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D’un geste sec, Émilie referma la petite valise d’Emma. Ça y est, le deuxième mois de chimiothérapie allait débuter. Quatre blocs de quatre jours de traitement, puis trois jours de repos, en plus des médicaments que la fillette allait devoir ingurgiter matin et soir. Emma devrait rentrer après la séance. Mais par précaution, sa mère avait préparé sa valise.
Elles avaient passé les fêtes de fin d’année au calme. Emma étant très fatiguée avait préféré ne pas bouger. Marcus, son parrain, avait pris de ses nouvelles et avait été très peiné de ne pas la voir le soir du réveillon du Nouvel An, dans la luxueuse maison qu’il venait d’acheter avec son deuxième mari. Marcus était homosexuel. Ce qu’Émilie trouvait bien dommage, vu qu’il était à ses yeux, l’homme idéal.
Il était alors venu leur rendre visite, accompagné de son mari et de deux cadeaux. Emma avait poussé un cri de joie en ouvrant le premier paquet. Un jouet qu’elle convoitait depuis bien longtemps. Il avoua à Émilie, quelques instants plus tard, que Ricardo avait fait jouer ses relations américaines pour avoir ce jouet qui ne sortirait dans le commerce que trois ans plus tard. Quand elle avait demandé ce que Ricardo faisait dans la vie, Marcus avait refusé de répondre. Émilie avait souri poliment et n’avait posé aucune autre question. Le deuxième cadeau était une jolie robe rose de princesse, qu’Emma n’avait plus quittée durant une semaine. Archibald non plus, ne quittait pas la gamine une seconde et la jeune femme savait que généralement, cela se produisait lorsqu’Emma se sentait vraiment mal en point.
Émilie jeta un œil à son téléphone portable, qu’elle tenait en main depuis son arrivée dans le service. C’était peut-être la… dixième fois qu’elle le regardait. Elle n’attendait aucun coup de fil et savait parfaitement que personne ne penserait à l’appeler.
Elle fit quelques pas sur elle-même, avant de se tourner vers Emma, qui était étendue sur la table d’auscultation entourée de deux infirmières, la préparant au soin qui allait suivre.
Elle porta une main à son front, repoussant au passage quelques mèches. Emma lui sourit tristement.
La jeune femme soupira et songea pour la première fois qu’elle communiquait son mal-être à sa fille. Elle devait arrêter cela tout de suite ! Elle ferma les yeux, essaya de retrouver une certaine contenance. Pour Emma !
Derechef, elle déverrouilla son cellulaire et y jeta un œil.
— Les mobiles sont interdits dans l’hôpital, mademoiselle Pereira.
Elle sursauta et entendit son cœur s’affoler. La pièce lui sembla tout à coup étouffante. Seigneur, pourquoi cet homme lui faisait tant d’effet ?
Elle regarda, Daniel Müeller contourner la table et rejoindre Emma par la gauche.
— Je... commença-t-elle. J’attends un coup de fil important.
Quelle réponse ridicule !
Elle vit le sourire du médecin disparaître.
— Alors, attendez dehors.
Mais pour qui se prenait-il ? Elle éteignit son portable et le rangea dans son sac.
— Cela peut attendre, finit-elle par déclarer.
Mais Daniel avait déjà détourné son attention. Emma avait l’air, elle aussi, sous son charme. Émilie sourit, en voyant le visage de sa fille s’illuminer à la vue du médecin. C’était étrange cette sensation, qu’elle ressentait quand il était dans la même pièce qu’elle !
Elle croisa les bras sur la poitrine et les observa.
— Tu es prête ?
Emma hocha la tête.
— Je vais enlever ce patch anesthésiant, dit Daniel Müeller tout en exécutant le geste. Puis, je vais piquer dans la boîte qui est là (il désigna du doigt le Port-a-Carth, au niveau de la petite poitrine de l’enfant) pour administrer le médicament.
Emma se mordilla la lèvre inférieure. Son anxiété était montée d’un cran. Elle jeta un œil en direction de sa mère, n’étant plus certaine d’être courageuse, puis elle regarda le pédiatre préparer une seringue. Elle serra la table et enfonça ses petits ongles dans le papier blanc sous elle.
Daniel prit place à ses côtés et posa une main sur celle de la fillette, pour calmer son anxiété. C’est juste un mauvais moment à passer, se dit-elle. Elle sentit la tension se relâcher et parvint à afficher un faible sourire.
— Ça va aller.
Emma acquiesça d’un mouvement de la tête et ferma les yeux.
— Je pique, maintenant. Tu peux ouvrir les yeux, Emma. C’est fini.
Elle risqua un œil, puis ouvrit l’autre. Balaya la pièce du regard, chercha sa mère des yeux.
Elle n’avait rien senti. Est-ce que le pédiatre l’avait vraiment piquée ?
Sa mère n’avait pas bougé d’un millimètre. Les bras toujours croisés sur la poitrine, faisant face, cette fois au médecin. Emma n’avait pas besoin que sa mère lui dise quoi que se soit, l’effet que Daniel Müeller exerçait sur elle, se voyait comme le nez au milieu du visage.
Émilie prit une grande inspiration et elle soutint son regard.
— Je vais faire les vérifications d’usage, dit-il. Si tout est correct, Emma pourra rentrer. Il faudra repasser dans le service d’ici trois jours pour une prise de sang.
— Oui... (Elle marqua une pause). Je vais prendre rendez-vous en sortant.
Il y eut un moment de silence où Daniel plissa les yeux, l’observa et ne put s’empêcher de sourire. Émilie sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine et se maudit d’être restée là, plantée comme une idiote !
Emma la regarda, elle aussi, comme si elle était débile, avec un large sourire béat. « Il est mignon, non ? », murmura la fillette. Ce qui la fit rougir de plus belle.
Daniel ne put retenir un sourire.
***
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Marcus regarda Émilie déposer le plateau chargé de trois tasses et d’une théière, sur la table du salon.
Emma se cacha derrière son bol de chocolat chaud, les joues en feu après avoir raconté avec enthousiasme que le nouveau pédiatre était « Boohh » comme elle l’avait mentionné, puis elle était passée au sujet le plus intéressant, c’est-à-dire que Daniel Müeller plaisait beaucoup à sa mère.
Marcus avait d’abord affiché un air effaré, sans émettre aucun son, tandis que son partenaire n’avait pu retenir un rire. Puis Marcus avait enfin retrouvé sa langue en lui demandant à quoi rimait tout cela.
Émilie interrogea d’abord Emma du regard, puis se tourna vers Marcus.
— Ta fille nous parlait de celui qui apparemment va devenir ton nouvel amant, dit Ricardo.
Comme le parrain de sa fille, Émilie afficha un air ahuri avant de rougir.
— Enfin, qu’est-ce que tu racontes, Emma ! dit-elle en prenant place sur le sofa et en servant le thé comme si de rien n’était. Mais ses mains tremblaient légèrement. Elle n’eut pas le courage de relever la tête et de poser son regard dans celui de son ami qui la fixait gravement, attendant une explication.
Un silence lourd s’installa.
— Tu comptes m’expliquer ?
Cette fois, la jeune femme releva la tête et plongea ses yeux bleus dans ceux de Marcus.
— Je n’ai aucune explication à te fournir. En quoi…
Elle s’arrêta. Elle allait lui dire « en quoi cela te regarde ? » Mais elle ne voulait pas le blesser. Marcus avait toujours été très possessif vis-à-vis de leur amitié. Émilie avait toujours essayé de calmer les choses à chaque discussion. La seule fois, où elle lui avait donné raison, c’était sur la relation qu’elle avait eue avec le père d’Emma. Et dire que c’était Marcus qui l’avait poussée à aborder Guillaume dans une soirée. Peut-être n’avait-il pas envie qu’elle commette de nouveau cette erreur.
Elle essuya ses mains moites sur son jean, puis releva la tête enfin.
Marcus se leva d’un bond, arpenta la pièce comme s’il était furieux.
— Émilie, je ne sais pas dans quoi tu vas t’aventurer. Je pense que ce n’est pas…
— Je ne m’aventure dans rien, Marcus ! Il n’est question de rien du tout entre ce médecin et moi. Emma, j’aimerais que tu arrêtes de raconter des histoires.
Elle s’était tournée vers sa fille, qui dans son petit pyjama jaune, son préféré, affichait un air penaud et regardait ce que contenait son bol. À son retour de l’hôpital, Emma s’était installée dans le sofa, un plaid sur elle et Archibald dans les bras. Elle mourait de faim et avait insisté pour avoir du chocolat chaud.
Ricardo déposa sa tasse sur le plateau, jeta un œil à son mari avant de prendre la parole d’un ton posé.
— Ne la gronde pas. Marcus est un peu sur les nerfs en ce moment.
Marcus ouvrit la bouche, jeta un œil à Emma, puis se ravisa, se rappelant subitement qu’il y avait de jeunes oreilles dans la pièce.
La jeune femme suivit son regard, se leva à son tour les mains sur les hanches.
— On va arrêter là, cette conversation, dit-elle. Emma est fort fatiguée et il est temps, pour elle de se reposer.
— Je ne suis pas fatiguée, maman.
— Emma, ne discute pas !
La fillette fit la moue.
Émilie et Marcus échangèrent un long regard. Elle n’eut aucun mal à déchiffrer ses pensées. Elle aussi pouvait se rappeler, avec lucidité cette soirée où elle avait fait la connaissance de Guillaume, le père d’Emma.
Marcus s’en voulait de l’avoir poussée à aborder ce beau gosse, accoudé à un bar. Mais, Daniel Müeller n’avait rien à voir avec Guillaume, pensa-t-elle.
Émilie se rappelait clairement, la façon dont elle avait abordé l’inconnu. C’était un pari ridicule. Mais elle ne devait pas oublier qu’elle l’avait accosté surtout parce qu’il lui plaisait.
Elle avait fini la soirée avec lui et s’était réveillée au petit matin dans un hôtel miteux. Seule ! Guillaume avait disparu. Pas de numéro de téléphone où le joindre.
Marcus secoua la tête, comme pour chasser les remords.
— On continuera cette conversation un autre jour, dit-il en embrassant Emma sur le front.
Il attrapa son blouson et se dirigea vers la gamine. Ricardo l’imita, puis embrassa Émilie sur la joue. Ce que Marcus ne fit pas, pour la première fois.
— Tu te tracasses pour rien, Marcus.
Elle les raccompagna jusqu’à la porte, écoutant à peine les recommandations de son ami. Puis soupira en refermant celle-ci.
Emma ne s’était pas fait prier pour aller au lit. Elle était épuisée.
Émilie passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et la regarda dormir un court instant.
Elle s’installa à son tour dans le sofa, écouta le silence et son cœur cogner à un rythme qu’elle trouva anormal. Combien de temps resta-t-elle, là, comme cela, avant de se passer une main dans les cheveux et d’attraper le dernier roman de Marcus qui traînait sur un coin de la table basse ?
Cela faisait longtemps qu’elle lui avait promis de le lire et de lui donner son avis. Il allait sortir en librairie la semaine prochaine. Généralement, Émilie lisait toujours ses livres des mois avant leur parution, mais là, elle l’avait complètement oublié.
Marcus avait toujours rêvé de devenir écrivain. D’aussi loin que remontaient les souvenirs d’Émilie, son ami lui avait parlé de cette ambition, qui avait fini par occuper ses journées, au point que les parents adoptifs de Marcus avaient fini par le mettre à la porte pour l’inciter à trouver du travail. Il avait fini par se faire embaucher comme serveur dans un restaurant du coin. Mais ce travail ne comblait en rien le manque qu’il ressentait au fond de lui. Il avait besoin d’être quelqu’un, comme il disait. Il avait besoin d’écrire. De créer ! Il avait essayé de vivre une vie « normale ». Pour faire plaisir à son premier mari. Mais cela n’avait pas marché. Il avait beau essayer de refouler ses désirs et son monde imaginaire dans un coin de son cerveau, ses personnages le rappelaient toujours à l’ordre, à n’importe quel moment de la journée, comme si, eux aussi lui réclamaient une vie que seul Marcus avait le pouvoir d’animer.
Plongé dans un monde trop éloigné pour les autres,
Marcus n’avait d’abord pas remarqué les absences à répétition de celui qui partageait sa vie. Il n’avait rien vu du tout d’ailleurs. Jusqu’au jour où son mari lui annonça de but en blanc qu’il le quittait pour un autre ! Pour quelqu’un qui était plus terre à terre.
Marcus avait levé les yeux de son écran d’ordinateur et l’avait regardé en silence attendant certainement que ce dernier lui fasse une scène. Mais aucune scène ne se produisit. Alors, il avait ramassé ses valises et avait quitté l’appartement. Marcus avait attendu, dix minutes, peut-être même vingt, puis avait décroché le téléphone et avait composé le numéro d’Émilie, à qui il n’avait plus parlé depuis un an. Ils étaient restés toute la nuit au téléphone. Au matin, Marcus avait bouclé sa valise et s’était envolé pour l’Italie.
Émilie sourit en repensant à ce voyage, où aucun détail ne lui avait été épargné.
Il avait rencontré Ricardo dans une bibliothèque où celui-ci l’avait invité à boire un verre, allant droit au but.
Ils s’étaient regardés droit dans les yeux et Marcus avait déclaré que cela avait été le coup de foudre. Il avait su, à la seconde même, que Ricardo était l’homme de sa vie. Il avait quarante-cinq ans, un mètre quatre-vingt et Émilie devait avouer que c’était un beau gosse. De plus, il était charmant. Marcus emballé par cette nouvelle aventure, n’avait pas tardé à présenter son nouvel amant à son entourage et quelques mois plus tard ils annonçaient leurs fiançailles.