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1723 Words
Émilie secoua la tête et revint à sa lecture. *** Émilie ouvrit le frigo, s’empara du jus d’orange et du lait qu’elle versa dans son bol de céréales. Elle s’attabla dans la cuisine. Elle n’avait pas passé une bonne nuit. Emma était venue la réveiller en pleurs à trois heures du matin. La petite fille avait fait un cauchemar et elle voulait se blottir sous les couvertures auprès de sa mère. Elle avait refusé d’en parler. Elle avait juste mentionné qu’il avait été horrible. Il ne lui avait pas fallu plus de dix minutes pour se rendormir, quant à la jeune femme, elle, il lui avait fallu une heure. Elle n’avait jamais su s’endormir très vite. Déjà petite, elle tournait souvent dans son lit cherchant le sommeil, en vain. La sonnette de la porte retentit et elle sursauta. C’était la porte du palier, pas celle de l’entrée de l’immeuble. Certainement un voisin, se dit-elle en allant ouvrir. Mais la surprise fut de taille quand elle découvrit le médecin sur le pas de sa porte. Elle ferma les yeux, les ouvrit aussitôt et sourit. Seigneur ! Et je ne suis pas présentable ! Elle était juste en « survêt », les cheveux en bataille et des cernes sous les yeux. — Bonjour, dit-il. Elle ne lui répondit pas, trop abasourdie par cette visite. — Je peux entrer ? demanda-t-il en agitant une feuille blanche devant ses yeux. Bien sûr. Quelle idiote ! Elle s’effaça. Je ne suis pas présentable ! Je ne suis vraiment pas présentable ! psalmodia-t-elle. Elle avait chaud tout à coup. Elle avait envie d’ouvrir une fenêtre, mais elle songea que cela aurait été ridicule vu qu’on était en plein hiver. Le thermostat de son corps devait certainement être déréglé. Elle se dirigea vers la cuisine, le médecin sur les talons. — Je suis trop tôt ? Elle jeta un coup d’œil à l’horloge murale. — Huit heures et trente ! Vous êtes bien matinal, Docteur. — J’étais de garde cette nuit. — Je vous sers un café ? — Oui. Noir et pas de sucre. Émilie acquiesça et prit une tasse dans l’armoire au-dessus d’elle. — Mauvaise nuit ? Il leva un sourcil, hésita à lui répondre. — Un des enfants est décédé à trois heures du matin dans le service. Comme il l’avait envisagé, Émilie se figea. Elle sentit tout d’abord son sang se glacer et la tasse lui glisser des mains. Une panique aveugle la gagna et elle éprouva soudain, le besoin d’être auprès d’Emma. La tasse se brisa sur le carrelage. Ses yeux fixèrent les débris sur le sol. Elle resta un bref instant là, comme si le temps s’était arrêté. Sa respiration s’était accélérée, elle sentit son cœur cogner dans sa poitrine et son estomac se nouer. Elle était à deux doigts de courir. Courir rejoindre sa fille ! Une faible douleur compressa son crâne et elle s’aperçut qu’un mal de tête la menaçait. Comme un automate, elle s’activa et entreprit de ramasser les morceaux. Contrôle- toi ! — Émilie, est-ce que ça va ? Pourquoi lui posait-il cette question ridicule ? Elle se laissa glisser le long de l’armoire. Les forces l’abandonnèrent. Elle luttait depuis un mois pour garder la tête hors de l’eau, essayant de ne pas envisager le pire. Daniel la prit par les épaules, la forçant ainsi à le regarder. — Mademoiselle Pereira, regardez-moi ! Émilie releva la tête. Elle tremblait de la tête aux pieds. — Émilie. Je peux vous appeler Émilie ? Elle opina de la tête. Elle ne savait rien faire d’autre. Les mots refusaient de sortir. Il poursuivit : — Il était en phase terminale. Je ne savais rien faire pour lui. Il était à un stade bien plus avancé que votre fille. Elle le fixa sans répondre. — Est-ce que vous comprenez ? Elle n’était ni sourde ni idiote. Bien sûr qu’elle comprenait. Les larmes affluèrent et elle sentit sa gorge se faire douloureuse. Pleurer devant ce type était la dernière chose qu’elle avait envie faire, mais son corps ne semblait pas vouloir l’écouter. Elle fut secouée de spasmes et elle ne put empêcher l’angoisse de prendre possession d’elle. Cette peur de perdre Emma… Daniel la serra contre lui et la berça quelques instants. Émilie posa la tête contre son épaule. Les spasmes s’atténuèrent doucement. Elle ne comprit pas très bien pourquoi le chagrin semblait la quitter aussi brutalement, mais elle n’avait nullement envie de chercher. Elle enfouit son visage dans le cou du médecin. Respira son odeur. Un parfum doux, qui l’attira bien plus encore et lui fit oublier ses peines. Elle ouvrit les yeux, garda le nez enfoui contre la gorge du pédiatre et respira encore. Comme elle avait envie de couvrir chaque parcelle de sa peau de petits baisers. Ses lèvres frôlèrent sa gorge. Sa peau chaude et douce. Sa bouche remonta doucement, tendrement. Elle garda les yeux fermés. Elle n’avait pas envie de voir comment Daniel la regardait. Arrivée à la hauteur de ses lèvres, elle s’arrêta, ouvrit les yeux et posa enfin son regard dans le sien. Il ne cilla pas, alors, elle frôla ses lèvres. Elle le sentit hésiter, son corps se crisper. Il respira un grand coup, ferma les yeux, puis s’écarta doucement. — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Émilie. S’il vous plaît, laissons les choses comme elles sont, d’accord ? Avoir une relation ne serait pas une très bonne chose. Elle le fixa, les yeux ronds. Cette fois, le charme était rompu et sa température corporelle venait de descendre au niveau zéro. Et voilà, elle s’était fait ridiculiser. Elle se sentit humiliée. Elle avait juste envie que le sol s’ouvre sous ses pieds et l’engloutisse. — N’en faites pas toute une histoire, dit-il, comme s’il lisait en elle. Du pouce, il essuya les larmes qui avaient coulé sur les joues de la jeune femme. — C’est mieux que les choses en restent là, poursuivit-il. Je ne suis pas assez bien pour vous. Oh ! Qu’est-ce qu’il en savait ? Il n’avait même pas essayé. Elle secoua la tête confuse et gênée. Elle reprit pied dans la réalité doucement. Que lui était-il arrivé au juste ? Avait-t-elle vraiment osé faire ce qu’elle avait fait ? Elle s’était tellement sentie bien, blottie contre son torse. — Je suis désolée, finit-elle par articuler. Elle recula, mais se rendit compte qu’elle ne savait pas s’éloigner plus, car son dos cogna la porte de l’armoire. Elle crut qu’elle allait devenir folle. Le parfum du médecin la saisit à la gorge et elle n’avait qu’une envie ; se jeter sur lui. Daniel sembla discerner ce sentiment, car il fut le premier à se relever. Émilie l’imita, puis lui tourna le dos et sentit à nouveau ses joues s’enflammer. — Je vais vous servir votre café, dit-elle sans oser le regarder. — Où est Emma ? — Dans mon lit. Elle est venue me trouver en plein milieu de la nuit, elle avait fait un cauchemar. Elle finit par se tourner et lui tendre la tasse. Daniel la saisit en lui souriant, mais la jeune femme ne lui répondit pas. Il était temps de changer de sujet, de mettre un terme à ce malaise qui s’était installé entre eux. Émilie prit place sur l’une des chaises à côté du médecin. — Je suis venu avec ceci. (Il glissa une feuille en direction de la jeune femme.) C’est le bilan de la prise de sang d’Emma. Elle y jeta œil, puis l’interrogea du regard. — Les globules blancs sont supérieurs à cinq cents, expliqua-t-il. — Ce qui signifie ? Il sourit. — Ce qui signifie que votre fille peut passer au troisième bloc de chimiothérapie dès demain. Elle baissa les yeux, les releva aussitôt. Ses mains tremblaient. Elle essaya de les contrôler, mais en vain. — Quel âge avait-il ? demanda-t-elle en faisant allusion à l’enfant qui était décédé durant la nuit. Le sourire du médecin s’éteignit. — Huit ans ! Il avait huit ans. Et pour la seconde fois, il était en phase terminale, ce qui n’est pas le cas d’Emma. Elle laissa planer un silence. — On n’en arrivera pas là, reprit-il. — Comment pouvez-vous en être certain ? — Je l’espère, c’est tout. Elle sourit faiblement, tout en fixant un point inconnu sur la table. Elle laissa passer un long silence. Daniel s’apprêtait à reprendre la parole quand Émilie ouvrit la bouche. — Comment y arrivez-vous ? Elle releva la tête, accrocha son regard. Elle nota pour la seconde fois qu’il avait un visage vénusté. Il semblait appartenir à un autre monde. — Arriver à quoi ? — À supporter toutes ces horreurs ? Il prit la tasse qui se trouvait devant lui et la porta à ses lèvres. Elle posa ses yeux sur son poignet et remarqua qu’il portait un bracelet noir tressé. — On ne s’y habitue jamais. On change et on grandit face à la maladie vécue par les enfants. On se dit souvent que c’est injuste et on se sent impuissant. Et puis un jour, quand on constate que ces petits êtres innocents sont éprouvés par de longues années de traitements variés, de manipulations, d’injections et de tous les désagréments causés par les chimiothérapies et radiothérapies, alors on se dit que la mort est certainement une délivrance. C’est là qu’il faut lâcher prise, Émilie. Mais il y en a d’autres qui me redonnent le sourire, ceux qui quittent l’hôpital pour une rémission complète. — Comment s’appelait-il ? Daniel secoua la tête, passa une main dans ses cheveux. — Cela ne vous aidera en rien à savoir le prénom de cet enfant. (Le silence les enveloppa.) Qu’est devenu le père d’Emma ? Elle leva les yeux. — Qu’est-ce que Guillaume vient faire dans cette histoire ? — Je pense qu’il est concerné. N’êtes-vous pas d’accord ? Elle désapprouva d’un mouvement de la tête et repoussa sa chaise. — Non ! Non, je ne suis pas de votre avis, s’exclama-t-elle les mains croisées sur sa poitrine. Elle sentait la colère monter en elle. Elle ne voulait pas évoquer le père d’Emma. C’était une histoire trop compliquée. Il ne connaissait même pas l’existence de la gamine. Était-ce de sa faute à elle ? Il l’avait plantée là, au petit matin dans une chambre d’hôtel miteuse. Elle s’était réveillée seule. Alors, elle ne trouvait pas qu’il était concerné du tout par cette affaire. Non, nullement ! Elle tourna la tête et remarqua que Daniel n’avait toujours pas prononcé un mot. Il attendait certainement que le calme revienne. Encore une fois, elle songea que c’était très étrange comme sa colère disparaissait aussi vite qu’elle était venue. — Il n’est pas au courant, n’est-ce pas ? finit-il par demander. Elle secoua la tête de gauche à droite. Elle sentait sa gorge se nouer. — Guillaume m’a laissée en plan. Aucun numéro de téléphone, aucune adresse. Je n’avais aucun moyen de le prévenir que j’étais enceinte. Je voulais garder Emma. Ce qu’il aurait pensé n’aurait rien changé à ma décision. En quoi la leucémie d’Emma le concerne-t-il ? — Le docteur Leblanc a mentionné dans votre dossier que vous n’étiez pas compatible pour une greffe de moelle osseuse, alors, j’ai pensé que peut-être... — Que peut-être Guillaume le serait ! Daniel acquiesça. — Vous m’avez promis qu’on n’en arriverait pas là. — Je ne vous ai rien promis, Émilie. Je vais essayer. Mais je préfère anticiper au cas où. Il vida le contenu de sa tasse, puis se leva. — Remettez le bonjour à Emma. On se voit demain. Et s’il vous plaît, parlez à vos parents. Elle le raccompagna jusqu’à la porte, sans ajouter un mot de plus. Elle était déboussolée. Comment pouvait-il savoir qu’elle n’avait pas parlé de la situation à ses parents ?
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