— Si je te parle ainsi, ce n’est pas seulement parce que je désirais connaître tes intentions… en un mot l’état de ton âme… c’est que je prévois qu’aujourd’hui même, à ce sujet, certaines ouvertures me seront faites… pas encore une demande officielle, non !… Mais… qu’as-tu donc, Simon ?
Le visage du jeune homme était devenu d’une pâleur terrible.
Et d’une voix profondément altérée :
— Serait-ce Holmutz pour l’un de ses fils ?
— Je n’en sais rien, mais je le prévois…
— Et Marie-Blanche… Blanchette serait à l’un de ces hommes ?
Il eut un éclat de rire de fou, se saisit le front entre les mains, se déchirant la chair avec les ongles.
Alarmé, Rochefière questionnait encore :
— Que leur reproches-tu ?
— Rien !
— En ce cas, d’où vient une pareille émotion ?
— Ma jalousie ne vous suffit pas ? dit Beaufort, rudement.
Puis, tout à coup, il laisse échapper des paroles singulières :
— Elle ne m’aime pas, c’est vrai… mais moi je l’aime et mon amour me donne le droit de veiller sur son bonheur, malgré tous, malgré elle !
Il se précipite sur Rochefière, lui prend le bras, le secoue :
— Vous ne la lui donnerez pas… je ne veux pas… Vous, un officier français, est-ce que vous pouvez laisser votre fille épouser le fils d’un Allemand ?
— Je partage ta répugnance, crois-le bien. Cela ne m’empêche pas de reconnaître que tu es injuste. Holmutz est devenu Français… de par la loi.
— Et de par le cœur ? Est-ce qu’un Allemand peut devenir Français ?
— Et ses fils ont été soldats ! Mais je réserve mon consentement. Du reste, ma volonté sera subordonnée au choix que Marie-Blanche aura fait elle-même. Choisira-t-elle ? A-t-elle remarqué l’un des frères Holmutz ? Quoi que tu en dises, ils forcent la sympathie… Mais il est possible que Marie-Blanche n’ait jamais pensé à l’un ou à l’autre… Je t’avouerai même que je ne crois pas qu’elle pense au mariage… Enfin, il se peut aussi que je me trompe et que l’affaire dont Holmutz veut me parler n’ait rien de commun…
— Mon ami, je voudrais vous adresser une prière… laissez-moi ! oh ! laissez-moi m’entretenir avec Blanchette… je saurai alors… je devinerai…
Le pauvre garçon était en proie à une émotion extraordinaire.
— Je te le permets !… de tout mon cœur… Depuis quand as-tu besoin que je t’y autorise ?
Et avec beaucoup de douceur :
— Tu souffres, Simon… J’ai regretté bien souvent, autrefois, de te voir perdre les admirables qualités de ton cœur dans un désordre qui menaçait de rendre ta vie inutile… Je te surprenais, descendant au scepticisme, à la sécheresse, au doute, à l’incroyance… J’en étais triste… Ton père t’avait confié à moi… J’avais des remords… Aujourd’hui, il me semble que ton âme se relève et se renouvelle, je ne sais sous quelle puissance et quel charme. Voici que tes yeux se mouillent…
Simon répéta dans un sanglot étouffé :
— Laissez-moi parler à Blanchette… pour son bonheur… et pour le mien…
— Va ! mon pauvre enfant… Tu sais maintenant ce que je désire…
Se penchant à la fenêtre :
— Elle reprend le bateau avec Annette et rentre au moulin… Je vais lui dire que tu l’attends au salon, en bas, elle t’y rejoindra !
— Et si elle refuse ?
— Refuser de causer avec toi ? fit Rochefière inquiet. Pourquoi ?… C’est donc que tu t’es rendu coupable vis-à-vis d’elle d’une faute qui l’a offensée ?… C’est ton affaire. Si tu n’es plus digne d’elle… elle te le dira…
L’officier descendit. Beaufort le vit, au bord de l’eau, qui s’entretenait avec la jeune fille. Il vit, aussi, aux premiers mots, un geste de Marie-Blanche, vite réprimé, geste de refus, geste de répulsion… et la jolie figure, si expressive, devenir tout à coup froide et sans vie… les lèvres abaissées un peu plus encore.
Et c’est ainsi, statue de marbre, qu’il la retrouva au salon.
— Marie-Blanche, excusez ma présence auprès de vous. Je n’ai pas été maître de ce hasard… Je n’ai plus fait aucune tentative pour vous voir depuis que vous m’avez renvoyé mes lettres sans les avoir lues… Je ne reviendrai pas sur ce qui s’est passé… Je ne voudrais pas faire rougir votre front… Je sais que je suis indigne… indigne de la pure et chaste fille que vous êtes… je sais que vous ne voulez plus m’aimer et que vous ne m’aimez plus… C’est bien… j’ai souffert, je souffrirai encore, mais je ne me plains pas… Ce n’est donc pas de moi que je viens von entretenir, mais de vous… Quelques mots de votre père m’ont effrayé pour vous… Tout à l’heure se présentera ici un homme, votre voisin… Holmutz… qui, semble-t-il, est disposé à faire au colonel certaines ouvertures en vue d’un projet de mariage… Vous m’écoutez, Marie-Blanche ?
Elle ne fit aucun signe.
— Un projet de mariage entre vous et l’un de ses fils… Il est possible que ce projet soit né dans l’esprit de cet homme, et que nul autre que lui n’y ait pensé chez vous… Votre père s’en montre moins heureux qu’inquiet… Marie-Blanche, je voudrais vous demander, si indigne que je sois de vous adresser une pareille question… Est-ce que vous consentiriez à un pareil mariage ?
— Si mon père ne vous avait pas permis d’avoir avec moi cet entretien, je vous dirais tout de suite qu’il est préférable que nous en restions là… Il ne me convient guère en effet de vous renseigner sur ce qui peut être en projet et je ne vous reconnais plus le droit de vous y intéresser…
— Votre père n’a pas pensé de même.
— C’est que mon père ne sait pas !
— Croyez-vous qu’il ne me pardonnerait pas, lui, si je lui disais…
— Osez donc le lui dire ! fit-elle, la lèvre gonflée de mépris.
Il baissa le front.
— Marie-Blanche, vous ne pourriez pas vous marier sans amour… Et il n’y a pas bien longtemps encore vous m’aimiez… Vous avez souffert à cause de moi… Est-ce donc que vous ne souffrez plus ?… et puisque ce mariage, vous ne le repoussez pas, est-ce donc que vous avez oublié si vite, et que vous avez remplacé votre premier amour ?
— Je veux bien vous renseigner, dit-elle — quoique je ne devine pas quel profit vous en tirerez… Il se peut que Roger ou Frédéric aient songé à moi… soit tous les deux, soit l’un des deux et il m’a semblé, en effet, qu’ils me recherchent… Il se peut également qu’il en soit question ce soir et que le mot mariage, soit prononcé… Mon père ne décidera rien sans moi et ne m’engagera pas sans m’avoir entendue…
— Et vous choisirez, n’est-ce pas ?… Déjà, j’en suis sûr, votre choix est fait ?
— Il se peut, fit-elle avec dédain.
— On dirait que vous prenez plaisir à me faire souffrir, Marie-Blanche !
Une grande surprise, sur la physionomie tout à coup animée de la jeune fille. Ses yeux expriment je ne sais quelle colère… Et devant ce mot de reproche, elle se révolte.
— Je ne crois guère à votre souffrance, Simon… Je crois seulement que votre orgueil est humilié en ce moment de voir, à votre place, deux hommes qui m’aiment… dont l’amour ne me fait pas rougir… et à qui une honnête fille peut se confier sans crainte… Simon, nous ne sommes plus que des étrangers l’un pour l’autre… Si vous saviez comme je suis loin de vous !… Ne vous attardez donc pas auprès de moi… Allons chacun de notre côté… et que chacun de nous suivre la vie qui lui est faite…
— Marie-Blanche, vous ne pouvez pas entrer dans cette famille…
— Pourquoi ?
— La fille de Rochefière ne peut pas s’appeler Holmutz…
— Encore une fois, puisque vous paraissez accuser, expliquez-vous !
Que dire ? Quelles preuves ? Il n’avait que des doutes… Révéler la scène de cette nuit ? Mais c’était montrer de nouveau à Marie-Blanche le désordre, la légèreté coupable de sa vie… Et puis, cette marque à l’épaule, cette flétrissure qui, à ses propres yeux, le déshonorait tant qu’il n’aurait pas pénétré le mystère de tout ce drame !… Est-ce qu’il pouvait ?…
— Vous accusez sans preuves… Cela augmente pour les autres ma sympathie.
— Marie-Blanche… la fille d’un officier français ne peut entrer dans une famille d’Allemagne… C’est un crime, c’est un sacrilège… Et c’est une race de proie que celle d’Allemagne… Ces gens sont devenus Français par hasard, ils ne le sont point par le cœur… Ils vivent en dehors de nous, très loin de notre pensée, et forment dans notre pays comme une caste à part…
— Qu’en savez-vous ?
— Je les fréquente… et d’autres qui sont pareils à eux… Croyez-vous vraiment que l’amour de notre patrie soit naturel à ces gens venus de l’autre côté du Rhin, et que des siècles de barbarie disparaissent de leur cœur et de leur cerveau en quelques jours, au contact de la douceur de nos mœurs et de notre civilisation ? Cela, c’est l’impossible miracle, Marie-Blanche… N’y ajoutez pas foi !…
— Lui, peut-être, mais ses fils ont été élevés par une mère française…
— Lui, c’est déjà trop… Quant aux deux frères, que sont-ils ? C’est l’inconnu ! Ils ont été soldats, je le sais, et bons soldat !… Il fallait cette obligation remplie pour demeurer en France, et si Holmutz s’est fait naturaliser, c’est que son intérêt le lui commandait… Voilà pour le présent, mais l’avenir ? Que demain éclate la grande catastrophe annoncée depuis longtemps, depuis si longtemps qu’on ne pense plus qu’elle se déchaînera jamais ! Que demain l’on soit en guerre… Vous serez la femme d’un des Holmutz, Marie-Blanche… Vers qui penchera l’âme de votre mari ?
Marie-Blanche l’écoutait avec une attention singulière.
Et lui continuait sans la regarder, les yeux mi-clos, et d’une voix très basse.
— Vous êtes surprise, j’en suis sûr, de m’entendre parler de choses aussi sérieuses… Je ne vous y ai point accoutumée, et ma conduite passée ne m’y autorise guère. C’est qu’il ne faut pas longtemps pour changer un homme… pour le bouleverser de fond en comble… Et l’homme que vous avez connu autrefois, Marie-Blanche, n’existe plus… Il se peut que la souffrance, qui vient de vous, y ait été pour beaucoup… Il y a eu d’autres choses encore… des choses très graves, dont je ne peux vous faire la confidence parce que je ne puis vous en fournir les preuves, mais qui me donnent le droit de vous parler ainsi et de vous mettre en garde… Je suis venu à vous, non point à cause de mon orgueil froissé — un mauvais orgueil, et vous y croyez ! — non point par jalousie, puisque je sais que vous ne serez pas à moi… et que par ma faute tout est fini… Je suis venu parce que je vous aime…
Elle eut un geste de dégoût… Il le devina, sans le voir.
Il reprit avec plus de force :
— Je vous aime… et vous le savez, et je veux que vous le sachiez, puisque je vous aime sans espoir… Les souvenirs qui existent entre nous, si charmants, si troublants, n’ont pas tous péri dans la minute folle où vous êtes venue chez moi à l’improviste…
— Assez, je vous en prie !
— Pardon !… Mais laissez-moi vous dire que justement parce que je vous aime, je me reconnais le droit de me préoccuper de votre bonheur… Marie-Blanche, prenez garde ! Votre entrée dans la famille de Holmutz vous jetterait dans un monde, où le nom pur et glorieux de Rochefière servirait aux plus basses intrigues et aux plus honteuses compromissions… Vous vous trouveriez tout à coup dans cette société cosmopolite où nous autres, gens de France, sommes dépaysés… Vous verriez s’agiter autour de vous — oh ! d’abord sans vous rendre compte, mais plus tard l’intelligence vous en viendrait — les banquiers véreux et les gentilshommes interlopes, les chevaliers d’industrie et les femmes à la solde des uns et des autres, tous les faiseurs effrontés qui, parfois, dominent Paris par leur audace… et s’imposent à force d’insolence et d’immoralité, à la veulerie de nos cercles, de nos salons, aussi bien que dans les couloirs parlementaires, dans les journaux et les associations politiques… influents partout… et préparant notre débâcle…
Elle dit avec amertume :
— Je ne vous savais ni si rigoriste ni si vertueux !
— Ah ! vous ne me croyez pas !
— Il se peut que je vous croie, Simon, je n’ai jamais réfléchi à ces choses… Je veux bien vous dire que vos prévisions me semblent exagérées et, en tout cas, lointaines… Ni l’un ni l’autre des frères Holmutz n’a parlé à mon père… Envers moi, ils ont été d’une tenue parfaite… Peut-être me trompé-je en m’imaginant qu’ils m’aiment…
Il secoua la tête… son amour et sa t*****e morale lui donnaient l’intuition de la réalité.
— Marie-Blanche, un danger vous menace, vous et votre père… Il vous faudrait quelqu’un de dévoué et d’averti, pour écarter ce danger et veiller sur vous…
— Et celui-là, ce serait vous, n’est-ce pas ?
— Moi, Marie-Blanche ! murmura-t-il tremblant, relevant enfin les yeux.
— Vous disiez vous-même que vous étiez indigne de penser à moi.
— J’ai tant besoin d’être pardonné.
Elle fut silencieuse.
Et ce silence, pour Beaufort, était douloureux comme un martyre.
Il était visible qu’un combat se livrait en elle.
Depuis longtemps la figure délicate avait repris sa froideur de marbre.
Enfin, elle dit — et Beaufort écoutait sa parole comme la sentence d’un juge :
— Moi, je suis tombée de trop haut, Simon, je ne me relèverai jamais !
— Vous refusez de me laisser veiller sur votre bonheur et sur votre vie ?
— Oui, Simon !
Ses mains se rejoignirent comme pour un geste suppliant.
Mais le geste, il ne le fit pas.
Il inclina le front.
Au fond de lui grondait sa volonté toute puissante, et le cri montait à ses lèvres :
— Je veillerai quand même !
Au bout d’un instant :
— Encore un mot… Votre père m’a prié de passer la soirée auprès de lui… auprès de vous… Je puis chercher un prétexte et partir… si vous préférez que je m’éloigne…
Une très légère hésitation chez la jeune fille… après quoi :
— Il ne faut pas faire de la peine à mon père…
Alors il la laissa.
Elle resta seule, au salon… où maintenant une demi-obscurité régnait… Des réflexions lourdes, affligeantes, l’accablaient sans doute, car elle agita tout à coup la tête comme pour s’en débarrasser… Pourtant, et pour la seconde fois, la froideur de la statue de marbre s’animait.