Elle regarda la porte par où Simon venait de disparaître.
On entendait encore son pas lent dans le couloir.
Dans ses yeux gris-bleu, tantôt si doux et tantôt si énergiques, une flamme passa, rapide, mystérieuse, qui s’éteignit aussitôt.
Et elle murmura :
— Il m’aime ! !
* * *
Après le dîner, la nuit n’était pas encore venue.
On était dans les plus longs jours de l’année. Toute cette journée avait été splendide, sans un nuage, et la soirée s’annonçait idéalement pure. La fraîcheur de l’Aisne, proche, tempérait la lourdeur de l’atmosphère et ce soir-là le brouillard ne se leva point. Une admirable terrasse s’étendait au bord de l’eau, surplombant la rivière, et c’était un coin délicieux où chaque soirée ils se réunissaient pendant que l’obscurité tombait lentement. Une chute d’eau du Vieux-Moulin donnait l’électricité à l’habitation et à la terrasse, et l’on y voyait comme en plein jour… Ils sortirent en attendant l’arrivée de Holmutz.
Le banquier avait une exactitude de roi.
On entendit le klaxon de son auto dévalant la côte, puis s’arrêtant sur la route, près de deux marronniers superbes qui bordaient de chaque côté la courte avenue conduisant au moulin et que fermait une barrière rustique.
Rochefière s’avança à sa rencontre.
Holmutz était gai, affairé, bruyant à son ordinaire et plein d’entrain. Tout de suite, dès qu’il paraissait quelque part, il attirait tout à lui par sa parole haute et rude, d’un accent si peu prononcé qu’il fallait un effort pour y reconnaître le Teuton. Cet homme était la complaisance même, guettait, sollicitait les services à rendre, si répandu à Paris dans tous les mondes qu’il avait partout des amis et des influences. Amis et influences, il les mettait à la disposition de ceux qui se réclamaient de lui, fussent-ils des indifférents et même des étrangers.
Roger et Frédéric l’accompagnaient… et Marthe, tout de suite, était venue embrasser Marie-Blanche et avait pris place près d’elle dans un fauteuil d’osier.
En apparence, il n’y eut rien, dans cette arrivée, que de banal. Visite sans façon de voisins allant passer la soirée chez des voisins.
Mais dans la réalité, quel drame et quels frémissements intérieurs !
Simon Beaufort était resté un peu à l’écart… caché à demi par deux gros orangers et quand il s’avança, pâle certes, mais pourtant maître de lui et redoutablement calme, son apparition fût si imprévue que Marthe, oublieuse du danger, se leva dans un geste d’inconscience en étouffant un cri de surprise…
Et Karl Holmutz, lui-même un instant interdit, oublia ses formules de politesse habituelles.
Les deux frères, seuls, furent joyeux et tendirent leurs mains à Beaufort.
Holmutz, du reste, disait aussitôt :
— Nous ne vous savions point dans le pays, monsieur, et j’espère que demain vous monterez à la Butte ? Je suis arrivé la nuit dernière… je passe ici deux jours… je repars lundi pour Paris… Convenu pour demain ?
Beaufort s’excusa. Son séjour ne pouvait se prolonger. Une autre fois…
— Je vous prie de vous considérer chez moi comme si vous étiez toujours chez vous ! dit le banquier.
Et tout à coup, prenant un parti, il ajouta résolument :
— Je suis enchanté de vous trouver ici ce soir, M. Beaufort, et je vais dire sans hésiter pourquoi. Vous êtes un peu le fils du colonel Rochefière et sa famille n’est pas complète lorsque vous n’êtes pas là… Mlle Marie-Blanche vous regarde comme son frère, et ma foi, je ne vais point par quatre chemins… Il s’agit d’elle, surtout… Je sais bien que ce que je fais en ce moment n’est pas des plus correct… Cela peut paraître brutal… et manquera de préparation… Vous m’excuserez en faveur de la bonne intention, comme on dit, et vous vous rappellerez que, s’il y a des nuances de raffinement qui m’échappent, je suis au demeurant un bon homme, tout rond, un peu vulgaire, et très intelligent… Je l’ai prouvé… Ceci dit…
Il alla prendre un fauteuil et l’approcha du groupe. Il s’assit, croisa ses lourdes cuisses, tira un cigare de son étui, le coupa avec les dents, l’alluma, et reprit :
— Ceci dit, j’arrive au fait…
Il se tourna de côté, vers Rochefière :
— Mon cher ami, je viens vous faire part d’une situation curieuse, je dirais presque : romanesque, si je croyais qu’il y a du roman dans la vie d’aujourd’hui… Je vous prie de ne pas trop en être surpris, ni estomaqué, et de me laisser aller jusqu’au bout… Il s’agit donc de Mlle Marie-Blanche… Mes fils, qui tiennent de leur mère un peu trop d’imagination — elle était Française — et de leur père, la sentimentalité allemande, n’ont pas pu voir Marie-Blanche sans en être éperdument amoureux… Tous les deux, vous m’entendez, cher ami ? et c’est justement ici que la situation se complique… Si je n’avais qu’un fils, je viendrais vous demander simplement la main de votre fille… Vous diriez oui ou vous diriez non… Mais ma démarche a un autre but… Je ne suis pas un sauvage… mon colonel, et mes deux enfants sont dignes d’entrer dans votre famille… Je ne parle pas de leur dot… Nous traiterons plus tard cette question… Qu’il vous suffise de savoir que je donnerai ce que l’on voudra… Je ne compterai pas… Donc, cela étant, je me rends compte que Marie-Blanche peut n’aimer ni mon fils Roger, ni mon fils Frédéric…
« Elle n’a pas eu le temps de les connaître. Il faut du temps pour tout… Et voilà justement ce que je viens vous demander, cher ami… de leur permettre à tous les deux de se faire connaître et de permettre à l’un ou à l’autre de se faire apprécier, et aimer… Ils s’adorent… Ils ne se jalousent pas… Celui des deux qui ne sera pas l’élu s’éloignera devant celui qui aura été choisi. J’achèverai en vous livrant ma pensée entière… Si déjà vous avez, en dehors de moi, formé quelque projet… en un mot, si Mlle Marie-Blanche est fiancée ou si, plus simplement, elle a distingué un autre que Roger et Fred, mes deux fils se retireront. Ils en seront, certes, très malheureux, mais ils ont pour vous, mademoiselle — dit-il en se retournant vers la jeune fille — en même temps que l’affection la plus tendre, le plus grand, le plus profond respect.
Il se balança dans son fauteuil et tira de grosses bouffées de son cigare.
Assurément, personne ne s’y attendait. Ces paroles surprenaient tout le monde. On n’eût sans doute point pardonné à un Français un manque de tact qui, chez un étranger dont on vantait les qualités de serviabilité et de générosité, ne passait plus que pour de l’originalité d’esprit. Ce Karl Holmutz était un « bon homme » comme il s’appelait lui-même… Pour le moment, il ne fallait pas lui en demander plus. Mais parmi ceux qui étaient là, il y en avait deux qui semblaient souffrir plus particulièrement de cette brutale franchise.
C’était justement ceux qu’elle intéressait le plus.
Roger et Frédéric…
Ils se ressemblaient, l’un brun et l’autre châtain, avec les mêmes yeux bleus indécis, un peu timides, et chez ces robustes garçons, grands, musclés, dans la pleine jeunesse épanouie de leurs vingt-trois et vingt-cinq ans, cette timidité, qui avait quelque chose de loyal et de tendre, n’était pas sans charme… Ils dirigeaient tous les deux les importants services de la banque de leur père et souvent partaient pour de longs voyages. Ils avaient fondé des succursales de la maison de banque dans les pays d’Extrême-Orient, sur toutes les places importantes de ces contrées, à Bombay, Madras, Calcutta, Lahore, Colombo, Rangoon, Singapour, Batavia, Shanghai, Hong-Kong, Yokohama et les succursales spéculaient sur les récoltes ou avançaient de l’argent aux grandes plantations de riz, de thé, de cannes à sucre, de café, de coton, d’indigo, etc. Dans les premières années, Holmutz opérait avec ses seuls capitaux et il avait pris sur tous les marchés du monde une situation prépondérante. Depuis, il s’était adjoint — le bruit en courait — des capitaux étrangers, malgré le danger des retraits à l’improviste par suite de panique injustifiée, de troubles et de catastrophes. Ses envieux, et il en avait beaucoup, essayèrent maintes fois, en se liguant, de percer à jour sa situation, afin d’éprouver sa solidité ; à deux fois, ils avaient cru toucher au succès. La première de ces tentatives remontait à dix ans, la seconde à l’année précédente… Elles avaient échoué et les deux fois Karl Holmutz s’était retiré du piège avec le calme d’un homme qui ne se doute même pas qu’un piège lui a été tendu.
Roger et Frédéric avaient de l’admiration pour leur père, mais peu d’amour.
Cet amour, ils l’avaient donné tout à leur mère dont ils se rappelaient le craintif et triste visage de malade… de malade condamnée dès l’enfance et qui s’était survécue pendant quarante ans. Ils avaient reçu d’elle l’affinement de sa race et si ce n’est dans la structure physique, dans leur forme lourde et massive, rien ne restait en eux de la race de leur père.
Ils avaient écouté Karl Holmutz avec gène, et ils avaient surpris, sur les lèvres de Marie-Blanche, un furtif et ironique sourire.
Ils n’étaient pas sans souffrir de ces incartades de langage, mais aisément ils passaient outre, avec un respect discipliné. Ils n’avaient jamais eu avec leur père que les rapports d’un patron avec ses fondés de pouvoir. Holmutz, homme d’argent avant tout, était fort peu l’homme de son foyer. Sa tendresse ne s’était jamais guère manifestée vis-à-vis de ses fils que par le souci qu’il avait de leur faire mener la grande vie parisienne, aux dépenses de laquelle il ne cessait de les encourager.
— Eh bien, mes fils, avez-vous besoin de passer à la caisse ?
C’était la phrase qu’ils entendaient le plus souvent, accompagnée d’un bruyant rire, en même temps que, d’un geste sec, il tirait de son coffre-fort particulier, sans compter, quelques liasses de billets.
Ils s’approchèrent tous deux de Rochefière, qui cherchait une réponse à Holmutz.
— Monsieur, dit Roger, notre père vient de vous exposer sans détour et avec sa franchise l’état de notre cœur… Aimer nous semble un mot très faible… mais puisqu’il n’y en a pas d’autre, Fred et moi, nous aimons Mlle Marie-Blanche…
— Et il est non moins vrai, dit Fred, que voici bien sûr la première fois que notre amour se révèle à Mlle Marie-Blanche…
Peureux, ils quêtèrent une réponse de la jeune fille.
Marie-Blanche était redevenue la statue de marbre.
— Nous apprécions trop haut l’honneur de lui donner notre nom pour que nous ne soyons pas prêts à tout faire pour le mériter, mais il nous a paru loyal de ne pas fréquenter votre maison plus longtemps sans que vous sachiez quel est notre rêve… quelle est l’ambition de notre vie…
— Ceci est à votre honneur, dit Rochefière en leur tendant les mains.
— Si vous nous permettez de revenir, c’est que Mlle Marie-Blanche agréera nos recherches, ou du moins ne les repoussera pas…
— Ce sera dès lors à nous de la mériter…
— De lui prouver que nous sommes dignes d’elle… et qu’elle trouvera auprès de l’un de nous, quel qu’il soit, une existence fière, limpide et heureuse…
— Alors, un jour, quand elle aura bien voulu faire son choix, celui de nous deux qui n’aura pas été choisi disparaîtra de France, quittera l’Europe… Vous ne le reverrez jamais, comme s’il n’avait jamais vécu… Personne ne connaîtra ses regrets, n’assistera à son désespoir… Personne ne l’aura entendu ou pleurer ou se plaindre… Ainsi, dit Fred en cachant sous un sourire l’émotion profonde qui l’étreignait, ainsi il n’y aura même pas entre son frère et la femme de son frère, pour troubler leur bonheur, la tristesse de son souvenir…
Marie-Blanche releva sur les deux fils de Holmutz ses yeux froids qui, tout à coup, vécurent… Et son regard fut très grave et très doux.
Chez Jodoigne, un seul homme avait parlé.
Et en écoutant Karl Holmutz tout à l’heure, Beaufort essayait de se rappeler le son de la voix, les inflexions particulières, une locution familière, un détail, un rien.
Alors, l’angoissante question se posait toujours :
— Est-ce lui ?
Sans réponse.
Parfois, il croyait.
Le plus souvent, il faut bien le dire, il doutait.
Quand Roger et Fred parlèrent ; il n’eut pas la même curiosité, puisque, chez le garde, les deux hommes s’étaient tus, mais il les dévorait quand même du regard en pensant :
— Même taille, même carrure, même attitude…
Des deux frères, son regard se reporta sur Marthe.
Et il crut remarquer que la jeune femme, discrète, silencieuse et absorbée, tournait en ce moment la tête de droite à gauche, de gauche à droite, en un geste lent, presque invisible.
Voulait-elle dire que Beaufort se trompait, en soupçonnant les deux frères ?
Il se souvint de confidences qu’elle avait paru commencer… de mots qui lui échappaient, qu’elle avait retenus au vol, avant qu’un sens précis en découlât.
— Elle sait quelque chose…
Marthe se leva, pour s’approcher de la terrasse et se pencha sur l’eau, où la lune se mirait pendant que des milliers de petits poissons sautillaient dans la lumière.
Beaufort, près d’elle, jeta dans la rivière le bout de sa cigarette éteinte.
Et il eut le temps d’entendre une voix très basse qui murmurait :
— Ce mariage serait impossible !
A son tour, et sur le même ton, Beaufort demandait :
— Que savez-vous ?
— Croyez-moi et ne cherchez pas à en apprendre davantage…
Elle le quitta, revint à son fauteuil auprès de Marie Blanche, pendant que Beaufort se mêlait au groupe.
Holmutz le regardait, regardait sa femme, et souri d’un sourire bonhomme.
— Procédons avec méthode, dit-il en se balançant. La méthode, il n’y a que cela. Mlle Marie-Blanc est-elle libre de tout engagement ? Car il peut se faire que nous arrivions trop tard, nous autres, et que votre fille, cher colonel, soit fiancée… En ce cas, tout sera dit… et mes deux braves garçons enterreront leurs espérances…