène de Quimper à Nantes. La grande ville s’annonçait, précédée de zones commerciales s’étendant à l’infini.
Elle avait récupéré son arme, sa carte de police, une paire de menottes. Tout ce matériel, auquel elle n’était plus habituée, pesait dans son sac posé sur la banquette, près d’elle, sous son duffel-coat.
Au loin, les immeubles d’Atlantis se découpaient comme un jeu de construction sur le ciel bleu. La circulation se faisait dense, les automobiles, les camions se pressaient comme des abeilles à l’entrée d’une ruche.
La ruche était là, immense, peuplée, étalant ses richesses des deux côtés de la Loire qui coulait, impassible, entre des quais où un long bateau de guerre gris, réformé de la défense active, abritait un musée. Mary lut sur une pancarte accrochée à la passerelle : Musée naval le Maillé Brézé.
Sur l’autre berge, d’énormes grues jaunes rappelaient qu’il n’y avait pas si longtemps, sept mille employés de la métallurgie fabriquaient ici les plus beaux bateaux du monde.
Las! La fermeture du chantier Dubigeon, le dernier à rendre les armes, avait marqué la fin d’une époque glorieuse et prospère, celle de la construction navale nantaise.
Maintenant les paquebots de luxe, les ferries géants se construisaient plus bas vers l’Atlantique, à Saint-Nazaire; les quais de la Fosse ne résonnaient plus du fracas des tôles martelées et les eaux limoneuses du fleuve courant vers la mer ne reflétaient que les phares jaunes et les feux rouges des automobiles. Les lueurs bleues électriques des chalumeaux brasant le fer, lucioles incandescentes étincelant au fond des ateliers, appartenaient désormais au domaine du souvenir.
La circulation était intense, Mary remonta vers la place Graslin et trouva à garer sa Twingo dans un parking souterrain.
Elle sortit son sac de voyage et remonta à l’air libre. L’hôtel où elle avait retenu une chambre était tout proche.
Un fin crachin mouillait la nuit tombante. Les enseignes au néon illuminaient les rues populeuses ou d’aucuns flânaient sous la poussière d’eau qui tombait du ciel, tandis que d’autres se hâtaient, les bras chargés de paquets, de regagner leur domicile.
Mary avait choisi son logement dans un établissement de bon standing du centre ville d’où elle pourrait rayonner sans avoir à prendre sa voiture.
Comme dans toutes les grandes villes, les embouteillages pouvaient bloquer toute la circulation à certaines heures et, s’il y avait bien quelque chose que Mary détestait, c’était se retrouver captive de son véhicule au milieu de milliers de voitures à touche-touche.
Les bus et le superbe tramway lui éviteraient ces avatars.