— Oui… et je vais vous en donner la preuve… la lettre parle d’un signal…
— Deux fenêtres au salon…
— Voyez !…
— Ouvertes ! alors, l’ennemi, je vous le répète, est dans la maison.
— Parmi les gens du château, peut-être… Quels sont ces gens ? Sont-ils à votre service depuis longtemps ? N’y a-t-il pas quelque figure suspecte ?
— Presque tous des Allemands… Oh ! ils ne disent pas qu’ils sont d’Allemagne… Ils se prétendent Alsaciens… de plus pure origine d’Alsace…
— Oui, c’est connu. Ils en disent tous autant… Mais votre mari ?
— Eh bien ?
— Votre mari les connaît ? C’est lui qui les a choisis, triés sur le volet ?
Elle murmura avec gène, après un long, très long silence :
— Mon mari est devenu Français… Pourtant, je voudrais…
Elle s’arrêta. Il sentait qu’elle était oppressée. Il entendait sa respiration suffoquée.
Elle n’alla pas plus loin dans la confidence à laquelle on eût dit qu’elle s’apprêtait.
Et Beaufort, à peine, s’aperçut de cette hésitation.
— Ce piège ? Ce guet-apens ? Dans quel but ? L’imaginez-vous ?
— Je cherche… Se venger de vous ? De moi ? Nous surprendre ? Inventer ce rendez-vous pour exiger ensuite la séparation ? Impossible… Il m’aime…
— Ses fils, peut-être ?…
— Mais pourquoi ? Pourquoi ? Le but m’échappe… dit-elle en se tordant les mains. Dans tous les cas, le piège est tendu, le guet-apens certain… Vous êtes en danger… et le danger que vous courez me menace moi-même… En vous attirant ici, il se peut qu’on ait voulu me déshonorer, et mon mari, prévenu, peut apparaître tout à coup…
— Je vous aime…
— Partez, Simon, je vous en supplie… Il y va de mon honneur et de votre vie, peut-être.
Elle courut à la fenêtre de gauche, regarda au dehors avec précaution en se voilant avec le rideau ramené sur elle.
— Tenez ! murmura-t-elle… là-bas… le long du mur… trois hommes.
Il regarda à son tour. Oui, distinctement on les voyait, et eux ils ne croyaient pas être vus. Ils ne bougeaient pas… contre le mur du potager, non loin du chenil… et, chose bizarre, les chiens de la meute, qui avaient aboyé tout à l’heure, s’étaient tus. A cette distance, et malgré la clarté de la lune, il était impossible de reconnaître ces trois ombres. Elles paraissaient toutes noires de la tête aux pieds. Mais ce qu’on pouvait discerner aisément, c’était leur taille. Il y avait un homme très grand et très fort, large d’épaules, ayant de la corpulence… les deux autres étaient plus petits… Comme la lumière venait de gagner leur refuge, ils se glissèrent un peu plus loin ; ils marchaient à la file, sans faire le moindre bruit.
Simon Beaufort murmura :
— Holmutz et ses deux fils…
— Je l’ai cru… C’est leur taille… Cependant, ce n’est pas leur démarche.
— Il est facile de dissimuler sa démarche.
Marthe pleurait.
— Je suis perdue, dit-elle… Ils savent que vous êtes chez moi. Ils attendent…
— Ils ne m’auront pas…
— Qu’allez-vous faire ?
— Oh ! c’est bien simple… Ils me guettent par devant… je sortirai par derrière… de massif en massif, d’arbre en arbre, je gagnerai la futaie et une fois là…
Ils eurent le même cri de terreur, et, soudain, se rejetèrent en arrière.
Toutes les lampes électriques du salon, du vestibule, des chambres, du rez-de-chaussée jusqu’aux combles, venaient de s’allumer d’un coup… Une projection lumineuse éclairait la cour… On eût dit que les ombres qui veillaient là-bas avaient deviné la pensée de Beaufort. Lui et elle s’écartèrent de la fenêtre en se courbant, réussirent à gagner le hall, devant les chambres. Marthe grelottait de peur. Ses pauvres yeux hagards cherchaient partout l’apparition de Karl Holmutz.
— Sauvez-moi, Simon, bégaya-t-elle, avec une voix d’enfant… Sauvez-moi, je vous en supplie… Mon mari m’épouvante… Il y a dans sa vie des mystères, des mystères…
Pour la seconde fois, elle garda le silence, sa respiration sifflait dans sa gorge.
Tourner les commutateurs, faire l’obscurité, n’était pas possible. C’eût été déceler leur présence.
Beaufort murmura :
— Calmez-vous… ils n’ont pas pensé à une chose… c’est que je suis beaucoup mieux qu’eux familier avec les secrets de la construction du château… Les caves communiquent entre elles et vont rejoindre le caveau dans la chapelle… C’est de là que part la chaufferie des grandes serres… Il y a des tuyaux où je me glisserai aisément, je ne suis pas gros… Ah ! si c’était Karl Holmutz, ça serait une autre affaire… Les tuyaux, la chaufferie, les passages, tout cela était en mauvais état quand j’ai vendu la Butte et je sais qu’aucune réparation n’y a été faite encore… Je gagnerai les serres, de là les bois… et voilà tout !
Muette, elle joignit les mains pour le supplier de partir…
— Je vous aime, redit-il, avec un sourire de défi.
— Et moi, Simon, j’ai peur pour vous !…
— J’imite parfaitement le cri de la chouette. Quand j’étais gosse, je m’amusais à ce jeu et tout le monde s’y trompait… Si je suis sauvé, je vous enverrai trois fois son hululement, à intervalles réguliers… et vous pourrez dormir tranquille… Si vous n’entendez rien, dam ! c’est que je serai aux prises avec les trois ombres… et, entre nous, malgré tout, je vous jure que je ne serais pas fâché de savoir ce qu’elles me veulent…
Il disparut en rampant sous les fenêtres, le long des murs, descendit l’escalier… Tout à l’heure, le château, dans son obscurité et son sommeil, le rassurait. Maintenant, cette lumière qui l’inondait, lumière de fête, au milieu d’un silence absolu, silence de la plus complète solitude, pesait sur lui, comme une menace sinistre. Il avait hâte de sortir de ces flots de clarté qui l’étouffaient et de se retrouver dans la nuit.
Les yeux luisants de toutes les lampes le surveillaient, le suivaient comme avec des regards d’une acuité douloureuse, ne laissaient perdre aucun de ses mouvements.
Quand il mit le pied dans la cave, il respira plus à l’aise, mais se dit :
Comment diable va se terminer cette étrange aventure ?
Là-haut, blottie dans un coin du salon, Marthe attendait le signal promis.
Ainsi qu’il l’avait dit, les conduites de la chaufferie étaient en fort mauvais état. Il n’eut aucune peine à s’y glisser.
Il atteignit la serre sans encombre.
Là, obscurité absolue, car les rayons de la lune ne perçaient pas la couche épaisse des feuilles de la vigne qui courait au long de la voûte de verre.
La serre aboutissait au bois, mais entre elle et le bois un large espace nu, éclairé, qu’il ne pourrait traverser sans danger, car c’était de ce côté-là que tout à l’heure, avec Marthe, il avait aperçu se dirigeant les trois ombres mystérieuses. Peut-être celles-ci avaient-elles lu dans sa pensée et avaient-elles deviné que le fuyard essaierait de s’échapper par le bois.
Contre la serre, la maison du garde Joachim Jodoigne.
La maison était close. Pas une lumière.
Beaufort hésita, puis, prenant sa résolution, il allait s’élancer dans l’espace vide, éclairé vivement par la lune, lorsqu’il s’arrêta brusquement.
Quelqu’un, dans l’ombre, derrière lui, venait de le saisir par la main.
En même temps, une voix émue disait :
— Ils sont là… Si vous traversez l’avenue vous êtes perdu.
Il faisait si noir que Simon ne pouvait distinguer que la silhouette d’une femme. Mais la douceur de la voix, l’émotion surtout, la trahissait.
— Vous, Madeleine !
— Oui… ces gens semblent en vouloir à votre vie…
— Les connaissez-vous ? Pouvez-vous me dire ?
— Non… je ne sais… Je les ai vus tout à l’heure de tout près… ils ont la figure complètement cachée par un passe-montagne noir qui descend et remonte jusqu’aux yeux, et j’ai cru voir aussi que tous les trois portent des lunettes de couleur…
Beaufort se mit à rire.
— S’il ne s’agissait que de moi, j’irais au-devant d’eux…
La voix tendre et triste murmura :
— Oui, mais il s’agit d’elle, n’est-ce pas ?
Il tressaillit, sentit, le reproche et la souffrance de cet amour si grand, et de l’amour sans espoir.
— Laissez-moi vous conduire, dit-elle… chez nous, il n’y a personne. Ma mère est absente depuis deux jours et mon père est parti, il y a quelques minutes, pour une tournée de nuit dans les bois… Je suis seule… Ils ne se douteront pas que vous êtes entré et que je vous suis venue en aide.
Il hésita un moment, puis :
— Madelon, vous me jurez qu’il n’y a aucun danger pour vous ?…
Avec un rire nerveux :
— Aucun, je vous assure… Venez, venez vite…
Elle l’entraînait.
A l’entrée de la serre, Simon Beaufort se retourna vers le château que lui cachaient à présent les masses sombres des beaux arbres.
Par trois fois, il lança, après deux intervalles réguliers, le cri de l’oiseau nocturne.
La voix douce murmura encore :
— C’est le signal pour la prévenir… Maintenant elle vous sait hors de danger.
Il lui serra la main avec une tendresse fraternelle :
— Madelon, vous avez de la peine… Je suis votre ami, chère enfant… et je souhaite que l’avenir me réserve de vous le prouver un jour…
Dans le château, Marthe avait entendu les trois hululements.
Elle eut un grand soupir et dit :
— Je suis sauvée !…
Le complice mystérieux qui, de l’intérieur, unissait son action avec celle des trois inconnus, avait eu soin, on l’a vu, d’ouvrir tous les commutateurs électriques, de telle sorte qu’en agissant sur le compteur, on faisait la lumière ou l’obscurité partout.
Brusquement, d’un seul coup, le château fut replongé dans l’ombre.
Madeleine avait poussé la porte de la maison du garde.
Elle s’ouvrit sans bruit.
Tous deux entrèrent. Elle referma.
A ce même moment, un bruit de pas lourds dans le sentier qui longeait la serre.
— Oh ! mon Dieu ! fit l’enfant.
Elle pencha la tête pour écouter, et balbutia :
— Mon père !… C’est mon père qui revient !…
— Et s’il me trouve ici, auprès de vous, que va-t-il croire ?
— Venez !… Dans ma chambre… Vous ne pouvez plus sortir… Venez vite !
— Je vous avais bien dit, petite Madelon, qu’il y avait du danger pour vous.
— Mon père ne me croirait pas, dit-elle en tremblant, et il me tuerait.
Elle l’attira dans une chambre étroite, où il y avait un lit aux rideaux blancs, quelques meubles très simples, et des fleurs partout.
Une fenêtre donnait de plain-pied sur l’avenue.
Déjà, Simon allait l’ouvrir…
— Pas cela ! Pas cela ! Il entendrait… Il vous verrait… Restez… Ne faites pas un geste. Le garde entrait.
Madeleine sortit, referma la porte et fit flamber une allumette.
— Pas encore couchée, fillette ?
— Je me suis promenée dans le bois… La nuit est si douce !… Et je rentre…
Elle avait allumé une bougie sur la cheminée. Une faible lueur éclaira, au fond de la vaste pièce, une alcôve tendue de rideaux rouges à grands ramages, un buffet, des chaises de paille, une table, de la vaisselle et de la batterie de cuisine. Sur le rebord de la fenêtre, deux pots de géranium et de giroflée, et l’odeur de la giroflée emplissait la chambre.
— Figure-toi, Madelon, je crois que je deviens vieux et que je ne serai bientôt plus bon qu’à mettre au rancart… J’ai une tournée de nuit à faire dans les fonds du Bois-du-Curé, où j’ai découvert ce matin une tendue de collets… Et je me suis aperçu, tout à l’heure, à un kilomètre d’ici, que j’avais pris mon fusil calibre 16 avec des cartouches calibre 12.
Il se mit à rire et haussa les épaules de mépris contre lui-même.
— Il y a des garnements dans la contrée, et si j’avais eu à me défendre !
Tout en parlant, Jodoigne, grand, fort, à la figure énergique, changeait ses cartouches.
Madeleine avait le cœur si oppressé, qu’elle ne trouvait pas une parole.
Tout à coup, il la regarda, étonné, les mains plongées dans son carnier.
— Je te trouve mauvaise mine, ce soir, fillette. Est-ce que tu serais malade ?
— Mais non, père… J’ai envie seulement de dormir…
— C’est drôle… Jusqu’à ta voix que je trouve changée… Viens donc un peu près de moi.
Elle s’avança vers Jodoigne, se raidissant, pour ne pas tomber.
Et la pauvre enfant essayait de sourire.
— Tu baisses les yeux ?…
Elle les releva. Ils étaient troubles… Ils étaient emplis d’épouvante.
— Sûrement, sûrement, tu as quelque chose… Ce que tu me présentes là, ça n’est pas ta figure ordinaire… Même tes yeux, même tes yeux… Tu n’as rien ?
— Je te jure…
— Tu n’as pas fait une mauvaise rencontre ? Quelque chose ne t’a pas fait peur ? Tes mains sont glacées… et tu as un air de fatigue !…
Alors, elle eut le courage de rire tout à fait et dit, ramassant ses forces :
— Mais tu vois bien que je meurs de sommeil !
Il l’embrassa à deux reprises, avec une caresse profonde.
Elle fut bouleversée : il n’avait guère l’habitude de ces effusions. C’était un homme dur, qui ne laissait guère voir ses émotions, de ceux-là qui ont une sorte de pudeur et de honte à montrer qu’ils sont sensibles et faibles. Elle savait tout cela. Il l’aimait passionnément et avec orgueil. Il était fier d’elle.
— Allons, je suis fou de croire que tu n’es pas comme d’habitude !
Il avait changé ses cartouches. Il jeta son fusil sur l’épaule.
— Bonne nuit, fillette ! Je ne ferai pas de bruit en rentrant pour ne pas te réveiller.
Elle l’accompagna jusqu’auprès de la serre et revint. Elle patienta de longues minutes, craignant son retour, s’imaginant qu’elle l’entendait.
Après quoi, elle gratta à la porte de sa chambre, et Simon Beaufort parut.
— Ma pauvre enfant, dit-il, avec pitié, quelle terreur vous avez eue !
Elle frissonnait encore et son joli visage était tout décomposé par l’angoisse.
— Adieu… n’oubliez pas que je suis votre ami, avec une affection bien tendre…
— Oh ! ne partez pas encore…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas sûr que les trois hommes se soient éloignés… Laissez-moi faire… Je vais tâcher de m’assurer au dehors qu’aucun danger n’existe plus.
Toute sa présence d’esprit lui revenait.
Avant qu’il eût pu faire d’objection, elle l’avait quitté et il l’aperçut, en entrouvrant les rideaux, qui se dissimulait le long de la serre, et s’en allait vers la Butte-aux-Cailles.