Vittorio

321 Words
VittorioTony Cascarino connaissait bien l’odeur du sang. Son père Vittorio exerçait la profession de découpeur de porcs, en trois-huit chez Swift and Company, le plus grand abattoir de Chicago. Il traînait sa misère dans ce lieu immonde depuis le début du siècle. Son job consistait à asséner un grand coup de hache au niveau de la quatrième vertèbre de l’animal encore chaud afin de le disloquer. Il disposait de cinq secondes pour saisir sa lame à découper, retourner la masse de bidoche et l’éventrer. Ensuite, après avoir sectionné la base de l’œsophage, il devait enfouir la main au plus profond des entrailles de l’animal afin d’en extirper les viscères d’un seul geste. Quand il entendait l’impact mou des boyaux qui s’éparpillaient sur le tapis roulant, il appuyait sur le bouton jaune et agrippait une autre bête. Dix minutes après le début de sa prise de poste, Vittorio éclaboussé d’un rouge épais, son surin à la main, ressemblait déjà à un monstre effrayant. Ce n’était pas G.-H. Ford qui avait inventé le travail à la chaîne pour produire la fameuse Ford T mais bel et bien le cartel des bouchers de Chicago. Depuis l’ouverture du premier abattoir de l’Union Stockyards en 1865, leurs gros bonnets avaient régulièrement progressé dans l’art d’exploiter à moindre frais leur misérable main d’œuvre. Au premier jour d’embauche, la direction fournissait une fois pour toutes les outils tranchants à l’employé qui devenait responsable de leur bon aiguisage, deux longs tabliers blancs descendant jusqu’au sol et une paire de godillots usagés. Le matin, les « cols blancs » vérifiaient régulièrement l’état des lames et la propreté des tabliers. En cas de négligence, la mauvaise graine écopait d’une retenue sur salaire. À la fin de son quart, Vittorio jouait des coudes pour essayer d’atteindre un des cinq robinets disponibles en bout de chaîne pour se laver les mains puis il fourrait son tablier écarlate et ses godasses dans son sac avant de foutre le camp en claquant la porte. Il n’avait pas desserré les dents de toute la journée et rentrait chez lui débordant de haine.
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