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2467 Words
4.La mort par la faim et par la soif De ces papiers, Rochefière retira une lettre. Il la tendit au banquier : — Voulez-vous lire ? Cela vous mettra tout de suite au courant de l’affaire. — Mme Louise du Puy-Morel, n’est ce pas ? — Oui. — Inutile que je lise. Mme du Puy-Morel m’a écrit… Elle vous prévient sans doute, ainsi qu’elle m’a prévenu moi-même, de son prochain retour en France, sans toutefois m’en indiquer la date et elle fait part de ses intentions, c’est-à-dire de sa volonté de retirer de ma maison les trois millions que son mari déposait chez moi à la suite de la succession de son oncle, Gérard du Puy-Morel… C’est moi qui, avec tous les pouvoirs qui me furent envoyés d’Afrique par son mari, fus chargé de recueillir cette succession… et depuis cinq ans, sous ma direction, employés dans mes affaires, ils ont procuré un bénéfice considérable, presque un million de plus, d’après mon dernier bilan. J’avais rencontré Puy-Morel aux Indes, puis en Chine, puis au Cameroun, où il tentait la fortune, sans grande chance, il faut le reconnaître… Toutefois, en ces derniers dix ans, il me disait dans ses lettres qu’il avait enfin trouvé la veine… Très aventureux et très brave, il battait l’estrade avec des caravanes d’Arabes, de l’Egypte au Tchad et même du Tchad au Congo, emmenant partout avec lui sa femme et ses deux enfants… Finalement la fortune lui souriait… Commerce de caoutchouc, ivoires, toutes les denrées et toutes les richesses… Et il avait rendu, je crois, d’importants services à la pénétration française dans des régions où jusque-là vos armes avaient rencontré des difficultés… — Je vois que vous connaissez sa vie d’aventures… — C’est en Afrique, colonel, que vous l’aviez rencontré ? — Oui, je lui dois plus que la vie… — Oh ! Oh ! quoi donc, alors ? — C’est grâce à ses soins, à son dévouement, que je ne suis pas devenu fou… Une de ces aventures terribles du désert africain. Quand j’y pense, mon cher Holmutz, il m’en vient encore maintenant un petit frisson d’épouvante… Rochefière se leva et fit quelques pas dans le cabinet de travail. Machinalement, Holmutz s’était accoudé sur le bureau… jouait avec un coupe-papier… et le coupe-papier se rapprochait insensiblement de la lettre de Louise du Puy-Morel… Il finit par l’atteindre, s’y reposa un instant, après quoi, comme en se jouant, et du reste sans perdre de vue. Rochefière qui ne le regardait pas, il la rapprocha de lui, assez pour lire. Et il la lut. Avec les mêmes gestes de distraction, il glissa un livre sur la lettre. Rochefière disait : — J’ai contracté envers Puy-Morel ou sa famille une dette de reconnaissance que je ne puis payer que par le dévouement de toute ma vie… Et moi mort, les miens continueront de se souvenir… Mme du Puy-Morel est une institutrice épousée au Caire… Elle n’a, en France, ni famille, ni protecteurs… pas un ami… Elle trouvera chez moi la famille et l’affection qui, dans les premiers temps, lui feraient défaut… Et ses enfants trouveront dans Marie-Blanche, qui les aime déjà, une seconde mère… Je leur dois bien ça ! Oui, une de ces aventures du désert, où sombre parfois la raison… Une reconnaissance, poussée par Rochefière, dans le Centre africain, vers le massif du Mongo. Comme compagnon, un indigène. Une rivière franchie. Un plateau escaladé. Et tout à coup, en redescendant, il s’aperçoit que son boy l’a abandonné. Il rebrousse chemin, suit un marigot qui doit le ramener au camp, s’égare. Rencontre de deux indigènes, qu’il interroge et qui le jettent sur une fausse piste. Un autre indigène, sous la menace de son revolver, le guide à travers un marais d’eau vaseuse où tous deux marchent, enfouis jusqu’au cou. A la sortie du marécage, violent accès de fièvre. Le soir, le guide lui avoue qu’il ne connaît pas le pays et qu’il ne sait pas où il est. Il faut se résigner. Le Noir allume du feu. Rochefière attache l’indigène à un arbre pour l’empêcher de fuir. Impossible de dormir… tant la fièvre le secoue… Tel fut le premier jour. Le second jour : Encore la fièvre. On recherche la piste de la veille en revenant sur ses pas. Marigots sur marigots. Rochefière appelle, brûle des cartouches, écoute. Rien… Rochefière calcule qu’il a fait déjà cinquante kilomètres au-delà du camp. C’est bien la catastrophe. Il est perdu. Et le pays est désert. Le soir, le guide met le feu à la brousse, cueille quelques ammonum citratum, des fruits d’abgouï que l’officier essaye vainement de manger et qu’il ne digère pas… La nuit, cauchemar, fièvre, réveil en sursaut. Un coup de fusil sur un lion. Au matin, la fièvre était tombée. Le troisième jour : Au camp, on a dû organiser des recherches. En vain ! La boussole à la main, Rochefière reprend sa marche, suit une rivière qu’il croit être le Vododo, prend une piste d’éléphants qui le ramène dans les marigots. Le soir, incendie de la brousse. Il mange quelques fruits sauvages. Le guide dort, refuse d’entretenir le feu. C’est Rochefière qui veille. A minuit, une tornade. Reprise de fièvre. Le quatrième jour : Il revient au Vododo… La faim le talonne. Quelques fruits et c’est tout. Des antilopes passent à portée, mais il n’a plus de cartouches. Le guide refuse d’allumer du feu. Rochefière ramasse le bois, fait la corvée. Il compte ses allumettes. Il lui en reste dix-sept. Il va falloir les économiser. D’heure en heure, il se relève pour jeter du bois sur le feu. Des lions, toute la nuit, se rapprochent et s’éloignent 1. Le cinquième jour : Des baies et quelques herbes pour nourriture Rochefière commence à se sentir très faible et se traîne difficilement. Il cherche une route qui le conduira à cent cinquante kilomètres dans le sud, vers les villages dépendant de Niméri : cinq jours de marche en forçant les étapes, cinq jours sans manger. Mais le guide n’en peut plus. Déjà, deux fois, il est tombé. Rochefière l’a relevé, le porte pendant quelque temps. Lui-même, épuisé, il le laisse. L’homme refuse de faire un dernier effort. Il geint… ses jambes enflées, saignantes, ne le portent plus… La faim, la soif, la fatigue… Il attendra désormais la mort avec résignation, l’horrible mort dans la solitude… Rochefière n’a plus assez de vigueur pour le porter… Il doit l’abandonner là, au milieu des broussailles, et, en titubant, il s’éloigne, en se retenant aux branches, aux lianes, pour ne pas s’effondrer à son tour, pour ne pas rester là, anéanti, dans l’éternité. Là-haut, deux vautours flairent le cadavre prochain et se sont posés dans les arbres. Ils se repaîtront le jour. La nuit venue, ce sera le tour des chacals et des hyènes… Rochefière, en se traînant, s’éloigne, horrifié… Demain, après-demain, ce sera son tour… Le soir, il s’arrête dans un fourré près du Vododo… Il allume du feu… La pluie vient… Le feu s’éteint… Il est pris de délire… Des hallucinations… Il n’a rien mangé de la journée… Des mufles velus se promènent sur son visage… Des griffes le tournent et retournent… Il se réveille et son rêve est une réalité terrible… Il est entouré d’une b***e de singes énormes, grands comme lui. Il est pris d’une crise de folie, arrache un tison à demi-consumé et se précipite en hurlant sur la b***e qui s’enfuit. Il réussit à rallumer du feu et le reste de la nuit s’écoule sans incident. Le sixième jour : Il fait à peine quelques kilomètres. Ses brodequins sont crevés, ses semelles en loques, ses pieds saignent et laissent à chaque pas, une trace rouge derrière lui. Il a soif, s’abreuve à une mare d’eau chaude et saumâtre. Rien à manger. Pas un fruit. Plus d’allumettes pour faire du feu. Il se glisse sous un fourré de broussailles et ne peut dormir. Même délire, même hallucination. Le jour, dans la lumière, il a du courage. Il retrouve un peu d’énergie. Il lutte, se cramponne à la vie de toutes les forces de la pauvre loque humaine qu’il est devenu. Mais le soir !… La peur, l’horrible peur a raison de sa faiblesse… le dompte… le réduit à rien !… Le septième jour : Il pleut. La boussole de Rochefière ne fonctionne plus. Le verre est brisé. Il marche presque au hasard, dans un effort désespéré. Il faut traverser un affluent du Vododo, large et profond. Il s’y jette, avec l’espoir d’en finir. Impossible. Il remonte le courant dans les herbes, les marécages, les joncs. Il tombe, s’endort, se réveille et repart, pour retomber presque aussitôt. Le huitième jour : Quand il se réveille, au petit jour, sous la pluie, deux vautours le guettent… Ceux qui ont dévoré le guide, sans doute… Ils le suivent depuis ce jour-là. Ils l’attendent. Ils sont sûrs que la curée viendra, prochaine. C’est son tour… Voici quatre jours qu’il n’a rien mangé. Dans les marécages, il ne trouve ni baie ni fruit. Il essaye de grignoter la courroie en cuir de ses guêtres. Triste repas. Pourtant il ne veut pas mourir. A chaque pas, il bute. Il traîne ses jambes comme un fardeau extraordinaire. Il souffre horriblement. Son corps n’est qu’une plaie. Il est en proie à une fièvre intense. Il délire tout en marchant. Il crie et il appelle et il chante. C’est la folie qui frappe à son cerveau. Vers dix heures, ses forces l’abandonnent. Il se laisse aller. Il n’a même plus une lueur de raison. C’est la mort… Et dans un dernier sursaut de vie, au moment où il va perdre connaissance, il aperçoit au-dessus de sa tête les deux vautours qui l’attendent… — Je crois, acheva Rochefière, que personne n’a jamais été plus près de la mort. Et cependant me voici bien vivant… Quand je me réveillai, je me trouvai sous une tente spacieuse et confortable. Un homme m’introduisait de force, dans la bouche, une cuiller remplie de cognac… Une femme inquiète allait et venait autour de moi, pendant que deux enfants, un petit garçon, une toute petite fillette, regardaient cette scène sans rien dire avec de grands yeux étonnés… Donc je vivais… Pendant quelques secondes, je m’en rendis compte… après quoi, ce fut fini… ma faiblesse était telle que, durant deux mois, j’eus une crise de folie… On me soigna comme un parent, comme un ami très cher. On me sauva… Ceux qui m’avaient ainsi trouvé mourant, recueilli, sauvé, étaient les Puy-Morel… Lui est mort, il y a deux ans, de la fièvre, au Bahr-el-Ghazal, alors qu’il songeait à mettre un trait final sous ses aventures et à ramener sa famille en France… Louise et ses enfants sont allés s’installer dans leur factorerie du Cameroun, en attendant que fussent réglées toutes leurs affaires du continent africain… Et aujourd’hui, libérée enfin de toute attache avec la terre dévoreuse d’hommes, la voici qui revient… « Vous comprenez, mon cher Holmutz, avec quelle grande joie je vais la revoir ! « J’ai voulu vous prévenir. Quelle que soit la brillante situation de votre maison, il se peut que vous ayez besoin de quelques jours pour réunir les sommes importantes dont Louise du Puy-Morel va réclamer le règlement… Elle vous laissera certainement tout le temps qu’il vous faudra pour cela… Rien ne presse !… Holmutz répondit avec une certaine hauteur : — Elle pourra passer à ma caisse le lendemain de son arrivée. Je donnerai des ordres en conséquence. Rien n’est plus simple. Tous mes comptes sont à jour. En vingt-quatre heures, Mme du Puy-Morel aura sa fortune. Et d’un ton détaché, voilant malgré tout un léger tremblement : — Vous connaissez la date de son arrivée en France ? — J’ai reçu un câblogramme… Elle revient par Hambourg et me demande le service de l’y rejoindre, hôtel Vier Jahreszeiten. — Sur le bassin de l’Alster, je le connais… Prochainement ? — Jeudi 23 juillet, jour de l’arrivée du bateau le Frédéric-Guillaume… — C’est un mauvais bateau. Il a souvent du retard. — J’attendrai. — Et vous partez, colonel ? — Le mardi sans doute… dès que j’aurai les autorisations nécessaires à un officier français pour voyager en Allemagne… Je suppose qu’à l’ambassade on ne me les refusera pas… — Je connais l’ambassadeur, M. de Schœn, tout particulièrement… Vous savez qu’il est très fort au bilboquet ? Moi aussi. Nous faisons des matches. Il me bat. C’est à sa force au bilboquet, où il n’a pas son pareil, qu’il doit son ambassade. Un brave homme. Je lui ferai passer un mot. Vous obtiendrez tout ce que vous voulez. — Merci. Prestement, et sans être vu, le banquier venait d’attirer à lui la lettre de Louise du Puy-Morel. Il était tard ; Holmutz fit prévenir son chauffeur. Un quart d’heure après, toute, la famille regagnait la Butte-aux-Cailles. En chemin, Holmutz parut absorbé. Il ne prononça pas une parole. Ses fils et sa femme remarquèrent son attitude sombre. La restitution de ces millions de la succession Puy-Morel tombait sur lui, ses affaires, sa banque, comme un coup de foudre… qui ne laisserait que désastres. C’était l’écroulement, c’était la fin. Depuis des années, il la sentait venir, cette fin, et il ne l’avait éloignée, en gardant les apparences, qu’à forte de prodigieux expédients. Personne, autour de lui, ne s’en était douté. Ses fils, même, ne soupçonnaient pas la ruine qui faisait battre les portes de la banque. Quand il pénétra dans le somptueux bureau de la Butte, au milieu des œuvres d’art, qu’il y avait amassées et qui en faisaient comme un musée, il tomba avec accablement sur un canapé-divan, où il avait roulé bien souvent ses insomnies. Et, après des heures de silence et de sinistre rêverie, il résuma pour lui la situation telle qu’il la voyait, telle qu’elle était : — Si cette femme et ces enfants atteignent jamais Paris, sous la protection de cet homme, je suis perdu… Et je ne m’en relèverai jamais… Alors, il ne faut pas qu’ils viennent… Il ne se coucha pas. Le soleil levant le retrouva sur le canapé, rêvant toujours. — Que se passe-t-il donc à Vienne ? Que se passe-t-il donc à Berlin ? On m’avait dit que le grand événement serait pour ces jours-ci… Juillet ! Juillet 1914 ! Ce devait être la date ! Tout est prêt ! Qu’attend-on ? Et depuis cinq jours je ne reçois pas de nouvelles… Il se mit à sa fenêtre… L’immense panorama se déroulait devant lui. Quelles pensées traversaient ce cerveau, devant ce paysage de France ? Certes, il n’était pas ému par la douceur de cette campagne qui s’éveillait. Il n’avait pas l’âme assez tendre pour se recueillir devant l’appel et la poésie des choses. Il voyait plus loin, au-delà de la frontière, très loin. — Je n’ai rien oublié. Je suis prêt. Ils n’ont qu’à venir. Ils entreront dans ce pays sans peine. Toutes les portes en sont ouvertes… Quinze jours de marche ! en chantant ! au pas de parade ! dans leurs villes et leurs bourgades anéanties !… Ce sera une course triomphale comme jamais il n’en aura été vu dans l’histoire du monde… Une ruée victorieuse, monstrueuse, formidable, de notre machine à vaincre… et rien, rien d’humain ne pourra résister… L’air brave homme avait disparu. C’était une figure de férocité, tendue vers le c*****e… figure de meurtre et sans pitié… Longtemps, ainsi, il demeura accoudé à la fenêtre… et sous le grand soleil de ce mois de juillet, la vie intense avait repris son cours autour de lui. Il est huit heures. Un coup de sonnette, là-bas, à la grille, du côté de la maison de Jodoigne. Holmutz se penche, regarde… Le facteur, sans doute ?… En avance, alors, car d’habitude il n’est jamais à la Butte-aux-Cailles avant neuf heures : sa course est longue. C’est l’homme du télégraphe. Holmutz a une grosse émotion. — Si c’était ?… Il se hâte de descendre… C’est lui-même qui prend le papier des mains de l’homme. Il lit… ce qu’on lui télégraphie dans un langage de convention : De Berlin !… « Mon père me fait savoir qu’il est en bonne santé. Il est prêt à partir et vous le verrez arriver dans huit jours au plus tard ! » Holmutz, pâle de joie, murmurait : — La guerre dans huit jours ! La grande guerre ! Enfin !… Et je suis sauvé !… Il rappela l’homme qui s’en allait les mains dans les poches. L’homme revint en se dandinant. — M. Holmutz ? — Tenez, mon brave, voilà pour votre course… Il lui donna vingt francs. — Mazette ! C’est donc une bonne nouvelle, M. Holmutz ? — Très bonne, mon ami, pour moi, et une grosse surprise pour tout le monde ! Et, prestement, léger, rajeuni, il entra dans la salle à manger. On lui servit son chocolat. Quand il eut fini, il poussa un soupir de satisfaction… et dit au valet de chambre : — En voilà encore un que les Prussiens n’auront pas ! 1 Au cœur de L’Afrique équatoriale, par le capitaine Maurice Martin.
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