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Est-ce l’absence du sapin de Noël qui fit qu’Emma marqua une pause sur le seuil du salon ? Plus tard, elle fut certaine que c’était le cas. Sur le moment, la gamine songea simplement que quelque chose clochait dans l’appartement qu’elle avait toujours connu. Pourtant, tout était tel que dans son souvenir. Le canapé blanc qui tournait le dos à la baie vitrée, la table basse en verre et le bonsaï impeccablement taillé, posé par dessus.
Elle resta là sur le seuil, à regarder la pièce, à écouter sa mère ranger dans les placards de la cuisine, les courses qu’elles avaient eu le courage de faire sur le chemin du retour. Elle avait les joues rougies par le froid et son petit béret blanc était recouvert de neige. Elle sentait encore le bout de ses doigts congelés à travers ses petits gants de laine et son cœur battait à tout rompre, parce qu’elle était heureuse d’être enfin rentrée chez elle.
Emma ferma les yeux, comme pour mieux savourer cet instant. Elle tourna sur elle même, les bras tendus, puis ouvrit les paupières et s’aperçut qu’elle avait laissé la porte d’entrée ouverte. Elle se hâta d’aller la fermer, avant que sa mère ne lui crie de le faire. Elle refit surface dans la pièce quelques instants après à peine, essoufflée. Là, elle devait admettre qu’elle n’était plus en si bonne santé qu’avant.
— Tout va bien ?
Emma scruta sa mère qui venait de passer la tête à la porte de la cuisine et qui la regardait, encore une fois, en panique.
Elle acquiesça d’abord d’un signe de la tête, puis finit par dire un grand « Oui », exaspéré parce que sa mère insistait. Quand comptait-elle arrêter ? Elle devait comprendre que le stress qu’elle dégageait n’était que source d’inquiétude pour sa fille !
Émilie finit par sortir de la cuisine, lui prit veste, gants, et béret, en lui ordonnant d’aller se reposer, autrement c’était le retour à l’hôpital assuré.
Sans un mot, Emma consentit. Il ne servait à rien de discuter !
Dans sa chambre, elle répéta le même scénario. Mis à part qu’ici rien ne manquait. Comme si elle n’avait jamais quitté ce lieu.
Archibald, le vieil ours en peluche, qu’Emma possédait depuis qu’elle était bébé l’attendait sur son lit. Elle se rappelait très bien l’avoir posé là, le matin même de son hospitalisation. Rien n’avait changé.
Elle se jeta sur le petit lit et l’attrapa.
— Comme tu m’as manqué, dit-elle, en plongeant son nez dans les poils de l’ourson.
Archibald n’était plus qu’un vieux machin à poils courts et bruns que sa mère avait rafistolé à plusieurs reprises.
Elle marqua une pause, assise au bord du lit, la peluche serrée contre son cœur. Puis, d’un bond, elle gagna la fenêtre.
Emma regardait souvent par la fenêtre de sa chambre, s’imaginant mille et une histoires, peuplées par les gargouilles de la cathédrale Notre-Dame, qu’elle apercevait au loin.
Aujourd’hui, c’est ce qu’elle s’apprêtait à faire, mais son regard s’arrêta un bref instant, sur le tapis blanc que la neige avait formé en tombant sur la rue. Celle-ci était déserte. Chose bien rare.
Une passante déambulait d’un pas rapide, un parapluie à la main. Cela donna froid à la gamine, qui fut prise d’un long frisson. Elle entendit la chaudière se mettre en marche et l’eau couler dans le radiateur. D’ici une semaine, ce sera Noël, pensa-t-elle. Et soudain, Emma réalisa ce qui lui avait paru étrange à son arrivée. Pourquoi cette idée ne l’avait-elle pas frappée en pleine figure ? C’était une chose évidente !
— Mais bien sûr, murmura-t-elle.
D’un bond, elle tourna les talons et apparut sans crier gare dans la cuisine.
Émilie, qui venait de fermer une des portes des placards, sursauta en apercevant sa fille.
— Quelque chose ne va pas, ma puce ?
Elle acquiesça. Le visage de sa mère perdit toute couleur. Elle était sur le point de sauter dans sa voiture et de ramener l’enfant à l’hôpital !
La petite fille ne put tenir son sérieux plus longtemps et éclata d’un grand rire.
— Il faudrait faire le sapin, finit-elle par déclarer.
Émilie ouvrit la bouche pour la refermer aussitôt. Ses yeux s’étaient ouverts comme des soucoupes, partagée entre le sentiment de panique et de surprise.
— Le sapin ? répéta-t-elle comme si elle avait mal entendu.
Emma hocha la tête.
Elle n’avait pas pensé au sapin. À vrai dire, Émilie n’avait pas du tout envisagé de fêter Noël. Après tout, la sortie d’Emma n’était pas du tout prévue au programme.
La jeune femme laissa échapper un soupir et sentit tous ses muscles se détendre un à un.
— OK. On va remédier à ça tout de suite.
Ce fut Emma qui resta sans voix. Elle regarda sa mère prendre les parkas dans la penderie. N’y avait-il pas un sapin artificiel dans le placard ? Celui-là aurait fait l’affaire.
— Si tu veux ton sapin, on a intérêt à s’y mettre tout de suite, dit-elle.
La gamine sentit son cœur battre à tout rompre et un radieux sourire éclaira son visage.
***
Daniel ne fit pas, attention à ses pas qui résonnaient sur le sol en marbre blanc, dans le long couloir vide qui le menait au bureau de son dirigeant.
Pour une fois, il poussa la lourde porte sans peine. Il n’avait pas pris la peine de frapper, car que la secrétaire (jolie blonde à laquelle, il n’était pas indifférent) avait annoncé sa venue quelques secondes plus tôt.
Il posa de suite son regard, sur l’homme qui était penché sur un vieux livre jauni par les siècles passés. Il connaissait la pièce par cœur. Il ne comptait plus, les fois où il avait vu les étagères prêtes à s’écrouler sous le poids de dossiers à traiter, le pupitre en désordre, qui ne changerait jamais. Avait-il, seulement, eu l’occasion de voir ce meuble rangé ? Jamais, pensa-t-il. Depuis, son premier jour ici, jamais le bureau de Mickaël avait été ordonné.
Il s’arrêta à quelques centimètres de celui-ci et attendit.
— Daniel, salua Mickaël.
Daniel répondit par un signe de la tête, resta silencieux un bref instant, puis il se décida à parler.
— Pourquoi cette convocation ?
Mickaël déposa ses lunettes sur le gros livre, ouvert à la page 1555, repoussa sa chaise et croisa les bras sur son ventre.
— Je voulais savoir si tout se passait bien.
Daniel leva un sourcil d’étonnement. Est-ce qu’il avait bien entendu ?
— Je viens à peine de commencer ! Depuis quand me demandes-tu des comptes aussi rapidement ?
Le vieil homme se pencha en arrière et resta muet.
Daniel ne l’avait plus observé depuis des mois. Ses cheveux avaient blanchi d’un coup. Les siècles avaient passé et Mickaël se faisait simplement vieux. Il lui restait, cependant, des années à vivre pour diriger encore.
— Je suis inquiet, avoua le vieil homme. J’aurais dû peut-être ne pas céder à ta demande et laisser ton collègue s’en charger comme cela était prévu.
— Je suis le mieux placé pour cette mission !
Mickaël approuva d’un mouvement de la tête.
— Je n’ai jamais échoué à aucune des missions que tu m’as confiées ! reprit Daniel. Alors, je ne vois pas pourquoi celle-ci serait différente.
— Elle l’est ! Et tu sais très bien pourquoi.
Il soupira, agacé. Oui, il savait exactement à quoi son supérieur faisait référence. Émilie ! C’était elle, le fond du problème. Mais, il avait juré, de ne jamais mettre ses sentiments en avant et de garder ses distances jusqu’au bout.
Il se mordit la joue, prêt à lancer une réponse cinglante, comme il l’avait l’habitude de le faire.
— Je peux y aller ?
— Oui. Mais sois prudent !
Daniel ferma les yeux, agacé, avant de tourner les talons et de claquer la porte sans un regard.
Mickaël resta un long instant à fixer la porte par laquelle Daniel Müeller était sorti. Il pinça les lèvres, attrapa le verre de vin rouge qui traînait sur le bureau et le porta à sa bouche, les yeux toujours rivés sur un point inconnu devant lui.
Est-ce qu’il pouvait vraiment faire confiance à Daniel ? Jusqu’ici, chaque mission avait été une vraie réussite et il s’était montré plus qu’à la hauteur. Malgré son sale caractère, Mickaël devait admettre, que Daniel était l’un des meilleurs éléments de son équipe. Mais aujourd’hui, le doute prenait possession de lui et il n’en était plus certain. L’avoir laissé prendre la place de Haziel sur cette mission, n’avait peut-être pas été la meilleure idée qu’il ait eue.
***
Une heure. Il fallut à Emma une heure pour trouver un sapin qui correspondait à ses exigences. Elle avait traîné sa mère à travers toute la jardinerie et était prête à renoncer, quand enfin, elle l’avait trouvé.
Émilie rentra soulagée chez elle, les membres complètement gelés et courbaturés par cette recherche infernale.
Tandis que sa mère ouvrait la porte d’entrée, suivie du concierge de l’immeuble – qui leur avait gentiment proposé son aide, pour remonter le sapin dans l’appartement. Emma allait pouvoir enfin fêter Noël comme il se devait !
Sur le chemin du retour, elle n’avait pas arrêté de gesticuler sur son siège, exposant mille idées pour la décoration. Sa mère lui avait donné carte blanche, à condition qu’elle ne transforme pas l’appartement en fête foraine.
— C’est gentil, Albert, dit Émilie en déposant son sac à main sur la table du salon.
La jeune femme était soulagée que ce dernier soit venu à leurs secours avec son monospace. Comment avait-elle pu imaginer un instant, que le conifère pourrait rentrer dans sa petite voiture ?
Le concierge déposa l’arbre dans un coin du salon, recouvrit le pied de terreau et déplia les branches. Puis, tous les trois observèrent le grand conifère orné de ses magnifiques épines se dresser de toute sa hauteur dans la pièce.
— Et voilà, Mademoiselle Pereira, un magnifique sapin pour la petite.
L’homme se tourna vers Emma.
— Tu n’as plus qu’à l’habiller, maintenant.
— Merci, Albert, dit à nouveau la jeune femme, en raccompagnant ce dernier. Une fois la porte fermée elle jeta un œil à sa fille. Emma affichait un radieux sourire.
— Tu es prête ?
Elle hocha la tête les joues encore rougies par le froid, son béret toujours sur la tête et sa belle chevelure blonde, tombant en cascades sur ses épaules.
Une heure plus tard, mère et fille poussèrent un waouh d’émerveillement en même temps. Elles prirent du recul pour admirer le gigantesque sapin, égayé par les boules dorées, le grand ruban blanc et illuminé par les guirlandes électriques de couleurs différentes.
Pourquoi Émilie n’avait-elle pas pensé plus tôt au sapin ? Évidemment, elle n’avait pas envisagé le retour d’Emma aussi tôt, songeant à passer les fêtes de fin d’année au service pédiatrique.
La sonnerie de la minuterie du four les arracha à leur contemplation.
— Les pizzas sont prêtes. Allez, à table !
Sans se faire prier, Emma passa dans la cuisine et aida sa mère à dresser la table. Malgré la fatigue, elles trouvèrent encore la force de discuter tout au long du repas. Et après avoir dévoré le contenu de son assiette, comme une enfant qu’on n’aurait plus nourrie depuis des semaines, Emma embrassa sa mère et lui souhaita bonne nuit. Elle était épuisée.
Dans la salle de bains, Émilie jeta un œil au reflet que lui renvoyait le miroir. C’était à peine si elle se reconnaissait. Elle avait l’impression d’avoir vieilli de dix ans. Depuis quand n’avait-elle pas eu une bonne nuit de sommeil ? Maintenant, peut-être allait-elle enfin pouvoir s’endormir sereinement, en songeant qu’Emma était dans la chambre à côté.
Elle passa une main dans sa longue chevelure blonde à la recherche d’un ou plusieurs cheveux blancs. Avait-on des cheveux blancs à trente ans ? Après tout ce qui était arrivé dernièrement cela ne l’aurait pas étonnée !
Depuis quand n’es-tu pas allée chez le coiffeur, Émilie Pereira ? Elle poussa un soupir. Fit la grimace. Et dire qu’elle était ainsi quand elle avait fait la rencontre du docteur Müeller. Elle n’avait pas envie de penser au médecin. Mais elle ne pouvait s’empêcher de revoir sa bouche, le sourire qu’il lui avait adressé lorsqu’il lui avait annoncé qu’Emma pouvait enfin rentrer. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine.
La sonnerie de son téléphone portable retentit pour la deuxième, peut-être la troisième fois, et elle sursauta. Sa première pensée fut évidemment pour Daniel Müeller. Il lui téléphonait peut-être pour savoir si tout allait bien pour Emma.
Quatrième ou cinquième sonnerie.
Émilie chercha son téléphone dans son sac. Il lui fallut une sonnerie supplémentaire pour le trouver et décrocher.
— Allô ?
— Enfin Emi, je m’inquiétais. C’est la deuxième fois que je t’appelle.
— Oh, je n’ai pas entendu ton premier appel, maman. Je suis désolée.
— Est-ce que tout va bien ?
— Oui, maman ! (Enfin pas vraiment) eut-elle envie de lui répondre.
— Je voulais te rappeler qu’on vous attend pour Noël la semaine prochaine. Et ta sœur revient de New-York.
Elle avait complètement oublié que généralement Noël se passait chez ses parents. Pourtant, comme tant d’autres choses, elle aurait dû s’en souvenir. Émilie leva les yeux au ciel, à l’évocation de sa cadette. Elle n’était pas d’humeur à écouter les aventures folkloriques de Clara.
Elle ferma les yeux, prit une grande inspiration.
— Maman…, commença-t-elle. On ne viendra pas cette année.
Voilà, elle venait de le lui dire. Elle avait pensé que cela aurait été bien plus pénible.
Elle entendit Marta marquer une pause à l’autre bout du fil. Sa mère ne pouvait s’empêcher d’être en boucle à chaque fois, n’écoutant qu’elle-même au fond. Mais, le coup venait de frapper.
— Pardon ? dit-elle, comme si elle avait mal compris (au fond, c’est ce qu’elle espérait) Bon, Emi, dis-moi ce qui ne va pas.
La jeune femme ouvrit la bouche, mais n’entendit aucun mot sortir. (Oui, dis-lui Emi !) Elle secoua la tête de gauche à droite.
— Rien. Tout va pour le mieux, maman.
(Ma vie est parfaite !)
Elle sentit sa voix trembler. Elle était prête à craquer, à fondre en larmes et à tout raconter. Mais, il était hors de question d’en parler. Pas maintenant. C’était trop tôt. Et puis, si elle savait éviter la présence et les coups de fil pesants de sa mère, c’était mieux ainsi.
— J’ai beaucoup de travail, voilà tout.
Marta soupira à l’autre bout du fil.
— Ton patron va te rendre malade. Crois-moi, ma petite fille il faut vraiment, qu’il apprenne ce que signifie le mot congé !
Émilie poussa un long soupir. Elle devait mettre un terme à cette conversation téléphonique avant que cela ne finisse mal.
— Maman, je dois raccrocher là.
— Promets – moi de prendre du repos. Et de t’occuper d’Emma.
— Promis, maman !
Les larmes affluèrent et une boule se forma dans sa gorge. Non ! Pas maintenant ! Sa mère ne devait rien deviner, sinon elle ne pourrait plus l’arrêter.
— Je te laisse. On sonne à la porte. Bonne soirée, maman. Je t’aime.
— Je t’aime aussi, ma chérie.
Elle raccrocha soulagée d’interrompre cette conversation. Et les larmes se mirent à couler sur ses joues.