Lorsque les écrits parlent-3

2017 Words
En ce deuxième jour après l’accouchement, les obsèques du petit Tomás devaient avoir lieu avant midi. Le nouveau-né serait inhumé dans un minuscule cercueil blanc, dans un enclos réservé à cet effet. Un seul ange en albâtre, offert par un riche paroissien, veillait sur le carré des modestes tombes d’enfants morts à la maternité. À chaque emplacement, une simple croix en bois, marquée d’une date et d’un nom, indiquait le bref passage sur cette terre d’un malheureux innocent. Sœur Nieves entra dans la salle, suivie d’une nouvelle postulante. — Nous avons dans cette salle des filles qui accoucheront prochainement ou qui ont accouché il y a peu. Vous devrez entretenir les deux poêles et les braseros, signaler des problèmes s’il y a lieu, prendre les températures, calmer les hystériques, enfin… vous rendre utile. Comme elles s’approchaient de Pilar, celle-ci se releva péniblement sur un coude. — Ma sœur ! S’il vous plaît, je voudrais assister aux obsèques de mon bébé tout à l’heure et, surtout, je voudrais voir son pauvre petit visage avant qu’on referme le cercueil ! — Je regrette, señoritaRuiz. Vous ne pouvez pas encore vous lever. Vous avez toujours de la fièvre et il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors. De plus, il vaut mieux que vous ne voyiez pas votre défunt bébé. Il a manqué d’oxygène à sa naissance et n’est pas… bref, croyez-moi, il est inutile de vous traumatiser davantage. À présent, recouchez-vous. Ne prenez pas froid ! Elle remonta la couverture qui avait glissé. — Rassurez-vous. Il n’a pas souffert. Nous prierons toutes pour lui et il ira directement dans les bras de notre Seigneur. Maintenant, suivez-moi sœur Maria Angela, je vais vous montrer la lingerie et la buanderie. — Mais, ma sœur… gémit Pilar. Peine perdue. La religieuse s’éloigna d’un pas décidé et la postulante la suivit respectueusement. Toutefois, celle-ci lança par-dessus son épaule un regard empreint de compassion, à l’égard de cette fille alitée et si pâle, avant de rattraper sa supérieure. Vers la fin de la matinée, une cloche retentit dans l’air glacial. Le timbre sinistre du glas fut quelque peu atténué par les frimas de l’hiver qui enveloppaient d’une fine ouate blanche le cimetière exigu situé en contrebas du couvent. Ce tintement, lent et lugubre, invitait un groupe de femmes, peu nombreuses, à assister aux discrètes funérailles religieuses du petit Tomás Ruiz. Dans la salle, galvanisée par le son de la cloche, Pilar rabattit sa couverture, posa ses pieds glacés par terre et, péniblement, tout en titubant dangereusement, réussit à atteindre la fenêtre la plus proche. L’effort l’avait épuisée et la sueur coulait le long de son corps fiévreux et tremblant. Toutefois, sa peine était récompensée. Depuis cet emplacement, elle pouvait en effet apercevoir, par-dessus le mur, le cercle restreint composé de formes vêtues de noir et de blanc qui s’était constitué autour d’un trou béant. Trois religieuses et plusieurs novices et postulantes observaient attentivement le fossoyeur. Celui-ci descendait un tout petit cercueil, au bout d’une corde, dans la tombe fraîchement creusée. L’homme ne peinait visiblement pas pour accomplir seul ce travail car le poids devait être minime. La charge minuscule parvenue au fond du trou, l’ouvrier remonta la corde, baissa la tête et quitta sa casquette crasseuse. À ce dernier geste, les moniales entonnèrent alors le Dies irae puis, l’une après l’autre, elles jetèrent une poignée de terre sur la bière. Enfin, après avoir psalmodié une ultime prière, frigorifiées malgré leur longue cape noire, elles quittèrent l’enclos en file indienne, entraînées par mère Asunción toujours aussi pressée. L’infirmière-chef, marchant de son pas intrépide habituel, était d’ailleurs déjà loin devant ses consœurs. Pilar quitta son poste d’observation et parvint à se recoucher avant le retour de sœur Nieves. Il était temps ! Quelques instants plus tard, l’infirmière s’arrêtait sur le pas de la porte. Elle scruta lentement les deux rangées de lits et, ne voyant rien d’anormal, elle hocha la tête, satisfaite, et passa son chemin. Une fois la religieuse éloignée, la voisine alitée à la gauche de Pilar lui chuchota : — Nine, pendant que tu suivais l’enterrement de ton bébé à la fenêtre, la Rocío m’a dit qu’on allait ramener Inma sous peu. Ce petit oiseau de bon augure prénommé Linda (« jolie » en espagnol) devait accoucher prochainement. La tristement mal nommée était en réalité une maigrichonne au long visage olivâtre et ingrat constellé d’acné. Son ventre énorme soulignait la maigreur de son corps mal nourri. Elle ne se réjouissait pas de devenir mère, car elle connaissait d’ores et déjà la vie malheureuse qui l’attendait au village. Le père de son enfant, un fainéant, buveur et couard, ne l’aimait pas. D’abord récalcitrant à l’idée de l’épouser, il avait finalement été « convaincu » par le curé du bien-fondé d’un mariage catholique et rédempteur – décision prise, certes, sous les menaces répétées d’une excommunication et surtout d’une bonne raclée qui lui serait administrée par le saint homme lui-même. Lorsque Linda reviendrait chez ses parents, de modestes noces, rapides et discrètes, auraient donc lieu. Si le bonheur des deux époux n’était pas assuré grâce à cette cérémonie tardive, du moins l’honneur des deux familles serait préservé. Cependant, le jeune homme, privé de sa liberté et dorénavant obligé de travailler, ferait payer cher à sa nouvelle femme ce mariage sous la contrainte, surtout si leur enfant s’avérait être une fille ! Car une « pisseuse » ne serait rien de plus qu’une bouche supplémentaire à nourrir ! Deux novices pénétrèrent dans la salle en poussant un brancard. Comme cela avait été annoncé par le téléphone arabe, Inma réintégrait le dortoir. Pendant ce temps, Pepe Mir, le fossoyeur et homme à tout faire du couvent, recouvrait le petit cercueil apparemment déjà oublié de tous. — Heureusement, il est cent fois plus facile de remplir un trou que de le creuser, maugréa-t-il en maniant la pelle. Surtout dans cette p… de terre gelée, aussi dure que la tête de ma belle-mère ! Tant de pauvres bambins innocents trépassaient dans les environs, avant même d’avoir vécu. L’homme avait l’habitude. Il en creusait, des tombes ! — Il vaut sans doute mieux qu’ils meurent, plutôt que de grandir pour trimer sur cette misérable terre, où il y a quasiment que les chèvres et les moutons qui y trouvent à bouffer ! raisonna-t-il. Depuis des lustres, les meilleures terres, arables et irriguées, appartenaient à quelques riches propriétaires. Les pauvres, eux, n’avaient pas beaucoup de chances de s’en sortir. Ils naissaient démunis et mouraient dans le même état. Le fossoyeur s’arrêta de pelleter et, malgré le froid ambiant, il s’épongea le front de son large mouchoir sale et troué. Relevant la tête, il observa les fenêtres et les hauts murs vétustes de l’ancien hôtel-Dieu. Une volée de corbeaux passait au-dessus du bâtiment en croassant. La vue de ces oiseaux de malheur le fit ricaner amèrement. Au village, il y avait des gens, assurément peu chrétiens, qui traitaient justement de « corbeaux » les religieuses, pourtant si dévouées, qui y avaient élu résidence plus d’un siècle auparavant. Pepe sortit sa blague à tabac et, un sourire ironique au coin des lèvres, il roula avec soin et parcimonie une fine cigarette qu’il alluma avec son vieux briquet à amadou. Puis, poursuivant l’idée qui le préoccupait depuis le matin, il sortit un calepin et un bout de crayon dont il lécha la pointe. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui et s’être assuré qu’il était seul, il inscrivit quelques mots, suivis d’une date. Ensuite, il enfouit à nouveau le carnet écorné et le crayon minuscule au fond de sa poche. Il tira une bouffée, retira deux brins de tabac restés collés sur sa langue et, tout en hochant la tête avec lassitude et résignation, il reprit son travail. — Bon, ben voilà ! Toi et moi on a encore tiré les numéros perdants, à ce qu’y me semble ! s’exclama Inma, une fois installée de nouveau dans son lit à côté de Pilar. Quand je te dis qu’y a pas de bon Dieu ! Elle avait attendu le départ des sœurs pour exprimer sa colère et elle fit un large geste qui englobait la salle entière. — Non mais, regarde-moi ces pauvres dindes qui apporteront jamais rien à la société… Elles, elles ont eu de beaux bébés, tout roses et mignons, qui tètent bien et qui sont en bonne santé ! Nous, on nous a bandé les seins pour arrêter la montée du lait et, les nôtres de bébés…, eh ben, ils sont morts ! Tu crois que c’est juste, ça ? Pilar, les larmes aux yeux, la fixa sans répondre, résignée. — P… c’est vrai, quoi ! En plus, tu veux pas parier que beaucoup de ces gourdes finiront par se faire épouser ? Et les autres… ? Leurs parents, ils avaient pourtant gueulé haut et fort qu’ils les chasseraient, non ? Eh ben, tu verras qu’à la fin ils les reprendront à la maison et ils les aideront à les élever, leurs mômes ! Surtout s’ils ont besoin d’elles pour le travail à la ferme. Elle hésita un instant avant de continuer : — Moi, tu comprends, c’est pas comme toi avec ton Rafael. Je l’ai pas vraiment aimé le Kiko. C’était un joyeux camarade, grand et beau garçon, et il se disait dévoué à la cause des ouvriers mais je l’avais pas vraiment dans la peau. Quand il a appris que j’étais enceinte, il m’a quittée. Ça m’a pas trop étonnée. J’ai toujours su qu’au fond il fanfaronnait mais qu’il avait rien dans les tripes. Il valait pas grand-chose ! Non, c’est pas par amour pour Francisco que j’aurais voulu avoir ce bébé… Elle se tourna vers Pilar mais baissa les yeux. Pour une fois moins crâneuse, et avec une douceur inaccoutumée dans la voix, elle poursuivit, presque gênée : — Tu vois, j’ai jamais rien eu à moi dans ma chienne de vie. Ni un jouet, ni des fringues, ni un mec – elle rit avec amertume – tout était de seconde main ! Mais, cet enfant, il aurait été à moi, rien qu’à moi, et je l’aurais aimé de toutes mes forces ! On aurait été heureux, lui et moi. Dans l’autre lit, Linda l’écoutait et l’observait sans intervenir. Soudain, elle se révolta : — Parce que tu crois que je vais être heureuse, moi ? D’accord, t’as raison, si mon enfant naît en bonne santé, le Cristóbal y va m’épouser. Mais il veut pas ! Tu comprends ça ? C’est le curé qui l’oblige ! Alors, du coup, il va nous détester, moi et mon petit. Si ça se trouve, il nous battra ! Et ses parents le laisseront faire. Moi, je serai leur bonne évidemment, sauf qu’ils auront pas à me payer ! Mon bébé, j’aimerais mieux qu’il meure comme les vôtres, vous m’entendez ? Alors au moins je serais pas obligée de me marier avec ce crétin ! — T’es folle de dire ça. Personne peut t’obliger à te marier avec ce type si tu veux pas, voyons ! lui jeta Inma, agacée. — Ah, non ? Et mon père, qui m’a déjà étrillé le dos avec sa ceinture, rouée de coups et laissée comme une loque par terre quand il a su que j’étais grosse ? Il espérait peut-être me faire perdre l’enfant. Maintenant, si je me marie pas, il me fichera à la rue avec mon gamin, et, encore, avec une autre bonne correction par-dessus le marché ! Ma mère, je dis pas, mais lui, c’est sûr qu’il reviendra jamais sur sa menace. Il me chassera ! Les deux amies se regardèrent, consternées. Linda ne dit plus rien, mais elle tremblait. Une grosse larme coula sur sa joue. *** Les jours défilèrent, toujours aussi glacés et mornes. On racontait que, des deux côtés des Pyrénées, il gelait à pierre fendre, que le tronc de certains arbres éclatait et qu’on marchait sur les rivières ! Dans ces conditions, comment ne pas rêver du retour d’un printemps qui, selon les almanachs et les augures, serait toutefois tardif et timide ? Le froid pénétrant tétanisait les pensionnaires de la maternité. Malgré cela, dans un temps record et presque sans douleur, Linda, si décharnée, avait accouché à terme d’une belle petite fille en parfaite santé ! Elle avait mis l’enfant au monde sans un gémissement, avec la rapidité et la facilité d’une matrone qui renouvelle allégrement la performance chaque année, ce qui avait laissé ses compagnes stupéfaites. Au point qu’Asunción, de sa voix de général en chef, avait décrété haut et fort que cela en était indécent ! Après son exploit, la jeune mère aurait dû se reposer une semaine. Cependant, le surlendemain de l’accouchement, pâle et faible, elle était retournée à pied chez ses parents avec son enfant sur le bras. La mort dans l’âme, elle devait rapidement préparer son propre repas de noces. Huit jours après le départ de Linda, grâce à cette force de récupération qu’ont les adolescentes, Pilar et Inma étaient debout, malgré le calvaire qu’elles avaient vécu. Elles affichaient désormais de belles couleurs et un meilleur état d’esprit. Les deux amies étaient d’ailleurs enfin sur le point de quitter la maternité elles aussi. Le dernier matin, la cloche venait de sonner tierce, un peu après le petit-déjeuner, lorsque sœur Nieves pénétra dans le dortoir en brandissant joyeusement une enveloppe. Il était rare que les filles reçoivent du courrier. Elle agita une lettre visiblement destinée à Pilar.
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