5.Un drame à Hambourg
Le jeudi 23 juillet, vers onze heures et demie — et non à vingt-trois heures et demie, car l’Allemagne n’a pas voulu accepter l’horaire nouveau style — Rochefière débarquait à la gare de Hambourg, montait dans l’auto de l’hôtel et se faisait conduire au Vier Jahreszeiten. Il prit une chambre au deuxième étage, sur l’Alster. Et comme il avait faim, il descendit luncher au restaurant. Il y avait foule du reste, à l’hôtel, dans l’immense hall, et une troupe de tziganes en rouge — rien que des femmes et toutes jolies — animait le va-et-vient des voyageurs de tout leur répertoire de valses lentes danubiennes ou autres auxquelles se mêlaient, de temps en temps, les flonflons des opérettes viennoises et parisiennes.
Au moment où il entrait, Rochefière vit s’effacer derrière un groupe, dans un magnifique jardin d’hiver, une silhouette massive qui disparut.
Et il s’arrêta, dans un coup de vive surprise.
— Holmutz ! Allons donc !…
Ce n’était pas possible !
Pourtant, cet homme, entrevu de profil, ressemblait au banquier.
Rochefière fila prestement dans le jardin d’hiver, essaya le suivre l’apparition, crut la voir encore, au moment où elle se dirigeait vers la sortie, mais dehors, dans la foule grouillante le long du bassin, il la perdit.
Il revint au restaurant, en haussant les épaules.
— Ce n’est pas lui… Il eût fait le voyage avec moi !… Si c’était lui, c’est donc qu’il m’aurait caché son voyage ?… Pour quelle raison ?… C’était sa carrure, sa marche, son port de tête… Mais il y en a vingt, ici, qui ont la même démarche… On dirait que ces Allemands tiennent à garder toute leur vie la saccade de leur pas de parade.
Il ne s’en occupa plus et alla souper à une petite table, près d’une fenêtre ouverte sur le quai. Deux hommes passèrent au même instant devant la fenêtre sans paraître s’intéresser à lui. En même temps, deux autres venaient s’attabler, dans l’intérieur, près du colonel.
Celui-ci leur jeta un coup d’œil froid et sourit dans sa moustache.
Ces quatre hommes, Rochefière les connaissait. Depuis Paris, ils ne l’avaient pas quitté. Quatre policiers à la solde de l’Allemagne. Deux étaient montés dans le même wagon, les deux autres dans le même compartiment.
Signalé par l’ambassade, on avait l’œil sur l’officier.
— Et ils me reconduiront jusqu’à la frontière !
Après souper, il sortit, pour échapper à la musique des tziganes.
En passant devant le bureau de l’hôtel, où trônaient, raides comme des grenadiers, des employés en uniforme et galonnés, il s’informa du Frédéric-Guillaume.
Le bateau était signalé, comme ayant une avarie de machine assez grave et par la télégraphie sans fil avait averti sa compagnie d’un retard d’une dizaine de jours.
Rochefière fit la grimace… Il ne comptait pas prolonger son séjour en Allemagne.
Mais Hambourg est une ville intéressante.
En outre, un officier peut faire partout des observations utiles pour son pays.
— Mauvais bateau avait dit Holmutz.
Rochefière pensa que le banquier ne s’était pas trompé.
Il resta une heure dans sa promenade, au milieu d’une animation nocturne extraordinaire. Hambourg vivait la nuit autant que le jour. Devant les docks, il vit défiler douze grands navires qui gagnaient la mer, n’emportaient aucun passager, et n’avaient à bord que les hommes d’équipage. Or, c’était des steamers de la Hamburg America… Ou allaient-ils ? Mêlé à la foule, il essayait d’écouter les réflexions, car il comprenait l’allemand, mais il remarqua qu’à chaque tentative de curiosité, deux compagnons se mettaient à sa droite, deux à sa gauche, et il retrouvait ceux du wagon et ceux du compartiment.
Il s’adressa à eux, en riant :
— Où vont-ils, ces bateaux à vide ? Et pourquoi sont-ils peints en gris, couleur de guerre ?
Pour réponse, il ne reçut qu’un mauvais regard de haine qui en disait long.
— Et nous sommes en pleine paix ! murmura l’officier en haussant les épaules.
Poliment, il demanda aux compagnons de droite :
— Je ne suis pas familier avec Hambourg. Voulez-vous me reconduire à l’hôtel ?
Ils s’éclipsèrent sans pourtant s’éloigner tout à fait.
L’hôtel était encore illuminé comme en pleine fête. Et les tziganes jouaient avec fureur. Etonné, Rochefière reconnut l’air fameux de Sambre-et-Meuse. Ils en raffolent en Allemagne. Au moment où, sur le perron, près de l’huissier galonné qui se découvrait, l’officier jetait un dernier regard sur la rue, une voiture de place s’arrêta, deux agents, uniformes noirs et casques à pointe en descendirent… Un d’eux cria, d’une voix rauque :
— Place !
Ils enlevèrent un homme qui était dans l’intérieur de la voiture et en le tenant par-dessous les bras, le transportèrent dans le vestibule.
L’homme était petit, très jeune, extrêmement pâle. Ses yeux noirs se promenèrent sur la foule qui, en un instant s’amassa… Les yeux étaient vifs et gouailleurs.
— A moitié assommé, bonnes gens… Et la police me rentre chez moi… Bonsoir !
Puis, s’apercevant qu’il avait parlé français, il redit sa phrase en allemand.
Des murmures dans la foule qui se disperse.
— C’est un Français, ce n’est rien !…
Le petit homme avait dû soutenir, contre quelques apaches de la ville, une lutte terrible, car ses vêtements étaient en désordre, sa cravate perdue, son col arraché, ces poches retournées, son gilet sans boutons, et il était nu-tête. Il avait le visage ensanglanté par des coups et des éraflures.
Le gérant de l’hôtel s’empressa auprès de lui.
— Monsieur, dit le blessé, on m’a tout volé, mais vous avez de l’argent à moi dans votre caisse. Donnez, je vous prie, cinq marks à ces hommes qui m’ont relevé dans le faubourg et ramené ici… Et merci pour leurs soins…
Il ferma les yeux et eut une faiblesse. On le coucha dans un fauteuil. Un cercle de curieux s’épaississait autour de lui. Rochefière était au premier rang. La faiblesse ne dura pas. Le blessé rouvrit les yeux, se souleva, sourit.
— Je voudrais un verre de cognac, dit-il, mais du vrai, pas de votre schnaps qui sent le caramel, l’eau de Javel et le poivre…
Et quand il eut bu le petit verre qu’un garçon lui tendait sur un plateau :
— Cette fois, ça va mieux… Compliments, c’est de la fine… du Plassay supérieur…
Il essaya de se lever et retomba. Il avait les jambes rompues, comme brisées.
— Diable Je serais mieux dans mon lit.
Des gens s’avancèrent, offrant leur aide. Parmi eux, Rochefière.
— Monsieur, dit-il, je puis vous porter jusqu’à l’ascenseur et ensuite dans votre chambre.
Le petit homme releva les yeux et il allait répondre quand il s’arrêta ébahi, les paupières écarquillées, la bouche ouverte, dans un coup de surprise et de frayeur.
— Oui, de grand cœur, mais… dans un instant… Un compatriote, n’est-ce pas ?
— Certes !… Arrivé cette nuit…
— Eh bien, asseyez-vous près de moi… une minute… on causera… Je me sens mieux…
Le cercle avait diminué… Peu à peu, ils furent seuls… Le concert de tziganes touchait à sa fin… On s’éloigna… Dans le hall, lentement, la solitude se faisait, mais dehors c’était la même foule grouillante et bruyante qui passait et repassait devant les fenêtres.
— Est-ce que vous souffrez beaucoup, monsieur ? dit le colonel avec un intérêt de politesse.
L’autre ne répondit pas. Ses petits yeux noirs viraient de droite à gauche.
Tout à coup, à voix basse, sans qu’on vît ses lèvres remuer :
— Colonel Rochefière, de l’état-major français, n’est-ce pas ?
Rochefière eut un sursaut.
— Vous me connaissez ?
— Oui, de nom et de vue. Mais parlez bas… et faites semblant de n’apporter aucun intérêt à ce que je vais vous dire. Et d’abord, vous pouvez avoir confiance en moi… Mon nom suffira… Je suis César Sanguinède… Vous savez ? le Cirage à la Maréchale ?
— Cœur-qui-Tremble ! Vous à qui le général Bénavant doit tant de gratitude 2…
— Chut. Voilà que vous élevez la voix… Plus bas… mon colonel… Qu’est-ce que vous venez faire en Allemagne ? Comment vous a-t-on laissé entrer ?… C’est inconcevable… Ce ne peut être qu’un piège qui vous est tendu… La guerre est proche, mon colonel… Je ne sais comment ils la déclencheront, mais elle est proche. Ce n’est plus qu’une affaire de jours.
— Mais, vous-même, ici, en pleine Allemagne ?
— Moi, c’est autre chose… Je fais des affaires de cirage… Je voyage moi-même.
Il eut un fin sourire.
— Nous savons pourquoi… et pour quel dévouement ! fit Rochefière ému.
— Peuh ! je suis brûlé… dit César… Et je ne reverrai pas la France… Non… Le guet-apens de ce soir me le prouve… Ils ont cru découvrir des choses intéressantes en me fouillant, et pour me fouiller, ils m’ont assommé, les brutes ! Je n’avais rien sur moi… ou plutôt, ce qui est plus exact, ils n’ont rien trouvé sur moi… Les brutes, ça n’est jamais très intelligent…
— Je sais que vous avez employé votre vie, et votre grande fortune, à renseigner notre état-major sur les secrets de l’espionnage allemand… Alors, vous avez découvert ?
La voix de César se fit plus basse encore :
— Des choses d’une telle gravité que la vie de la France en dépendra… et que, si elles ne lui sont pas révélées, le plus tôt possible, la partie sera perdue d’avance… Or, voici la situation, mon colonel… Ces choses, je les connais… On sait, au grand état-major de Berlin, que je les connais… Donc, mon sort est fixé… Ils m’ont condamné à mort… Essayer de filer, impossible… J’ai toute la police de Hambourg à mes trousses… Il y a cinquante agents pour moi, dans l’hôtel… Ils ont déjà cambriolé deux fois ma chambre… Tout à l’heure, ils étaient bien résolus à me tuer, avec les apparences d’une rixe comme il en éclate souvent sur le port. Leur coup a manqué, tout simplement grâce à l’intervention naïve de deux agents de la voie publique, qui ne savaient pas… qui n’étaient pas dans la confidence… Ce n’est que partie remise…
Posément, sans émotion, le petit homme ajouta :
— Je compte qu’ils m’assassineront cette nuit… Voilà pourquoi je ne suis pas très pressé de réintégrer ma chambre… C’est assez naturel, pas vrai ?
— Je veillerai sur vous… Je ne vous quitterai pas un instant.
— Alors, ça fera deux meurtres, sans profit pour personne.
Et après un vif regard circulaire :
— J’ai mieux que ça à vous offrir…
Deux hommes passèrent devant leur table, avec un coup d’œil oblique.
— En voici deux ! murmura César.
— Je les connais… Ils me suivent depuis Paris, dans le même wagon.
— Et en voici deux autres !
— Je les connais… Ceux-là n’ont pas quitté mon compartiment…
— Mon colonel, il ne faut pas plaisanter avec leur police d’espionnage… Quand ils ne peuvent faire autrement, sans hésiter, ils tuent… Tout de même, ceux-ci me gênent…
Il se leva péniblement… avec une exclamation de douleur… et courbé en deux, mais l’air affable, raffiné dans son invitation, il se dirigea vers le premier couple :
— Si ces messieurs s’asseyaient à notre table, ils seraient mieux pour entendre.
La phrase était dite en allemand, que César parlait comme sa langue maternelle. Les deux hommes parurent ne point comprendre et firent demi-tour. Le second couple emboîta le pas.
César vint reprendre sa place, et posément :
— Tranquilles pour cinq minutes… Tout de même, j’ai peur de vous compromettre… Et ce que j’ai à vous dire est si grave ! si grave !… J’ai scrupule à vous retenir auprès de moi… Que faire ? Ah ! si j’étais sûr seulement de vivre deux jours !… Mais c’est pour cette nuit… je le sais !
— La chose la plus fâcheuse qui m’arriverait serait d’être reconduit et surveillé jusqu’à la frontière…
Cœur-qui-Tremble secoua la tête. Il entrevoyait d’autres dangers.
— Je n’ai pas l’embarras du choix, mon colonel. Nous sommes ici comme sur le champ de bataille. Tant pis. Moi, je suis sacrifié ! Vous, peut-être que vous aurez la chance de vous en tirer… Et alors, votre arrivée, ce soir… votre présence à l’hôtel… notre rencontre… Je considère tous ces hasards comme un coup de la Providence… Il y a un bon Dieu qui veille sur nous !
— Nous serions mieux pour causer, dans votre chambre… et vous souffrez…
César essuya son front couvert de sueur…
— Pour sûr, je, ne suis pas à mon aise… Ils m’ont rompu les os, les crapules !… Dans ma chambre, dites-vous ? Non, ce serait vous perdre… Ils se douteraient que je vous fais des confidences et alors, en avant l’arrestation ! Si ce n’est le poignard ou le revolver !… Tandis qu’ici, sous les yeux de tout le monde, avec l’air indifférent que nous prenons, nous nous entretenons de choses et d’autres, du temps qu’il a fait aujourd’hui et qu’il fera demain… C’est moins grave… Tenez, voici vos compagnons qui reviennent de notre côté… Ils sont tenaces… Vous allez voir…
Et élevant un peu la voix, au moment où les policiers passaient :
— Mais non, mais non, monsieur, je vous assure que vous avez tort de croire… Hambourg est une ville où l’on s’amuse beaucoup… C’est une ville riche et de plaisirs faciles… J’ajoute que c’est une ville aimable… La société n’y est pas fermée, tout au contraire, et il vous sera aisé, si vous demeurez quelque temps, d’y former d’excellentes relations. J’ajoute que l’on ne nous y déteste pas le moins monde, nous autres, les Français… On a même un faible pour nous… Ce sont des cosmopolites, vous comprenez ?
Les autres étaient passés et ne pouvaient plus entendre. Inutile de continuer sur ce ton. Il s’arrêta.
— Impossible d’aller chez vous ! Impossible que vous veniez chez mot… Enfin les choses que j’ai à vous dire, à vous montrer, sont si graves, et si longues à détailler, qu’ici non plus… Ecoutez-moi, mon colonel, fit-il avec une émotion extrême… J’ai sur moi — oui, sur moi et ils ne les ont pas trouvés — des documents d’une importance capitale… Ils vous renseigneront… Le tout, c’est de vous les donner et que vous puissiez les cacher, à votre tour, aussi bien que je les ai cachés moi-même…
Il pencha la tête vers le parquet :
— Avancez un peu votre pied…
Rochefière surpris, ne comprenait pas, n’obéissait pas.
— Oui, mon colonel, avancez votre pied et placez-le contre le mien… pour les mesurer… vite, mon colonel… J’ai la tête en capilotade, mais j’ai toute ma raison, n’ayez pas peur.