Elle resta longtemps absente.
Enfin, il la vit revenir. Elle marchait vite. Elle ne se cachait plus. Elle était gaie.
— Je n’ai rien vu nulle part, dit-elle… Ils ont perdu vos traces…
Alors, il l’attira contre lui, chastement.
Il voulut l’embrasser sur le front.
Il sentit une faible résistance et qu’elle se rejetait en arrière.
— Non, dit l’enfant… Entre vous et moi, il y a… il y a Elle !… Partez… Adieu !…
Simon soupira.
Toute son existence inutile, égoïste, rapetissée, humiliante pour un grand cœur, lui apparaissait avec ses rancœurs inévitables.
Il pensa : Je sème partout la tristesse. J’ai rendu Marie-Blanche malheureuse… Voici Marthe jetée dans un drame de terreurs… à cause de moi… de moi qui ne l’aime pas et qui ne peux pas l’aimer !… Voici cette charmante fille qui me méprise et pleure à cause de moi… Et j’ai failli la déshonorer aux yeux de son père… la perdre à tout jamais… A quoi ai-je été bon, jusqu’ici ? La vie que j’ai menée est-elle si noble et si fière que j’aie le droit de m’en enorgueillir ? Je suis le jouet de mes caprices et soumis à mes plaisirs… Le dégoût de moi monte du fond de mon cœur jusqu’à mon, front. Marie-Blanche m’eût sauvé… et je me suis rendu indigne de Marie-Blanche ! Je ne me sens plus la force de me sauver moi-même et je souhaiterais presque une catastrophe sur ma tête, pour me tirer de ces bassesses et de ces écœurements…
Il haussa jusqu’à ses lèvres la petite main de Madeleine et y mit un b****r.
— Votre ami !… Votre frère balbutia-t-il.
Et il se dirigea vers la porte.
Celle-ci s’ouvrit avec violence…
Trois hommes surgirent devant lui, le repoussèrent, l’enlacèrent… le maintinrent malgré sa vigueur… Puis l’un d’eux le fouilla prestement…
Il n’avait aucune arme… Alors, on le laissa libre.
Effarée, Madeleine s’était reculée jusqu’au fond de la pièce.
Toute cette scène, rapide, brutale, n’avait pas duré une minute.
Simon n’avait aucunement perdu son sang-froid.
Résister à ces trois hommes, qu’il voyait préparés à tout, peut-être au crime, il se rendait compte que ce n’était pas possible.
Il était brave.
Il attendit avec curiosité.
On l’avait repoussé jusqu’au fond de la salle, afin de lui enlever toute envie de s’enfuir, et il se trouvait ainsi tout près de Madeleine.
Elle tremblait, pitoyable, non pour elle-même, mais pour lui.
— Rassurez-vous, Madelon, dit-il en souriant. Ces honorables gentlemen n’en veulent certainement pas à votre vie… Je ne pense même pas, à vrai dire, qu’ils en veulent à la mienne… et j’attends de leur courtoisie qu’ils consentent à m’expliquer à quoi je puis leur être utile…
Ardemment, il les dévisageait, taille, corpulence, allure… car le visage, ainsi que Madeleine l’avait dit, était caché, invisible, les yeux abrités par des lunettes sous la laine noire du passe-montagne descendant sur le front, remontant jusqu’au nez.
De nouveau le même soupçon entrait dans son esprit.
— On dirait Karl Holmutz !… On dirait ses deux fils…
L’un des trois, le plus grand et qui paraissait le plus âgé, se décida à parler :
— Vous avez raison, monsieur, d’en appeler à notre courtoisie, bien que celle-ci doive être conditionnelle… et vous avez raison aussi de croire que nous n’attenterons pas à votre vie… Nous ne sommes pas des assassins…
Beaufort railla :
— L’occasion seule vous aura manqué jusqu’à présent.
— Monsieur, nous avons une supériorité sur vous, c’est que nous savons qui vous êtes et que vous ignorez toujours qui nous sommes… Nous savons que vous avez dépensé à peu près votre fortune entière, que bientôt vous en arriverez aux expédients… Vous avez vendu la Butte-aux-Cailles, et l’argent s’en est évaporé comme si vous étiez atteint d’une crise de folie… Vous êtes dans la gêne… Et vous n’êtes pas de taille à vous refaire une fortune par vos propres moyens.
Railleur toujours, Beaufort répliquait :
— Il ne faudrait pas m’en défier… je suis capable de tout !
— Cette fortune, nous venons vous l’offrir.
— Vous vous y prenez singulièrement.
— C’est que nous avons songé au cas où vous la refuseriez.
— Ce qui veut dire ?
— Que, dans ce cas, nous aurions le moyen de vous y contraindre.
— La t*****e ?
— Peut-être bien… Il n’y a pas que la t*****e physique… Celle-là est passée de mode… Mais il y a la t*****e morale… Et si vous refusez l’offre que nous allons vous faire, nous vous mettrons dans une situation telle que vous nous demanderez grâce et pitié…
— Je vous assure que vous piquez ma curiosité… Vite, allons droit au but !
— A vos ordres… Tout à l’heure, nous nous expliquerons plus clairement.
— Tout d’abord, s’il vous plaît, fixons le chiffre de la fortune, dit Beaufort avec le plus grand sérieux du monde. Je ne voudrais pas discuter pour des vétilles…
— Un million…
Froidement, Beaufort appuya :
— Un million de francs, monnaie française ? ou un million de marks, monnaie allemande ? Car vous parlez fort bien notre langue, et correctement même… toutefois avec un léger, très léger accent que l’on devine à peine.
— Un million de marks.
Et l’homme ajouta, avec une lourde insolence :
— Vous avez une façon de marchander très spirituelle, à la française.
— Maintenant que je sais le prix, veuillez m’indiquer la marchandise.
— En ce moment, on est en train de fouiller vos papiers, à l’hôtel de l’avenue Friedland, afin d’y découvrir le secret da votre bombe pour aéroplanes…
— Ah ! misérables ! hurla Beaufort en faisant un pas vers eux.
Mais aussitôt il se calma, et raillant de plus en plus :
— Cet hommage rendu à vos mérites de cambrioleurs, je m’empresse de reconnaître que je viens de me fâcher à tort, car chez moi vous pourrez fouillez les tiroirs, les livres, les cahiers de calculs et tous les documents qui vous tomberont sous la main, vous ne trouverez rien, je dis absolument rien, de ce que vous convoitez…
Il appuya l’index sur son front, plaisamment :
— Tout est là. !
— Nous nous en doutons… L’opération qui a eu lieu chez vous n’est que pour n’avoir pas à nous reprocher de négligence…
— De telle sorte que, en résumant, vous m’offrez un million deux cent cinquante mille francs pour prix de la formule chimique de mon invention ?
— C’est parfaitement dit.
— Achat que vous faites au profit de l’Allemagne ?
Les trois hommes ne firent aucun geste et personne ne répondit.
— Ecoutez ceci, camarades… Mon opinion sur vous autres, Allemands, que je connais bien, je ne l’ai jamais cachée… Vous êtes des brutes et vous êtes des fourbes… pourtant, je ne savais pas que vous étiez par-dessus le marché des imbéciles… oui, imbéciles pour avoir cru qu’il vous suffirait de me payer, oh ! royalement, pour faire de moi un traître…
Deux des trois inconnus s’avançaient sur lui, la main haute, pour frapper.
Un ordre impératif du gros homme les arrêta. Et s’adressant à Beaufort :
— Continuez !
— Je refuse. Notez que je n’agis point par patriotisme. Je ne me suis jamais occupé de cette question pour la bonne raison que je ne crois plus à la guerre… Et nous sommes beaucoup, comme moi, qui n’y croyons pas. De moins en moins la guerre est possible. Si j’ai découvert un explosif redoutable — disons le mot : effroyable, afin de vous faire venir l’eau à la bouche — c’est simplement pour occuper mes loisirs, à temps perdu, entre deux voyages et entre deux maîtresses… sans avoir l’envie de publier mon succès et d’en faire profiter les armées de mon pays… Tel est, ou plutôt tel était le sentiment qui, hier encore, me faisait agir… Il me paraît bien que je vais changer d’avis, car le vif intérêt que vous prenez à ma découverte me prouve que si nous ne croyons plus à la guerre, en France, vous autres, les Allemands, vous y songez toujours…
— Nous voulons être assez forts pour imposer la paix.
— A coups de canons, c’est convenu. Brisons là ! Vous me dégoûtez… Faites-moi place !
— Monsieur, nous sommes les plus forts. Il faut que vous nous écoutiez jusqu’au bout. Nous voulons la formule de votre invention… Coûte que coûte, vous comprenez ?
— Connaissez-vous le mot de Cambronne ?
— Oui.
— Eh bien, vous venez de l’entendre !
Un instant, malgré leur arrogance brutale, ils restèrent interloqués.
Les deux plus jeunes, sans doute plus violents, serraient les poings et grondaient.
Et Simon Beaufort pensait toujours :
Est-ce Karl Holmutz ? Est-ce les deux frères ?… Finiront-ils par se trahir ?
Toutefois, autant qu’il se rappelait, ce n’était pas la voix de Holmutz… A vrai dire, celle-ci passait, étouffée, arrêtée, dénaturée par l’épaisseur de la cagoule de laine…
— Monsieur, votre dernier mot… C’est un refus ?… Maintenant, voici notre menace… Vous accepterez nos conditions… sinon…
— Sinon, camarades ?
— Nous attendrons patiemment, en votre compagnie, et en celle de cette charmante jeune fille, le retour du garde Jodoigne… Lorsque le garde Jodoigne sera de retour, nous lui dirons simplement que nous vous avons trouvés, elle et vous, dans la chambre de sa fille… D’où il n’aura pas de peine à conclure que sa fille, qu’il adore, et en qui il avait la plus entière confiance, n’est plus rien autre chose que la maîtresse de Simon Beaufort !
— Ah ! misérables ! Misérables !
Un sanglot l’attira auprès de Madeleine, qu’il soutint entre ses bras.
— N’est pas misérable qui dit la vérité…
— Vous mentez ! Vous savez bien que vous mentez !
— Madeleine ne serait-elle pas votre maîtresse ?
— Cette enfant est une honnête fille, digne de tous les respects.
— En ce cas, que faisiez-vous donc chez elle ?
— Que vous importe ? Ai-je à répondre à de bas coquins tels que vous ?
— Soit, mais vous répondrez du moins à son père ! Et si vous dites à Jodoigne : « Votre fille est innocente… », il vous demandera, comme nous, de lui expliquer votre présente chez lui, chez elle, en un mot, votre présence au château…
Beaufort se sentit froid au cœur.
Il pensa, soudain : Ils me tiennent !
Goguenard à présent, le gros homme reprenait :
— Ne vous avais-je pas prévenu, M. Beaufort, au début de notre entretien, que si la t*****e physique était abolie, il n’en restait pas moins la t*****e de l’âme ? Et ne vous semble-t-il pas, à cette heure, que j’avais raison ?
Il avait trop raison !
La situation que Beaufort entrevoyait était affreuse, et sans issue possible.
Et certainement, cette situation, Madeleine la comprenait, car dans son amour héroïque elle songea tout de suite au sacrifice sublime… au sacrifice complet…
Elle sauvait l’autre !… Elle sauvait Marthe !…
Mais qu’importait sa jalousie d’un moment !
Elle sauvait Simon qu’elle aimait.
Tout à coup, avant qu’il eût pu s’en défendre, elle l’entoure de ses bras caressants.
— Il vous a menti, monsieur… parce qu’il était de son devoir et de sa fierté d’homme de mentir… Je l’aime et il est mon amant…
— Madeleine ! Madeleine ! A son tour, elle ment, je le jure !
Hardie — et pourtant mourante de honte et de peur — l’enfant murmura :
— Puisque je t’aime et puisque je suis ta maîtresse, pourquoi renies-tu notre amour ?
— Monsieur, je vous jure sur mon honneur… il ne faut pas la croire…
Le gros homme ricana :
— Je ne la crois pas… Et dès lors, je renouvelle ma question : « Si vous n’êtes pas ici pour elle… pour qui êtes-vous venu ? »
Chez certains hommes, au moment des grands périls, l’esprit acquiert une singulière lucidité. Des visions surprenantes apparaissent soudain en pleine lumière, découvrant les réalités, montrant les événements sous leur vrai jour.
Simon Beaufort traversait une de ces phases.
Et ses yeux étaient pour ainsi dire éblouis par la fulgurante et terrible vérité.
En se servant de son amour, et en lui tendant Marthe Holmutz comme une amorce, on l’avait amené dans un piège.
Il se disait : On connaissait donc mon amour, on y avait intérêt… et on en a profité ?
Il avait échappé à ce piège.
Assurément, les trois hommes s’étaient donné la tâche, en l’attirant la nuit auprès de Marthe, de l’y surprendre afin de lui imposer leurs volontés par la menace.
Et cette constatation lui donnait un grand soulagement. Car un soupçon lui était venu.
Marthe coupable ! Marthe complice des desseins mystérieux de Holmutz !
Elle n’était pas coupable, puisque c’était grâce à elle qu’il avait pu fuir… Et si les trois hommes ne les avaient pas surpris, c’est que sans doute ils avaient eu, au moment de leur intervention chez Marthe, une hésitation provoquée par Beaufort lui-même, arrivant au rendez-vous une heure et demie après l’heure fixée par la lettre. Ils avaient cru peut-être qu’il ne viendrait pas et leur surveillance des abords du château s’en était diminuée.
Donc, il avait paré au premier danger.
Mais il fallait placer ici l’intervention de Madeleine.
En intervenant pour le sauver, Madeleine l’avait perdu et se perdait avec lui.
Adroitement, les trois hommes, battus la première fois, leur piège déjoué, se retrouvaient victorieux… Ce qu’ils n’avaient pu faire avec Marthe, ils le feraient avec la jeune fille et ils allaient se servir de Madeleine, comme ils comptaient se servir de Marthe, pour peser sur la décision de Beaufort.
Cette intervention, même, augmentait leur force singulièrement.
Le hasard se mettait de leur côté.
Ils avaient pris l’honneur de Marthe comme enjeu dans la partie entamée.
Ils avaient comme enjeu, maintenant, l’honneur de Marthe et celui de Madeleine.
Ils enfermaient Beaufort dans un dilemme terrible… S’il n’était pas venu au château pour la fille de Jodoigne, c’est donc qu’il y était venu pour la femme de Holmutz ?
Il fallait donc perdre l’une ou perdre l’autre, d’honneur ?
Livrer l’une à son père ?
L’autre à son mari ?
Ou bien, pour les sauver toutes les deux, baisser le front, accepter l’offre honteuse que lui proposaient les trois hommes et vendre à l’ennemi, à l’implacable et sournoise Allemagne, le secret d’une puissance nouvelle, effrayante et décisive !
L’acuité de sa vision, en ce péril, allait plus loin encore… Il pénétrait jusqu’au fond de la pensée et des intentions de ses agresseurs.