4
Haziel attendait patiemment assis dans le sofa oriental du bureau. Son chef était en réunion avec le grand patron. Il jeta un œil à sa montre, puis au bracelet noir tressé qui était ajusté à son poignet gauche. Dix minutes. Cela faisait dix minutes qu’il patientait.
Il détacha deux boutons de sa chemise. Il avait chaud. Horriblement chaud. Le stress de cet entretien y était certainement pour quelque chose.
Il se leva et arpenta la pièce d’un pas vif. Les bras croisés derrière le dos, Haziel s’arrêta devant la grande fenêtre aux croisillons en bois foncé. D’où il était, il pouvait apercevoir son village. Les enfants couraient les uns après les autres faisant le tour de la place. Dans une heure, ils reprendraient le chemin de l’école. Haziel songea que c’était complètement ridicule de leur apprendre leurs lois et comment gérer une mission. Chacun était destiné à un rang bien précis. Mais, aucun d’eux ne savait encore lequel.
Il secoua la tête et pour la seconde fois jeta un œil au bracelet noir. La bille argent n’avait toujours pas changé de couleur. Donc, rien à signaler. Tout était calme.
La porte en acier du bureau s’ouvrit et Haziel fit face à l’homme qui donnait les ordres.
— Assieds-toi, lui ordonna-t-il en contournant le bureau.
Haziel prit place sur la chaise face au pupitre sans discuter. L’humeur de Mickaël était maussade. La réunion avec le patron ne s’était sans doute pas déroulée comme il l’avait espéré.
Haziel croisa les jambes, attendant que son chef prenne la parole. Il l’observa prendre place et trifouiller dans le méli-mélo des papiers qui traînaient sur le bureau. Les yeux gris de ce dernier étaient sombres, signe que Haziel ne s’était pas trompé. La réunion avait mal tourné.
— L’ordre de mission que tu as refusé, ne m’arrange pas vraiment Haziel, dit-il après avoir mis la main sur un document qui ne concernait en rien ce qu’il était en train d’évoquer.
Haziel croisa les mains et se redressa.
— Daniel est très bien pour cette mission.
— Le problème c’est qu’il commence à faire des faux pas. Et je ne voudrais pas qu’il commette l’irréparable.
Il avait déposé le document devant lui, avait croisé les mains sur le pupitre, s’était penché en avant et avait regardé Haziel par-dessus ses lunettes.
Ce dernier laissa passer un long silence. Il était serein. Le stress l’avait quitté.
— Je ne reprendrai pas cette mission, Mickaël. C’est trop risqué.
— Cela l’est encore plus, si Daniel prend de mauvaises décisions.
— Cette fille… Il l’épie depuis des années. Entre chaque mission. Il la connaît mieux que quiconque ici. Je n’ai pas envie de prendre le risque de me le mettre à dos.
Mickaël se mordit la langue. Il était contrarié. Rien ne tournait comme il le voulait, aujourd’hui. Il se passa une main sur la figure. Et pour la première fois nota que les cris des enfants à l’extérieur l’agaçaient.
Maintenant qu’il avait accepté que Haziel ne se charge pas de la mission, il ne savait plus comment revenir en arrière. Il s’était laissé convaincre quelques semaines plus tôt et il s’apercevait à présent qu’il avait fait une erreur. Rares étaient les personnes qui arrivaient à le faire changer d’avis. Mais Haziel était très doué pour cela.
Mickaël entendit le bracelet de ce dernier vibrer. Rouge. La bille argent était passée au rouge. Haziel se leva d’un bond.
— Je dois y aller, dit-il. Il est l’heure.
Mickaël acquiesça d’un signe de la tête.
***
— Emma, je n’ai pas la patience de subir ta mauvaise humeur ! Émilie était à bout de nerfs. Elle se tenait devant les grandes portes de l’hôpital et attendait qu’Emma – qui était de très mauvaise humeur, ce matin – veuille bien franchir les portes.
Les bras croisés sur sa petite poitrine, la fillette faisait la moue. Sa mère l’avait sortie du lit à sept heures. C’était trop tôt ! Elle n’avait rien voulu avaler et sa mère avait dû se battre avec elle pour l’habiller et la faire monter dans la voiture.
Ne pouvant plus se retenir, Émilie se tourna vers l’enfant.
— Qu’est-ce que tu veux ? Dis-le ! Cela nous évitera de perdre notre temps ! s’emporta-t-elle.
Emma ne répondit pas. Elle avait les larmes aux yeux. Tout ce qu’elle voulait, c’était rentrer à l’appartement, mais son cœur meurtri par la colère lui bloquait toute communication.
Sa mère fut encore plus agacée. Elle avait horreur quand Emma refusait de répondre et faisait la tête. Parfois, elle pensait qu’elle la gâtait beaucoup trop et que cela allait lui jouer de mauvais tours.
Elle leva les bras au ciel, renonçant à toute conversation sensée.
— D’accord ! Tu as gagné, Emma ! On rentre. Allez, viens !
Elle la saisit brusquement par la main et l’entraîna en sens inverse. Elle était aussi fatiguée qu’elle. Les journées étaient longues, elle n’avait plus la force de jongler entre le travail à domicile – accord qu’elle avait négocié avec son patron – et les sautes d’humeur de sa fille. Cela devenait impossible. Elle ne dormait presque plus la nuit. Elle se couchait très tard et se réveillait souvent en sursaut, un poids sur la poitrine. Chaque nuit, elle allait souvent voir si Emma respirait toujours. C’était vraiment stupide, mais c’était plus fort qu’elle.
D’un pas furieux, elle l’entraîna vers la voiture. Emma laissa les larmes rouler sur ses joues et suivit tant bien que mal sa mère.
— Émilie ?
Émilie se figea, son sang se glaça. Elle n’avait pas envie de le voir non plus. Mais après tout, elle n’avait pas le choix. C’était lui qui s’occupait d’Emma. Elle ferma les yeux et revit ses lèvres frôler celles du médecin. Elle était furieuse contre lui. Elle ne savait même pas pourquoi il s’était donné la peine de passer chez elle pour lui communiquer les résultats de la prise de sang. Un coup de téléphone aurait suffi.
Décidément, ce n’était pas son jour. Elle fit volte-face, la main d’Emma toujours dans la sienne.
— Émilie ? répéta-t-il inquiet en se dirigeant vers elles.
Elle afficha un sourire pincé.
— Docteur Müeller
Malgré la colère qu’elle ressentait à son égard, elle sentit son cœur à nouveau battre à tout rompre. Mais pourquoi me fait-il toujours cet effet-là ?
— Que se passe-t-il ? On a rendez-vous d’ici quinze minutes.
Et ce parfum… Il était si proche à présent qu’elle pouvait sentir cette odeur enivrante.
Elle soupira, puis posa les yeux sur Emma.
— Mademoiselle a décidé qu’elle ne viendrait pas faire son traitement aujourd’hui !
— Et les autres jours non plus ! cria Emma.
Daniel ne put retenir un faible sourire. Il s’accroupit pour être à sa hauteur.
— Alors, Princesse, tu crois vraiment que tu as le choix ?
Elle secoua la tête de bas en haut.
— Tu n’avais pas envie de me voir aujourd’hui ?
Elle secoua la tête de gauche à droite.
— Emma ?
Du pouce, il lui releva le menton, la forçant à le regarder. Elle était très pâle. Elle devait avoir passé une mauvaise nuit, ce qui l’avait rendue irritable.
— Tu n’as pas froid ici ?
De nouveau, la fillette hocha la tête, mais de gauche à droite cette fois.
— Sais-tu vraiment me dire pourquoi tu n’as plus envie de venir me voir ? Peut-être que je pourrais le comprendre et te laisser retourner chez toi. Alors, on ne se reverrait jamais plus.
Cette fois, Daniel réussit à attirer l’attention de l’enfant. Elle aimait beaucoup le médecin et elle n’avait pas envie que ce soit quelqu’un d’autre qui s’occupe d’elle.
— Je veux retourner à l’école ! dit-elle d’une voix déterminée. Je veux retrouver mes copines ! J’en ai assez d’être traînée partout ! Je veux arrêter tout !
Le médecin baissa les yeux, fixa le sol un court instant. Comment ne pas comprendre cela ? Il plongea son regard dans celui de la petite fille.
— D’accord ! finit-il par dire en lui saisissant la main. J’entends ce que tu me dis. Seulement, les choses ne vont pas toujours comme on voudrait qu’elles aillent. (Émilie détourna le regard. Elle pensa que ces dernières paroles lui étaient en partie destinées.) Tu sais on a aussi une école ici, et tu pourrais te faire d’autres amis.
Emma haussa les épaules.
— Tu es fatiguée ?
Elle acquiesça.
— Et si on faisait une petite pause.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, commença Émilie.
Daniel l’arrêta d’un signe de la main. Un sourire venait d’illuminer le visage de la petite.
— Si je t’emmène voir mes amis clowns, tu viendras me voir après ?
— Des clowns ?
Comme pour les autres enfants hospitalisés, ce mot se révéla magique. Des étoiles commençaient à remplir ses grands yeux bleus. Daniel sourit.
— Oui. Des clowns.
— Ici ?
— Ils sont là…, dit-il en désignant un étage du bâtiment du doigt. Ils t’attendent. Ils vont donner un spectacle dans le séjour du service. Veux-tu aller les voir, avant ton traitement ?
Cette fois, Emma hocha la tête
— Après tu ne seras plus fâchée contre moi ?
— Non, mais à une condition !
— Emma, on ne marchande pas ! la rabroua Émilie.
La fillette la fusilla du regard. Daniel, qui ne l’avait pas quittée des yeux, lui pressa la main pour attirer de nouveau son attention.
— Dis-moi ta condition, Emma.
Émilie renversa la tête en arrière et leva les yeux au ciel.
— Je veux qu’Archibald vienne avec moi.
Le médecin arqua un sourcil étonné. Il scruta d’abord Emma, puis interrogea Émilie du regard. Cette dernière porta une main à son front, mal à l’aise.
— C’est son vieil ours en peluche. Elle le trimbale partout avec elle.
— Et où est-il ?
— Dans la voiture ! s’empressa de dire Emma, voyant déjà qu’elle avait gagné la partie. Maman n’a pas voulu que je l’emmène avec moi.
Daniel acquiesça d’un mouvement de tête.
— Normalement, Archibald ne peut pas entrer dans le service, souffla-t-il. C’est pour cela que ta maman n’a pas voulu que tu l’emmènes.
— Pourquoi ? !
Daniel fit mine de réfléchir un court instant.
— L’établissement est interdit aux animaux.
Emma écarquilla les yeux. Est-ce qu’il était en train de se moquer d’elle ? Elle n’était plus une gamine de cinq ans.
Émilie pouffa dernière elle et Emma afficha une moue vexée.
— Ce n’est pas drôle ! dit-elle. Archibald est une peluche.
— Tu as raison. Mais c’est aussi un ours !
Daniel lui sourit, étouffant un rire au passage.
— Mais ta maman a oublié quelque chose.
Emma plissa son petit front. À ses côtés, Émilie souleva un sourcil d’étonnement.
— Aujourd’hui est un jour spécial. Puisqu’on reçoit la visite des clowns, les ours en peluche sont autorisés à entrer.
Un immense sourire étira les lèvres d’Emma. Elle tourna la tête vers sa mère, qui lui rendit son sourire.
— On va le chercher, alors ? demanda-t-elle en posant son regard sur celui du médecin.
— Oui, on va aller le chercher.
***
Les clowns médecins pointaient leur nez deux fois par semaine à l’hôpital. Ils intervenaient dans les chambres, mais aussi dans la grande salle de séjour de temps à autre quand les enfants pouvaient quitter leur chambre et se réunir le temps d’un spectacle improvisé.
Les comédiens professionnels travaillaient en duo, main dans la main avec l’équipe médicale.
Quand Emma franchit la grande porte du séjour, accompagnée par Daniel, les chaises étaient déjà presque toutes prises. Le pédiatre lui trouva une place au troisième rang à côté d’un jeune garçon chauve et très pâle. Emma lui fit un sourire triste en prenant place, tandis que Daniel rejoignit sa mère à l’entrée.
La gamine jeta un coup d’œil vers elle pour s’assurer que sa mère ne l’avait pas abandonnée. Émilie la rassura d’un sourire. Puis, Emma baissa les yeux sur ses mains mal à l’aise pour les relever aussitôt aux sifflements dans le couloir.
Émilie et Daniel reculèrent, pour laisser place à Fifi la libellule et à Brioche la mouche.
Les deux clowns entrèrent dans le séjour en faisant mine de ne pas remarquer la ribambelle d’enfants.
Fifi la libellule était en tête, avec un gros nez rouge qui lui mangeait la figure, des joues colorées et de longues tresses rousses qui lui tombent sur les épaules.
Emma était fascinée par les grandes ailes qu’elle portait sur le dos. Elle la trouvait magnifique. Et Fifi la libellule lui faisait penser à cette héroïne qu’elle admirait tant dans ce livre qui traînait sur sa table de nuit.
Brioche la mouche la suivit, puis tout à coup lui marcha sur les talons. C’est alors que Fifi la libellule s’arrêta et se tourna, se cognant au passage contre le gros ventre de Brioche la mouche. Premier rire des enfants… Elle regarda sévèrement son partenaire et lui remit maladroitement son chapeau sur le crâne. Tous deux marmonnèrent, des mots incompréhensibles avant de reprendre leur ronde en sifflant. Ils firent le tour du séjour, en entreprenant une danse assez folklorique qui n’appartienne qu’à eux. Brioche la Mouche s’arrêta soudain devant l’un des enfants. Elle le fixa, lui tira la langue, puis attendit une réaction. Le petit Johan, avec lequel elle avait lié une belle complicité au fil des semaines, le regarda et se mit à rire. Fifi la libellule se rendit vite compte que son partenaire ne la suivait plus et s’arrêta horrifiée. Elle fit mine de le chercher. C’est alors qu’elle vit le manège du clown. Elle se déplaça à grands pas, exprimant sa colère en faisant un bruit infernal. Brioche la mouche ne lui prêta pas la moindre attention.
— Venez, laissons Emma se détendre, dit Daniel en souriant.
— Et où va-t-on ?
— Boire un verre. Je vous invite.
— Et vos rendez-vous ?
— C’était celui d’Emma, donc je n’ai pas de rendez-vous pour le moment.
— Comment allez-vous faire pour recevoir Emma aujourd’hui, pour son traitement ? chuchota-t-elle pour ne pas déranger les clowns.
Il posa un dernier regard vers le séjour, puis saisit la jeune femme par le bras, l’entraînant vers l’ascenseur.
— J’ai demandé à la secrétaire de décaler mes rendez-vous, expliqua-t-il.
Émilie observa le médecin appuyer sur le bouton. Elle était morte de honte, après ce qui était arrivé la veille. Pourquoi l’avait-il laissée frôler ses lèvres ? Sans parler des baisers qu’elle avait déposés sur cette gorge si... délicieuse.
— Arrêtez de vous torturer, mademoiselle Pereira. (Elle le vit sourire, ce qui accrut son malaise.) Ce qui s’est passé hier était un accident. Cela ne se reproduira plus.
Elle serra les poings. C’était clair. Elle n’était pas son type de femme. Oh, oui, c’était certain que cela ne se reproduirait plus. Mais, pour qui se prenait-il ? Et puis, elle n’était vraiment pas du tout attirée par lui ! En es-tu vraiment sûre ? Elle poussa un long soupir. Y avait-il un moyen de faire taire sa conscience ?
— Si me détester peut vous aider à changer vos sentiments à mon égard, alors, détestez-moi, Émilie.
Elle sursauta. Il avait plongé son regard gris dans le sien. Son cœur s’arrêta une fraction de seconde, puis repartit, un peu plus vite que la normale.
Elle baissa rapidement les yeux au sol. Est-ce que ce voyage dans l’ascenseur allait durer encore longtemps ? Daniel finit par détourner le regard et le reste du trajet se fit dans le silence.
***
— Vous faites ça avec tous les enfants ? demanda-t-elle une fois installée à l’une des tables de la cafétéria, une tasse de café devant elle.
— Juste avec les enfants qui en ont besoin.
Elle le scruta un moment sans rien dire. Elle avait toujours honte de son comportement d’hier. Si le sol s’était ouvert sous ses pieds pour l’absorber, elle en aurait été soulagée.
— Émilie, ce qui s’est passé tout à l’heure sur le parking risque de se reproduire.
Elle avait dû lui paraître insupportable à cet instant. Décidément, elle n’arrivait pas à lui montrer son bon côté.
— Peut-être, réussit-elle enfin à articuler.
— C’est certain ! Il y aura des jours avec et il y aura des jours sans, comme aujourd’hui. Il va falloir s’armer de patience.
Elle cligna des paupières, pencha la tête sur le côté. Elle tenait sa tasse de café entre ses mains et elle n’avait même pas bu une gorgée.
— Comment faites-vous ?
— C’est mon métier. Convaincre les enfants, marchander avec eux. Je dois le faire tous les jours. Entreprendre un combat avec eux ne va nous mener nulle part. Emma est fatiguée. La seule chose qui apaise ses angoisses c’est Archibald. Laissez-le-lui.
Elle secoua la tête et le regarda porter la tasse à ses lèvres. Il avait une bouche si... sensuelle. Arrête ça Émilie ! OK. Pour une fois, elle était d’accord avec sa conscience.
— Mais, il est interdit en milieu stérile.
Daniel haussa les épaules.
— Il peut toujours attendre derrière la vitre de la chambre.
Elle était idiote ou elle le faisait exprès ?
— Je n’y avais pas pensé.
— Prenez des vacances. Vous êtes aussi épuisée que votre fille. Et pour la seconde fois, avertissez vos parents. Ils comprendront et ils pourront se relayer pour que vous puissiez prendre du repos. Vous en avez besoin. Être sur les nerfs avec une enfant malade n’est pas bon. Vous êtes à un stade où vous n’arrivez plus à communiquer avec elle. Elle doit se battre contre la maladie, pas contre vous.
Elle se mordit un doigt, baissa les yeux sur sa tasse, puis les releva aussitôt.
— Comment savez-vous ? Pour mes parents ?
Il leva un sourcil. Il semblait mal à l’aise tout à coup. Émilie le trouvait de plus en plus étrange. Cet homme semblait lire en elle comme dans un livre ouvert.
— Je ne vous ai pas parlé de mes parents.
Il leva les deux mains en signe de défection.
— Alors, je n’en sais rien. C’était peut-être écrit dans le dossier. Ou vous l’avez mentionné et vous l’avez oublié.
— Non. (Elle en était certaine.) Je n’ai jamais mentionné mes parents.
— La question n’est pas là. Peu importe comment je le sais. Faites-le, c’est tout.
Son ton était devenu plus dur. Comme s’il lui avait donné un ordre. Il voulait simplement éluder la question. Il n’avait pas envie de lui révéler comment il l’avait appris. Étrange, songea-t-elle.
Elle plissa les yeux tout en l’observant. Il avait l’air d’appartenir à un autre monde. Tu as trop d’imagination !
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Le spectacle est fini, dit-il. Il est temps d’aller récupérer Emma.
Elle le regarda se lever et remettre la chaise impeccablement à sa place. Toujours, ces doutes qui l’assaillaient…
— Si vous préférez rester ici en attendant que je finisse, cela ne me pose aucun problème, dit-il.
— Non ! Je viens.
***
Oscar le magicien, termina par le tour le plus classique : de son grand chapeau noir et vert, il fit sortir Alfred, le lapin blanc. Il le présenta aux enfants puis, les salua d’une grande révérence avant de disparaître dans une grande fumée blanche. Les bambins restèrent là, à scruter la petite scène avec un grand « OH ! », espérant qu’il allait revenir, mais après quelques minutes, ils comprirent qu’Oscar ne reviendrait plus. Ils se levèrent, certains rejoignirent leurs parents, d’autres disparu avec les aide-soignants. Emma resta là, assise sur sa chaise. Elle balaya le séjour des yeux, à la recherche de sa mère.
Le petit garçon chauve à ses côtés resta seul, lui aussi. Mais il semblait plus serein qu’elle. Emma n’osait pas le regarder. Sa maigreur et sa pâleur l’effrayaient. Allait-elle finir comme lui ? Maigre, chauve et laide ? Le gamin semblait tellement cacochyme qu’il lui était impossible de deviner son âge.
Emma se trouva injuste tout à coup. Elle songea que ses pensées étaient odieuses. Sa mère ne lui avait pas appris à se moquer des autres ou à penser du mal d’eux. Elle scruta de nouveau l’entrée, se réjouissant intérieurement qu’Émilie vienne la chercher.
— On t’a oubliée, dit-il.
Emma tressaillit, puis tourna le regard nerveusement vers l’enfant. Il lui fit un grand sourire. Elle serra un peu plus fort Archibald dans ses bras, ne lui rendit pas son sourire et pinça les lèvres.
— Toi aussi, dit-elle.
Le garçon leva les épaules, indifférent.
— Non. Ils ne viendront pas, dit-il. C’est comme ça depuis un bout de temps.
Le cœur d’Emma fit un bond. Elle souleva un sourcil et se radoucit.
— Tes parents ne viennent pas te chercher ?
— C’est ici ma nouvelle maison, dit-il d’un ton assuré. Ça fait des semaines que je n’ai plus vu mes parents.
Emma l’observa ahurie. Il avait de grands yeux bleus, comme elle. Elle s’interrogea : à quoi pouvait-il ressembler avant sa maladie ? Elle frissonna en songeant que les parents de ce garçon l’avaient certainement abandonné. Et si sa mère s’était débarrassée d’elle, elle aussi ? Elle jeta à nouveau un coup d’œil vers l’entrée. Toujours personne. Emma se mordit la lèvre inférieure, une boule se forma dans sa gorge.
— Je m’appelle Colin et toi ?
— Emma.
Elle serra son ours un peu plus fort.
— Tu es ici depuis longtemps ? demande-t-elle.
— Un an.
— Un an !!! ?
Il acquiesça.
— Tu es malade ? Voulut-elle savoir.
Quelle question ridicule ? Allait-elle, elle aussi devoir rester ici ?
— Le médecin dit que je n’ai plus assez de globules blancs, alors je dois prendre des médicaments, et faire ce qu’ils appellent de la chimiothérapie. (Il souleva les épaules.) J’ai perdu tous mes cheveux, poursuivit-il en touchant son crâne, comme s’il avait remarqué que la fillette était terrorisée par cette idée. Je vomis souvent. On doit me faire une greffe de moelle osseuse, mais je ne sais pas quand exactement.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’en sais rien ! Et toi, tu es là pourquoi ?
Emma sourit tristement.
— Je n’en sais trop rien. Ils disent que je suis malade, aussi. C’est arrivé à l’école ; je ne me sentais pas très bien et la directrice a téléphoné à ma mère. Elle est venue me chercher et voilà le résultat !
Colin leva les yeux au ciel, puis fit un mouvement du menton vers l’ours en peluche.
— Et lui c’est qui ?
Emma baissa les yeux vers Archibald.
— Lui, c’est Archibald. Il m’accompagne partout.
Colin lui sourit tristement. Il regarda la peluche avec envie.
— Bonjour, Colin.
L’enfant leva les yeux vers Daniel qui venait d’arriver silencieusement.
— Bonjour, Dany.
Daniel s’agenouilla pour se mettre à la hauteur de l’enfant.
— Sarah n’est pas encore venue te chercher ?
Colin secoua la tête. Daniel jeta un d’œil vers la porte du séjour, puis tourna à nouveau les yeux vers Colin.
— D’accord. Je vais l’appeler et elle va te ramener dans ta chambre. Il va falloir te reposer. J’ai accepté que tu viennes voir le spectacle aujourd’hui, mais c’était le seul effort qui t’était autorisé.
L’enfant hocha la tête de bas en haut, ensuite Daniel porta son attention sur Emma. Elle afficha un sourire, un peu timide. Honteuse de s’être montrée sous un mauvais jour.
— Alors, Emma, tu as aimé ?
— Oh oui ! Merci, dit-elle en rougissant.
— Tu es prête ?
Elle se pinça la lèvre inférieure et réfléchit. C’était leur accord. Les clowns, puis le traitement.
Daniel la regarda avec insistance. Elle relâcha sa lèvre, regarda ses doigts entrelacés autour d’Archibald.
— Oui. Je veux bien, maintenant, finit-elle par dire.