3.Holmutz et ses deux fils
Beaufort, en proie à la fièvre, errait sans but, dans les ténèbres.
Il descendit le coteau et se trouva au bord de l’Aisne, sans y prendre garde. Il marchait, marchait d’un pas rapide et saccadé. Parfois il s’arrêtait et alors il se mettait à parler tout haut, avec de grands gestes, après quoi il reprenait sa course. Cette nuit d’émotions le terrassait. Il finit par se laisser tomber contre un arbre et, du même coup, il s’endormit d’un sommeil agité, peuplé de cauchemar !…
Il faisait nuit encore lorsqu’il se réveilla. Pourtant l’horizon se teintait au loin d’une vapeur grise, qui annonçait l’aube.
Il lui avait paru, dans ses visions de rêve, qu’on l’appelait.
Même il avait eu la sensation qu’une main vigoureuse le secouait.
Il ouvrit les yeux et vit qu’il ne se trompait pas.
Un homme, vêtu d’une blouse de chasse et coiffé d’un chapeau mou, était penché sur lui. Et c’était cet homme qui l’avait tiré de son sommeil.
— Simon ! Simon ! que fais-tu là, mon pauvre garçon, et qu’est-il arrivé ?
Il se mit debout avec peine et regarda celui qui lui parlait… Les ombres lourdes qui pesaient sur son cerveau, lentement se dissipèrent.
— Le colonel Rochefière !
Alors, dans une détente de tous ses nerfs trop surexcités, son cœur se fondit et il pleura.
Rochefière, surpris, inquiet, n’osait l’interroger. Il lui avait passé un bras autour de la taille et le maintenait, car le jeune homme chancelait. Ils firent ainsi quelques pas.
— En pleine nuit, couché au bord de l’eau, et en quel désordre Et tu as la fièvre… Tu délirais dans ton sommeil… C’est même ce qui m’a guidé vers toi tout à l’heure… Je venais relever des cordeaux à anguilles… je longeais la rivière… mais je serais peut-être passé sans te voir… Tu trembles… tu as pris froid…
Et comme la lueur de l’aurore permettait maintenant de voir…
— Mon pauvre petit, quel drame s’est donc passé dans ta vie ?
Il ne reçut aucune réponse. Il n’insista pas. Beaufort se laissait emmener sans résistance, comme un enfant.
Ce fut seulement lorsqu’ils arrivèrent devant Vieux-Moulin qu’il comprit.
Il s’arrêta, eut un mouvement de recul et murmura d’une voix tremblante :
— Je ne veux pas… je ne veux pas…
— Tu ne veux pas venir te reposer chez moi ?
Et avec reproche :
— Je ne t’interrogerai pas… garde ton secret… Tu meurs de fatigue et de sommeil… Tu dormiras… quand tu te seras reposé, tu partiras, demain, selon ta volonté.
— Oui, merci !… vous êtes bon… je ne suis pas un ingrat… je vous aime beaucoup.
— Je le sais fichtre bien que tu m’aimes et je voudrais voir qu’il en soit autrement !
Tout était calme et sommeillait encore autour de Vieux-Moulin. Sur l’Aisne, la brume restait immobile. Elle ne se disloquerait, s’éparpillerait, qu’aux premiers rayons victorieux du soleil, chassant les derniers flocons de l’humidité nocturne. Alors la rivière revivrait en reprenant contact avec la vision du ciel. L’eau en glissant invisible, contre les piles du pont, faisait un murmure monotone, incessant et doux. Le colonel ouvrit la porte avec précautions, et dit à Beaufort :
— Ne faisons pas de bruit… Je ne veux pas réveiller Marie-Blanche…
Marie-Blanche ! Le cœur de Simon battit à grands coups… Marie-Blanche était là !
Dans la chambre où Rochefière le fit entrer, le lit était tout prêt.
— Dors ! Dors tant que tu pourras… Personne ne viendra te réveiller.
Et il laissa Beaufort.
Un rayon de soleil glissa sur la rivière qui s’anima. L’eau parut verte et rouge en transparence à travers les herbes et les plateaux de nénuphars où elle se jouait. Beaufort resta un instant debout, devant la fenêtre qui s’ouvrait sur l’Aisne, mais sans rien voir, hébété… Tout à coup il se dirige vers une glace, enlève son vêtement, écarte la déchirure de sa chemise, à la brûlure de l’épaule et met la chair à nu.
Le H de Holmutz se détache visiblement, saignante empreinte pour jamais.
Ah ! il se vengera…
Mais de qui ?
Car toujours revient la question angoissante qui l’obsède, qui l’enfièvre :
— Est-ce Holmutz ? Est-ce les deux frères ?
Puis il s’étend sur son lit et s’endort aussitôt d’un sommeil de mort.
Il ne se réveilla que vers la fin de l’après-midi. Personne n’avait troublé son repos. Il se leva, fit sa toilette, sans se presser, indécis, ne sachant quel parti prendre. Il aurait voulu repartir pour Paris, s’enfouir dans une solitude, sans revoir personne… sans parler à qui que ce fût, mais on l’avait entendu marcher dans sa chambre.
Rochefière vint lui demander, de l’autre côté de la porte :
— Tu n’as besoin de rien ?
— Si vous pouviez me prêter un faux-col ? dit Beaufort, essayant de rire.
— Tout ce que tu voudras…
Le colonel, qui s’éloignait, revint sur ses pas et cria :
— Tu sais… le dîner… toujours à sept heures… et en famille… seulement, après dîner, nous aurons des voisins… que tu connais, avec lesquels tu n’as pas à te gêner…
— Qui donc ?
— Holmutz et ses fils… avec Mme Holmutz !…
L’intention de Simon Beaufort avait été de partir tout de suite…
Même de partir, sans essayer de revoir Marie-Blanche dont il ne se sentait plus le courage d’affronter le regard.
Le nom de Holmutz le fit sursauter…
— Oh ! dit-il, le banquier et ses fils sont des amis…
— Alors, tu nous restes ?
— Je reste ! fit le jeune homme, sourdement.
Et, comme il sentait que sa fièvre augmentait, il alla s’accouder à la fenêtre pour reprendre un peu de calme, et réfléchir, autant qu’il pouvait, à ces événements qui se succédaient sans relâche.
Face à face avec Holmutz ! avec ses fils ! avec Marthe !
Au lendemain de cette nuit tragique…
Il voyait en cela plus que du hasard, et comme une intervention supérieure…
Et tout à coup un soupçon brusque ! En même temps qu’une douleur aiguë le mord au cœur !… Est-ce que Holmutz ne rechercherait pas Marie-Blanche pour l’un de ses fils ? L’un des deux était amoureux d’elle, peut-être ? Peut-être même tous les deux ?
Et Marie-Blanche ! !
Il eut un cri de rage, de folie jalouse :
— Oh ! cela, jamais ! Jamais je ne le permettrai !
Il ne se demandait même pas de quel droit il s’y opposerait !
Marie-Blanche, qu’il aimait, qu’il avait perdue, et qui le méprisait !
Un clapotis de rames dans l’eau, sous sa fenêtre, lui fit pencher la tête.
C’était elle.
En face, un îlot ombragé de grands arbres, dont les racines émergeaient du sol ou se baignaient dans l’eau courante… Dans l’îlot, un kiosque avec une table et des fauteuils… Dans le kiosque, tante Annette travaillait à quelque interminable ouvrage de broderie pour le trousseau de sa nièce… La barque accosta… La jeune fille sauta sur l’herbe, accrocha la chaîne du bateau et, comme sa robe se prenait à une ronce, se dégagea.
Elle faisait face à Simon Beaufort, mais ne prit point garde à lui.
Lui, murmurait :
— Marie-Blanche ! Marie-Blanche !
Il la retrouvait, et jamais elle ne lui avait paru aussi belle… Peut-être eût-il espéré égoïstement, et parce qu’il avait besoin d’illusions, qu’elle serait languissante et pâlie, et que tout en elle indiquerait de l’affaissement et de la douleur cachée. Il se trompait.
Sa jeunesse éclatait, comme une fleur vigoureuse. Ses traits étaient animés. Sa taille plus riche… Ce n’était plus l’enfant de ses souvenirs lointains, encore parée de sa grâce indécise. Il y avait sur tout elle un air qu’il ne lui connaissait pas… Pourtant, elle n’avait pas ses lèvres rieuses d’autrefois, ces lèvres qui se relevaient à chaque coin pour découvrir si aisément les dents blanches ! Elles s’abaissaient maintenant sous la fatigue de sa désillusion intime. C’était tout Beaufort, seul au monde pouvait comprendre quelle vie brisée se trahissait dans ce pli d’amertume.
De la Butte-aux-Cailles à Vieux-Moulin, il n’y avait que le coteau à descendre.
Des relations, cérémonieuses, au début, puis de jour en jour plus fréquentes et par conséquent plus cordiales s’étaient établies entre Holmutz et Rochefière. Les avances avaient été faites par le banquier et bien que le colonel continuât à se tenir sur la défensive, il était obligé de se reconnaître à lui-même qu’il n’avait rien à reprocher à Holmutz dont la parole était circonspecte et la complaisance, du reste, illimitée.
Deux ou trois jours auparavant, il avait reçu de Holmutz la lettre suivante :
« J’irai samedi prochain causer avec vous de choses intimes, importantes, et délicates… Voulez-vous me réserver votre soirée ? »
Le colonel avait répondu aussitôt :
« Vous me trouverez samedi, sûrement. Quand je suis en congé à Vieux-Moulin, je ne m’en éloigne jamais de plus d’un kilomètre. Je vous verrai avec d’autant plus de plaisir que moi-même j’ai à vous entretenir d’une affaire où vous êtes intéressé grandement, comme dépositaire de la succession Puy-Morel… J’ai de grandes obligations aux Puy-Morel, qui m’ont sauvé la vie, au Congo, dans des circonstances affreuses que je n’oublierai jamais.
« C’est une aventure que je vous conterai si vous y tenez.
« J’ai failli y perdre la raison et la vie… Et vous pensez, M. Holmutz, si l’on oublie jamais de pareilles dettes ! »
Donc, Rochefière attendait ses voisins.
Vers six heures du soir, jugeant que Simon devait être prêt à descendre, car, depuis une heure, il l’entendait aller et venir dans sa chambre, s’arrêter brusquement et repartir, en une promenade inquiète qui prouvait combien les nerfs du pauvre garçon étaient surexcités, il monta et frappa à la porte.
— Je ne te dérange pas ?
— Entrez, mon ami…
Rochefière, ainsi que beaucoup d’hommes très énergiques, était timide.
D’autre part, Simon pressentait qu’il allait être interrogé. Non qu’on lui fît une obligation de répondre… Mais le colonel lui avait servi de père, et c’était bien l’affection d’un fils que le jeune homme ressentait pour l’officier.
Après un long silence gêné, Rochefière vint prendre la main de Simon :
— Mon enfant, il y a entre nous des choses pas très claires, depuis quelque temps… Tu as dû comprendre, comme moi, que nous avons besoin de nous expliquer… Et le hasard nous en donne justement l’occasion… N’as-tu pas de confidences à me faire ?
— J’ai peur, mon ami, de ne pouvoir vous donner toutes les explications que vous désirez.
— Ce sera comme il te plaira… Tu as tes secrets… Je n’ai nulle envie de t’obliger à me les révéler… Je ne te questionne qu’autant que ces secrets me touchent et intéressent les êtres qui me sont chers. Veux-tu que nous procédions par ordre ? Soyons méthodiques… Et d’abord la rencontre, ce matin à l’aube ? Tu venais de passer la nuit à la belle étoile, cela se voyait à l’humidité de tes vêtements mouillés par la rosée de la prairie et par le brouillard de la rivière… Or, tu me permettras bien de trouver tout à fait étrange cette nuit en plein air, alors que tu étais à quelques centaines de mètres de la maison où je demeure… J’ajoute que tes regards, leur frayeur, ta pâleur, tout ton désordre enfin prouvait qu’un drame venait de passer sur ta vie… Ne le nie pas… C’était visible.
— Je ne le nie pas.
— A la bonne heure… Puis-je t’aider en la circonstance ?
— Non, mon ami.
— Et tu tiens à garder ton secret ?
— Oui, du moins, quant à présent.
— Bien, j’attendrai ton bon plaisir… A présent, autre chose, et ici, je serai plus pressant, car c’est le père de Marie-Blanche qui va te parler… Mon cher enfant, je vais te faire à mon tour une confession, ou, si tu préfères, t’avouer un rêve… En te voyant grandir auprès de moi, auprès de ma fille, en voyant se développer l’affection fraternelle qui vous unissait, j’ai eu des heures de douce folie pendant lesquelles je me suis imaginé que ton affection changerait peut-être un jour de nature, qu’elle deviendrait plus tendre, et que, lorsque tu aurais reconnu combien sont vides les plaisirs où tu perdais ta jeunesse, tu te souviendrais de la jolie fille qui avait été ta camarade d’enfance… J’essaye de me faire comprendre par des périphrases, je n’ose te dire franchement les mots qu’il faudrait…
— Je n’en ai pas besoin, mon ami… Je lis dans votre pensée et dans votre cœur…
— J’ai donc été heureux, très heureux, parce que j’avais cru que se réalisait mon rêve. Ce fut lorsque Marie-Blanche vint, tout émue et rougissante, se jeter dans mes bras en me faisant part elle-même de son bonheur. A vrai dire, je n’en fus point surpris. Depuis deux mois, je te voyais reprendre auprès de nous, à notre foyer, tes chères habitudes enfantines… et votre entente était si absolue, entre Marie-Blanche et toi, vos yeux semblaient refléter tant de sérénité, une si grande et si complète certitude de votre avenir, que nul doute ne pouvait venir, même au plus aveugle… C’était bien d’amour qu’il s’agissait… Mon cher enfant, le père de Marie-Blanche te demande si vraiment il ne s’est pas trompé, et si tu n’aimes pas, si tu n’aimais pas, en ces jours-là, sa fille ?
— Je l’aimais.
— Tu ne l’aimes plus ?
— Je l’aime encore.
— Cependant, tu as rompu toute relation avec nous depuis ce temps ? Marie-Blanche, que j’ai interrogée, a semblé surprise de mes inquiétudes et m’a répliqué avec une froideur singulière : « Mais non, père, il n’a jamais été question de rien entre Simon et moi…
— Ah ! voilà ce qu’elle vous a répondu ?
— Oui. Et pas une seule fois, depuis lors, tu entends ? pas une seule fois ton nom n’a été prononcé par elle !… alors qu’auparavant elle ne passait guère de jour sans trouver l’occasion de me parler de toi !
— Mon ami, vous avez interrogé mon cœur. Il vous a répondu. Ne cherchez pas plus loin l’explication d’un mystère qui est bien simple : Marie-Blanche ne m’aime pas !
— Elle t’a aimé… si elle ne t’aime plus. Pourquoi ?
Mais Simon garda le silence, longtemps, puis, triste :
— C’est elle qui vous le dira, mon ami.