Comment les gens apprirent à s’amuser

1448 Words
Comment les gens apprirent à s’amuserJadis, les gens ne savaient pas s’amuser. Toute leur vie consistait à travailler, manger et dormir. Les jours se suivaient, pareils les uns aux autres. Ils travaillaient, dormaient, et se réveillaient afin de retravailler. Leur cervelle s’engourdissait d’ennui. Dans ces temps reculés vivait non loin de la mer un chasseur avec sa femme. Ils avaient trois fils. Robustes et résistants, ils promettaient de devenir de hardis chasseurs comme leur père. Leurs parents en étaient fiers, et croyaient que, quand ils seraient vieux, leurs fils ne les laisseraient pas sans un morceau de viande. Or, il arriva que l’aîné des fils partit à la chasse et ne revint pas. Peu de temps après, le second fils disparut de même sans laisser de traces. Les recherches étaient vaines. Les parents étaient d’autant plus angoissés, qu’il ne leur restait que le dernier fils, qui grandit, et partit à la chasse avec son père. On l’appelait Tériak, ce qui, dans la langue des Inuit signifie hermine. Tériak aimait beaucoup chasser le renne. Quant à son père, il se plaisait à attraper des phoques et d’autres animaux marins. Les chasseurs ne peuvent pas vivre éternellement dans la peur et l’inquiétude. Le père permit un jour à Tériak de s’en aller seul dans la toundra. Quant à lui, il alla dans son qajaq chasser en mer. Une fois, comme Tériak poursuivait un renne, il aperçut un aigle qui tournait au-dessus de lui. Le jeune chasseur sortit une flèche, mais l’aigle soudain arriva sur terre, et se transforma en un jeune homme. Il déclara : – C’est moi qui ai tué tes frères. Son regard était aigu, impérieux. – Je te tuerai si tu ne me promets pas d’organiser une fête avec chants et musique, dès ton retour à la maison. – Je ne comprends pas ce que tu racontes. Qu’est-ce que cela signifie, fête ? Et chansons, qu’est-ce donc ? – Tu promets ou non ? répartit le jeune homme, menaçant. – Je promets. Mais explique-moi donc ce que veulent dire tes paroles. – Tu viendras avec moi chez ma mère aigle, qui t’enseignera ce que tu ne comprends pas. Tes frères ont repoussé les dons de chansons et de réjouissances. Ils ne voulaient pas les apprendre. C’est pourquoi je les ai tués. Viens avec moi. Dès que tu auras appris à composer des chansons avec des mots et à chanter, dès que tu auras appris à danser et à te réjouir, tu seras libre et tu pourras rentrer chez toi. Le jeune aigle fit un geste de la main et emmena Tériak dans les profondeurs du continent. Ils passèrent quelques vallées et gorges. Ils se mirent à escalader une montagne. Ils furent bientôt si haut, que toute la plaine immense avec ses troupeaux de rennes se déroulait à leurs pieds comme s’ils se trouvaient dans la paume de leur main. Ils s’approchèrent du sommet de la montagne. Soudain arrivèrent à leur ouïe des bruits de coups lourds et sonores. On eût cru que l’on frappait avec un marteau sur le roc. – Entends-tu ? demanda l’aigle. – J’entends, répondit Tériak. Quels étranges bruits ! Qu’est-ce que c’est ? Cela bourdonne dans les oreilles. – C’est le cœur de ma mère aigle qui bat ! Les jeunes gens s’approchèrent de la demeure de dame aigle. Elle se trouvait au sommet même du pic. – Attends ici ! Je dois prévenir maman, dit le jeune aigle, qui pénétra dans l’aire. Au bout d’une minute, il ressortit et invita Tériak à entrer. Dans une large chambre trônait dame aigle sur des peaux de bêtes. Elle était très vieille et triste. Son fils s’approcha d’elle respectueusement et dit : – Cet être humain a promis d’organiser une fête avec chant et musique dès son retour à la maison. Il dit que les gens ignorent comment composer des chants. Ils ne savent même pas comment taper sur un tambour et danser. Maman, les humains ne savent pas du tout s’amuser. La vieille mère sembla revivre, ses yeux étincelèrent, elle prononça ces mots : – Avant tout, il convient de construire une vaste maison de fête, une salle capable de contenir beaucoup de monde. Les deux jeunes gens se mirent aussitôt à l’œuvre. Ils bâtirent une salle des fêtes plus haute et grande que les maisons ordinaires. Ensuite, la dame aigle leur apprit à composer les paroles, à les prononcer longuement et harmonieusement, de manière à obtenir un chant. Elle fabriqua un tambour, enseigna au jeune homme à en battre en cadence. Elle lui montra enfin comment danser au son de la musique. Quand Tériak eût appris tout cela, la vieille aigle dit : – Avant d’inviter les gens à la fête, il faut construire une salle des fêtes, composer des chants nouveaux et préparer une masse de nourriture savoureuse. En effet, ceux qui viendront à la fête doivent être bien traités. – Mais qui puis-je inviter ? Nous vivons loin des autres hameaux et ne connaissons personne. – Les gens sont isolés parce qu’ils ne savent pas s’amuser, dit la mère aigle. Prépare tout comme je te l’ai indiqué. Ensuite, va-t’en, et invite tous ceux que tu rencontreras. Tu verras, tu rassembleras bien du monde. Tu sais, chaque cadeau exige un contre-don. Quoique je sois une aigle, et aussi une femme qui a vécu, les occupations habituelles des femmes ne me sont pas étrangères. Donne-moi comme cadeau d’adieu un fil de tendon. Ce n’est pas un cadeau bien précieux, mais je m’en contenterai. Tériak commença par se troubler. Comment pouvait-il se procurer du fil, alors qu’il était si loin de chez lui ? Mais il se souvint après réflexion, que les bouts de ses flèches étaient reliés à la hampe par des tendons. Il sortit ses flèches, défit les tendons et les donna à la vieille. Le jeune aigle revêtit ses ailes resplendissantes, ordonna à Tériak de s’asseoir sur son dos, et de le tenir solidement. Ils prirent leur essor au-dessus de la montagne, si vite que le vent sifflait à leurs oreilles. De peur, les yeux de Tériak se fermèrent. Mais cela ne se prolongea pas bien longtemps, le bruit du vent s’apaisa. Tériak rouvrit les yeux, vit que l’aigle l’avait ramené à l’endroit où ils s’étaient rencontrés la première fois. Ils se séparèrent chaleureusement, Tériak se hâta de rentrer chez lui. Il raconta à ses parents ses aventures, et finit ainsi : – Les gens sont isolés. Ils ignorent les joies, parce qu’ils ne savent pas s’amuser. Mais la vieille dame aigle m’a fait don de la joie. Alors, je veux partager ce don avec les gens. Les parents l’écoutèrent avec surprise et hochaient la tête d’un air dubitatif. Les gens qui n’ont jamais connu la joie, il leur est difficile d’imaginer ce que cela peut bien être que l’enthousiasme et la joie. Mais les vieux parents n’osèrent pas refuser. Ils avaient déjà perdu deux fils, et comprirent qu’ils pourraient perdre le dernier s’ils n’obéissaient pas aux ordres de la vieille aigle. Ils construisirent une salle des fêtes, grande, vaste ; remplirent de victuailles la réserve. Ensuite, le père et son fils s’attelèrent à la tâche de composer des chants. Ils choisirent les paroles les plus agréables et joyeuses. Ils chantèrent les événements les plus remarquables et dignes d’intérêt de leur vie. Ils apprirent à danser au son de tambours, qu’ils confectionnèrent en peau de renne. Le père et son fils tournèrent et bondirent, exécutant les mouvements de jambes et de bras les plus drôles. Et soudain, ils ressentirent une joie qu’ils avaient ignorée jusqu’alors. Désormais ils se racontaient souvent l’un l’autre diverses histoires, riaient et plaisantaient. Bien loin était le temps où ils piquaient du bec, fous de tristesse. Quand tous les préparatifs furent terminés, Tériak se dirigea chez les voisins, pour les inviter à la fête. À sa surprise, il découvrit qu’ils n’étaient pas absolument isolés sur leur rivage désertique. Les gens heureux et gais ont toujours des amis. Ils étaient venus vêtus de peaux de bêtes : loups, renards, lynx. Tériak les invita tous. Ils le suivirent avec plaisir. La fête eut un grand succès. Chacun chanta sa chanson. Il y eut beaucoup de conversations, de rires, de chahut, de pure joie sans mélange. Les invités firent connaissance réciproquement. Ils se régalèrent, s’échangèrent dons et contre-dons de fourrures et de victuailles. Le festin et les danses se prolongèrent toute la nuit. À l’aube, les invités sortirent dehors, tombèrent sur leurs quatre pattes, et s’égaillèrent de divers côtés. À vrai dire, ce n’étaient pas des humains mais des loups, lynx, renards, des bêtes sauvages, que dame aigle avait envoyés afin que Tériak ne prenne pas trop de temps à rameuter les invités. Il en découle que la force de la joie est telle qu’elle peut transformer en humains des bêtes sauvages. Tériak ne tarda pas à revoir, durant une partie de chasse le jeune aigle, qui l’invita dans son aire. La dame aigle voulait encore une fois revoir l’homme qui avait organisé sur terre la première fête. Elle sortit à leur rencontre, et soudain, se transforma en une jeune aigle pleine de force. Ce n’est pas pour rien qu’on dit, comme en un dicton : « Quand les gens se réjouissent, les aigles rajeunissent. » On dit aussi que depuis lors, l’aigle est considéré comme le protecteur des fêtes joyeuses comportant chants et musique. I. LES ASTRES, LES NUAGES, LA TERRE DES ANCÊTRES
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