Lorsque les écrits parlent-2

2062 Words
Pilar sentit qu’on lui posait un linge sous le nez. Puis, peu à peu, un miséricordieux néant la submergea. Lorsqu’elle se réveilla, encore sonnée, étourdie par l’anesthésie, la jeune accouchée cligna des yeux, le regard flou et l’esprit cotonneux. Elle perçut cependant plusieurs choses à la fois. L’insupportable douleur dans son bas ventre avait presque disparu. Elle avait été remplacée par une cuisante brûlure émanant de la région la plus intime de son corps. Instinctivement, elle voulut porter ses mains à son sexe. En glissant les mains sous le drap et la couverture, elle constata que son abdomen était à nouveau plat. « Ça y est donc ! Mon bébé est né ! » se réjouit-elle malgré sa douleur. Des mains douces et maternelles remontèrent jusque sous son menton le drap qui avait glissé. — Allez, allez, señoritaRuiz. Ne bougez pas. Il faut dormir. C’est fini. Tout va bien. Avant de replonger dans l’inconscience, Pilar eut le temps de reconnaître sœur Virtudes, une des plus jeunes religieuses du couvent. Une des plus gentilles aussi. Le doux visage familier, encadré par la sévère guimpe blanche de sa congrégation, lui souriait avec pitié, d’un de ces sourires de madone andalouse, empreints d’espoir et d’indulgence envers les pauvres pécheurs de ce monde. Ce fut encore sœur Virtudes que Pilar contempla en ouvrant les yeux pour la seconde fois. Elle ignorait que quatre longues heures s’étaient écoulées depuis son premier réveil et que, pendant ce laps de temps, la nouvelle moniale n’avait pas quitté son chevet. La jeune femme ravaudait de modestes bas, gris et usés, à la flamme vacillante d’une bougie. « Le diable trouve toujours des occupations pour les mains inoccupées ! » disait le vieux dicton. En ces courtes journées de janvier, la nuit tombait tôt, mais pour une seule accouchée, cela ne valait pas la peine d’allumer une lampe. Cependant, selon les préceptes de son ordre, il fallait s’appliquer et faire de son mieux dans chaque tâche entreprise, même les plus humbles. Virtudes plissait donc les yeux et, malgré la pénombre, elle essayait de réussir de beaux points réguliers dans les bas troués de ses consœurs. Au léger mouvement de Pilar, elle leva la tête, heureuse de constater que sa patiente reprenait ses esprits. — Ah ! Dieu soit loué ! Cette fois-ci, vous voilà réveillée pour de bon. Je le vois à votre regard plus lumineux. Elle posa son ouvrage sur ses genoux. En repensant à la mission qui lui avait été confiée, elle parut subitement chagrinée. Elle soupira, s’éclaircit la gorge et déglutit avec appréhension. Ce qui allait suivre ne serait facile, ni à dire ni à entendre. — Eh bien, je peux vous assurer que vous avez fait très peur aux sœurs qui vous ont assistée, señorita Ruiz. Vous étiez fiévreuse, je ne sais si vous vous en souvenez ; il y avait une infection. De plus, d’après ce qu’on m’a dit, il y a eu… euh, un problème au moment de l’accouchement. Le cordon qui… Sans oublier vos chevilles qui étaient très enflées… Une éclampsie, vous comprenez ? Et puis, votre bassin si petit… L’enfant mal placé… Pensez ! Sans parler de… l’expulsion du placenta qui a apparemment tardé… Dans son désarroi, elle balbutiait des bribes de phrases incohérentes et incompréhensibles. — Bref, notre chère mère Asunción vous a confiée à moi pour que je sois présente à votre réveil et pour que… je vous annonce la… la triste nouvelle. Il semblerait que notre Seigneur, dans son infinie sagesse, a jugé bon de reprendre votre enfant auprès de lui… Un petit garçon, le cher ange ! Mes sœurs ont fait tout leur possible pour le sauver, mais elles ont seulement eu le temps de le baptiser avant qu’il ne parte au ciel rejoindre notre Créateur. — Mon bébé est donc mort ? résuma crûment Pilar avec effroi. — Ne vous inquiétez pas. Comme je vous le dis, les sœurs ont pu le baptiser. D’ailleurs, elles l’ont prénommé Tomás, le saint dont nous fêtons le jour aujourd’hui, vingt-huit janvier. Ce qui fait qu’il est monté directement au paradis au lieu d’errer dans les limbes, hors de la vue de Dieu, comme tous les pauvres enfants qui meurent sans avoir reçu le premier sacrement. — Mon bébé est mort ? Mais, pourtant… je crois me souvenir que… Il me semble l’avoir entendu pleurer, crier même… Et puis, une des sœurs a parlé des archives… Sœur Virtudes lui tapota le bras en souriant avec tendresse. — Ma pauvre, vous déliriez sous les doubles effets de la fièvre et du chloroforme. Maintenant, au sujet de nos archives, il est vrai, en effet, que chaque naissance et chaque décès y sont scrupuleusement consignés. Une de mes sœurs a peut-être mentionné ce fait devant vous à un moment pendant l’accouchement. Par contre, pour ce qui est de votre enfant, il n’y a aucun doute à avoir. Vous ne pouviez pas avoir entendu ses cris puisque qu’il est décédé. — Oh, Seigneur ! Et son père qui l’est sûrement aussi ! geignit Pilar, secouée par des sanglots. Elle se tordit dans tous les sens, non plus de douleur mais sous l’effet d’une peine immense qui la submergeait. — Chut, chut. Calmez-vous. Sœur Virtudes caressa le bras de la jeune accouchée avec douceur. — Ainsi, vous savez donc qui était le père de l’enfant ? demanda ingénument la récente arrivée au couvent. On lui avait affirmé que les filles de ce foyer étaient, pour la plupart, de telles dévergondées qu’elles ne connaissaient souvent pas le nom du géniteur. — Mais, bien sûr que je le sais ! Je ne suis pas une « marie-couche-toi-là », ma sœur ! Il s’appelle Rafael Montero, et nous nous aimons depuis toujours. Nous devions… nous marier, sanglota Pilar. — Pourquoi n’est-il pas ici à vos côtés alors ? — Parce qu’il est parti faire son service militaire dans le protectorat espagnol au Maroc. La dernière fois que je l’ai vu, c’était fin avril, l’année passée, lors de sa dernière permission. Et c’est là que nous avons fait… enfin, que nous avons couché ensemble pour la première fois. Pilar rougit et évita un instant le regard bienveillant de Virtudes avant de reprendre : — Plus tard, quand je lui ai écrit pour lui dire que j’étais enceinte, il m’a répondu qu’il était très heureux et que notre « bébé de l’amour » serait le plus beau du monde ! Mais depuis que je suis entrée ici… je n’ai plus reçu aucune nouvelle. Elle s’essuya les yeux avec le drap et poursuivit : — Pourtant je lui ai adressé de nombreux courriers ! J’ai confié les lettres à sœur Nieves qui a eu la gentillesse de les poster pour moi. Je suis sûre qu’il est mort, mon Rafael. Sinon, il m’aurait répondu ! Et maintenant, mon pauvre petit bébé est mort lui aussi ! Qu’est-ce que je vais devenir sans eux ? Comme en réponse à cette déchirante question, sœur Nieves pénétra en coup de vent dans la salle. Ayant pressenti une crise de larmes, elle portait une lampe à pétrole et un petit plateau métallique sur lequel étaient posés quelques instruments sous un linge blanc. Avant que Pilar ne puisse réagir, elle lui passa un coton imbibé d’alcool sur l’avant-bras, et lui injecta un liquide incolore. — Le bienheureux repos et l’oubli vont vous permettre d’envisager votre avenir d’une façon plus sereine, lui dit la vieille religieuse, pour une fois presque aimable. Avant de quitter la pièce, elle se tourna vers la novice, toujours assise au chevet de Pilar. Sans pitié pour cette dernière, elle enchaîna : — Sœur Virtudes ! Une nouvelle accouchée attend votre aide avec son nourrisson, un beau gros garçon qui semble déjà avoir très faim, tellement il hurle ! Comme une souris effrayée, la subalterne fourra précipitamment son ouvrage au fond de la vaste poche de son tablier. Elle bondit de son siège, glissa ses mains et ses avant-bras dans les profondeurs de ses longues manches, baissa la tête modestement, puis elle sortit d’un pas rapide et silencieux. Laissée seule dans la pénombre, Pilar sanglota doucement dans son oreiller. Elle chercha un réconfort fugitif en effleurant son pendentif, jusqu’à l’arrivée du bienheureux anéantissement procuré par la drogue de l’injection. *** Rafael Montero et Pilar Ruiz s’aimaient en effet depuis longtemps. Ils s’étaient rencontrés sur la propriété de donMiguel Aranda, le plus riche terrien de la région. Rafael travaillait comme commis agricole sur la vaste exploitation d’amandiers et d’oliviers. De son côté, Pilar besognait depuis quatre ans en qualité de bonne à tout faire dans la masia cossue des maîtres. Hélas, l’année précédente, le jeune homme avait dû la quitter, la mort dans l’âme, pour partir soldat au Maroc. Un long conflit sanglant s’y achevait entre les coloniaux espagnols et les indigènes assoiffés d’indépendance. Jusqu’à son départ, les adolescents étaient restés sages, se contentant de baisers furtifs et de caresses brèves mais de plus en plus enflammées. Cependant, trois mois plus tard, lorsque Rafael était revenu pour sa première permission, les deux jeunes gens, très épris, n’avaient pu réfréner davantage leurs ardeurs. Ils s’étaient embrassés avec frénésie dans le foin moelleux et odorant de la grange en se jurant amour et fidélité jusqu’à la mort. « La guerre se termine et je vais bientôt rentrer. Nous nous marierons dès mon retour, je t’en fais le serment ! » Avant son départ, le valeureux militaire réussit, à vrai dire sans trop de difficultés, à faire sienne la petite bonne éblouie et passionnée. Désormais rassuré sur leur couple, le soldat repartit, confiant, se battre en Afrique. Les amoureux promirent de s’écrire chaque semaine. Pourtant, depuis de longs mois, aucune lettre n’était arrivée. Avait-il été tué dans les derniers combats ? La jeune fille refusait d’y croire puisque aucun télégramme, provenant de l’armée, n’avait été adressé à leur patron. Orphelin comme Pilar, le jeune homme d’à peine dix-neuf ans était sous la tutelle de son maître, don Miguel, jusqu’à sa majorité. Les sachant « fiancés », celui-ci n’aurait jamais caché à sa jeune employée l’arrivée d’un bouleversant communiqué officiel. Rafael avait-il alors tout simplement cessé de l’aimer ? Cela ne semblait pas possible. Et pourtant, avait-il craint d’endosser une responsabilité aussi énorme alors qu’il n’avait même pas vingt ans et que la mère en avait seulement dix-sept ? Après avoir reçu l’injection sédative de sœur Nieves, Pilar s’était rendormie en se posant ces nombreuses et brûlantes questions. Un troisième jour se leva, lumineux mais froid à « glacer le sang dans les veines », comme disaient les autochtones. Les religieuses avaient dû rajouter des braseros dans les salles et distribuer des couvertures supplémentaires. L’eau gelait dans les brocs et les cuvettes. Décidément, cet hiver de 1955-1956 allait battre des records de froid et rester dans la mémoire collective ! La veille, en fin de journée, Pilar avait réintégré son lit dans le vaste dortoir. Plusieurs jeunes filles étaient venues lui présenter leurs condoléances. Par ces pensionnaires, elle avait appris qu’à son tour Inma avait entamé son travail ce matin-là et qu’elle n’était toujours pas revenue. Même dans un couvent, le bouche à oreille fonctionne bien. Ainsi, les filles avaient entendu dire que de possibles problèmes majeurs se déroulaient actuellement dans la salle de travail. Apparemment, l’accouchement ne se passait pas normalement. Le soir, inquiète et toujours sans nouvelles, Pilar avait adressé un signe discret à sœur Virtudes qui passait dans le couloir. Une fois assurée de l’absence de ses consœurs dans les alentours, la novice s’était approchée à pas feutrés, le temps de lui chuchoter la terrible nouvelle : — Votre amie a perdu son bébé elle aussi ! Le sien est mort-né. Il avait une malformation de la colonne vertébrale. Je vais justement auprès d’elle, la pauvre. Apparemment, malgré son état de fille-mère, elle aussi voulait son enfant. Ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas dans ce foyer. Vu votre épreuve si semblable, vous vous consolerez mutuellement, n’est-ce pas, chère âme ? Cependant, n’oubliez jamais qu’il faut respecter la volonté de notre Seigneur. Il vous réserve peut-être, à l’une et à l’autre, une vie meilleure. Avec un mari travailleur et bon père de famille catholique qui vous aimera, vous et vos beaux enfants, nés dans le mariage, ceux-là. Comme à son habitude, Virtudes était repartie rapidement et en silence. Hormis le léger cliquetis du gros chapelet accroché à sa ceinture et qui tapait contre ses jambes à chacun de ses pas, elle se déplaçait sans bruit. C’était une jeune femme humble et attentionnée, comblée dans son apostolat auprès de ces filles perdues et répudiées. Elle ne jugeait personne et accomplissait son travail avec douceur et dévouement. Depuis son réveil, Pilar guettait le brancard qui ramènerait Inma dans le lit d’à côté. Que se diraient-elles en se revoyant ? Pourquoi le Seigneur avait-il repris l’enfant de chacune ? La pouponnière de la maternité, située au bout du couloir, résonnait des pleurs de plusieurs bébés, tous bien portants et vociférant haut et fort pour le prouver. Aux heures de la tétée, les religieuses amenaient ces bambins affamés aux mères qui ne pouvaient pas encore se lever. Quelques jeunes filles, pas encore à terme, s’approchaient alors avec envie des heureuses mamans donnant sereinement le sein à leur petit. Ceux-ci, souvent rouges, fripés et laids, étaient invariablement déclarés « magnifiques » et « adorables » par toutes les autres pensionnaires. Les regards, amers de convoitise et chargés de tristesse, que lançait Pilar à ces groupes joyeux, fendaient le cœur de certaines nouvelles mères, conscientes de leur chance d’avoir mis au monde un bébé en bonne santé. D’autres, qui la détestaient, se délectaient de son malheur. Quelques-unes, qui ne désiraient pas leur enfant, lui auraient volontiers fait cadeau du leur !
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