Chapitre 2

1296 Words
J’ouvris les yeux sur le plafond lambrissé de ma chambre, le drap sous le bras. J’avais mal à la tête. Je me tournai péniblement sur le flanc et jetai un œil aux volets tirés en bâillant avec beaucoup de bruit. Quelques rais de soleil filtraient par les persiennes et s’écrasaient sur le plancher. Combien de temps étais-je restée inconsciente ? Une odeur de nourriture en train de cuire me ramena à la vie. Mon estomac criait famine. Je me redressai sur les coudes, tâtai mon front et rencontrai la texture adipeuse d’une plaie à peine cicatrisée, à la base de mon cuir chevelu. Je soupirai et me redressai au milieu des draps. Des murmures bourdonnaient derrière la cloison, en provenance de la cuisine. Je reconnus la voix de Seïs. Je bondis aussitôt de mon lit et manquai de déraper de l’échelle. Je me précipitai sur ma robe de chambre et pris le temps de nouer mes cheveux. Pâle consolation. J’avais une mine affreuse. L’hématome sur mon front était aussi gros qu’un poing ; j’étais pâle comme un suaire et des cernes de fatigue tapissaient le dessous de mes yeux. Je tentai de me redonner un semblant d’allure en arrangeant, du mieux possible, mes cheveux désordonnés et ma toilette. Quand j’eus terminé, je devais me résoudre au pire : j’avais l’air d’un épouvantail. Je soupirai une nouvelle fois et hésitai devant la porte. Ma bouche se dessécha. Je pris une profonde inspiration, me traitant d’idiote, et ouvris le vantail. Dans l’obscurité du couloir, j’écoutai la voix de Seïs et j’entrevis son profil dans la lumière jaunâtre de la cuisine. Je crispai les doigts d’angoisse et m’avançai. Seïs se leva d’un bond de la table dès qu’il m’aperçut à l’angle du couloir. Il enjamba le banc et faillit se prendre les pieds dedans. Je réprimai un sourire. Il s’avança dans ma direction, hésita un instant, puis pressa ses lèvres sur mes joues. Au contact de sa peau, la mienne se couvrit de chair de poule. Il croisa mon regard et son expression était si mutine que j’eus la détestable impression qu’il lisait la moindre de mes pensées. Je tentai de chasser cette idée incongrue et déplaisante. Piètre résultat. « Alors, comment se porte notre malade ? me demanda-t-il. — Comme quelqu’un qui a pris une enclume sur la tête », répondis-je en pointant du doigt la meurtrissure qui ornait mon front. Il inclina la tête, observa l’ecchymose bleu et rouge et frôla du bout du doigt la protubérance. « Bah ! Dans quelques jours, tu ne la verras même plus, m’assura-t-il. En attendant, tu es aussi charmante qu’un poivrot qui aurait pris une tannée. — Tu m’avais manqué ! » persiflai-je. Il pouffa de rire en se rasseyant sur le banc. « J’ai dormi longtemps ? — Toute la journée d’hier, me répondit Athora en posant sur la table un gros bol de lait et une assiette de biscuits. Assieds-toi, Naïs. Prends un solide petit déjeuner. — Vous avez eu des nouvelles de Brenwen ? demandai-je en m’installant en face de Seïs. Il était sur la place avec moi. » Celui-ci releva les yeux et m’observa, une ride entre les sourcils, mais je ne sus décrypter son expression. « Oui, il est venu trouver Sirus pour s’assurer que tu n’étais pas blessée », m’expliqua Athora. J’avalai tout rond un gâteau sec, soulagée de savoir qu’il se portait bien. Tout en mâchouillant, je demandai : « Fer est déjà parti ? — Oui, il n’a pas traîné ce matin, m’apprit Athora. — Il voulait s’assurer que l’atelier n’avait pas subi de dommages après tout le bordel de la veille, ajouta Seïs mi-figue mi-raisin. Papa l’a accompagné… Et maman était en train de me raconter tout ce que j’avais manqué depuis cinq ans. » Je tournai les yeux vers Athora qui écossait des petits pois sur la bergère de Sirus, se réchauffant le dos près du feu. Son visage, d’ordinaire rude depuis la mort d’Antoni, s’était métamorphosé. Elle souriait et couvait Seïs de longs regards attendris. Elle s’était maquillée, coiffée et pomponnée. « C’est sûr qu’il s’en est passé des choses depuis ton départ, reconnus-je. Cinq ans, c’est rudement long. » Seïs avala un morceau de gâteau d’un air machinal, sans me regarder, et dit d’un ton raide qui me surprit : « Il y a une chose qui n’a pas changé, cet empaffé d’Aymeri est toujours gouverneur à ce que je vois, et Fiche-de-Blate son garde chiourme. » Athora poussa un soupir. « Ce n’est ni la faute d’Aymeri, ni celle d’Artanbo, ce qui s’est passé hier, lui dit-elle. — La faute à qui alors ? Aucun des deux n’a jamais été fichu de faire respecter l’ordre. J’en sais quelque chose ! » Son ton était sec et son visage l’était tout autant. Seuls ses yeux bouillonnaient d’amertume. J’avalai une gorgée de lait, puis assurai sur le ton de la dérision : « Bah, ce n’est pas la première fois qu’une assemblée tourne à la débandade. As-tu déjà vu des gens susceptibles de maîtriser les paysans de Shore-Ker, fiers et teigneux comme ils sont ? — Ça n’a rien de drôle, Naïs », me coupa-t-il. Je fermai la bouche et baissai les yeux sur mon bol. « La mort du régent nous a tous bouleversés, intervint Athora. Il ne faut pas en tenir rigueur aux habitants. Naïs n’a pas tout à fait tort, tu ne peux pas contenir la colère, et encore moins la peur. — La peur », grogna-t-il. Il soupira bruyamment. « Ouais, bref… ce vieil âne bâté d’Aymeri est encore vivant. Moi qui pensais en être débarrassé ! — Seïs ! » s’indigna Athora d’un ton faussement outragé. Il esquissa un sourire. « Quoi ? Tu t’attendais à ce que je me mette à l’aimer ? Pour ça, il faudrait plus d’un miracle. » Son regard tomba sur moi comme une chape de plomb. Je me sentis diminuer et pris soin de boire mon lait sans lever les yeux. Quelque chose avait changé en lui. Je ne parvenais pas encore à mettre le doigt dessus. J’ignorais ce qu’il avait traversé à Mantaore. Je savais seulement qu’il n’était plus tout à fait celui qui était parti de Point-de-Jour. Au fond de moi, j’en éprouvais un certain malaise. Durant tout ce temps, j’avais craint que ses sentiments changent à mon égard et qu’il ne subsiste de notre complicité qu’un obscur souvenir d’enfance. J’ignorais de quelle façon réagir. Une lueur d’angoisse jaillit en moi et mes mains tremblèrent sur le bol. Un sourire étira subitement le coin de ses lèvres. Ses yeux noirs croisèrent les miens avec ce petit air sournois que je connaissais bien. Cet idiot lisait mes pensées ! Je n’avais plus aucun doute là-dessus. « Ce n’est pourtant pas mon genre ! » Je sursautai sur le banc. « Je m’en doutais… — Je n’ai pas tant changé, me dit-il en m’adressant un clin d’œil. — Je vois ça. Tu es et tu resteras un vaurien, Seïs Amorgen ! lançai-je dans un sourire. — Tu pensais vraiment que je pouvais devenir autre chose ? » Mon regard se figea et je me mordis la lèvre. « Allez, pose la question ! ricana-t-il. — Tu sais déjà ce que je vais te demander. — Oui, mais j’ai envie de l’entendre de ta bouche. — Seïs, dis-moi, c’est tout. Tu l’es, n’est-ce pas ? » Seïs jeta un coup d’œil sur sa mère qui s’était levée et remuait une broche sur le feu. Elle nous tournait le dos. Avec un sourire en coin, il écarta la bordure en velours bleu de sa tunique. Une vague d’appréhension roula sur moi. Mes yeux s’arrondirent en apercevant la couronne d’or imprimée dans ses chairs. Elle était lumineuse. Un cercle parfait. Je me relevai et tendis une main tremblotante vers sa poitrine. J’effleurai du bout du doigt l’anneau en relief, comme un palimpseste, aux reflets violines et dorés. Un frisson glacial me parcourut les doigts tel un courant électrique. Je levai sur lui un regard sidéré. Il ne souriait pas et semblait épier mes réactions. Je retirai vivement les doigts et reculai sur le banc. « Tu es un Tenshin. » L’inquiétude me transit de la tête aux pieds. Seïs hocha sévèrement la tête. Il me saisit la main et la reposa sur sa poitrine. La couronne pulsa, semblable à un battement de cœur. Un courant d’air froid me glaça la moelle. Je l’obligeai à me libérer. Il m’obéit à contrecœur et me laissa me rasseoir. Je baissai la tête sur mon bol, mon pouls tambourinant violemment. « Vous m’écoutez ? » s’exclama brusquement Athora. Mains fourrées au creux des hanches, elle nous dévisageait avec une petite moue. « Bien sûr, dit Seïs, tu nous parlais de Fin et de ses éternels tord-boyaux. Comment va-t-il, ce vieux bougre ? Toujours en train d’empoisonner ses chalands ? » Athora pouffa de rire. Je ris aussi, mais pour une tout autre raison. Ce sacripant allait probablement épier les pensées de tout un chacun sans une once de remords. Par-dessus la table, Seïs m’adressa un clin d’œil. « Pas le moindre », souffla-t-il.
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