Chapitre 3

1213 Words
La table était belle… sauf que l’ambiance était aussi glaciale qu’un soir d’hiver. Seïs et Fer s’adressaient des coups d’œil gelés. Le plus clair de son temps, Fer ne relevait même pas la tête de son assiette. Seïs, quant à lui, fixait la fenêtre par-dessus mon épaule. Je songeais que certaines choses ne changeraient jamais. On aurait dit que la maison était devenue trop petite pour lui. Sirus nous raconta les conséquences de la débâcle de la veille. On comptait six morts, trois marchands de passage, un manœuvrier et deux brûlés graves. Aymeri avait fait une nouvelle annonce sur la place publique, puis il s’était rendu à l’hospice. Il avait serré des mains, discuté avec les badauds et les boutiquiers du coin, promis des aides. On n’en attendait pas moins de lui après sa fuite de la veille. Les ragots allaient bon train sur sa couardise. L’autre grande nouvelle qui avait troublé la ville était le retour du fils prodigue. Avec fierté, Sirus expliqua qu’il avait été incapable de faire un pas dans la rue sans être assailli de questions. L’intéressé ricana : « Le monde à l’envers. » À la maison, ce fut également le défilé des voisins, qui se rappelaient soudain avoir oublié de nous rendre telle ou telle chose. Ils furent tous déçus. Seïs était parti durant la journée sans nous dire où il se rendait. Athora l’avait soupçonné d’être allé fureter dans La Ruche. Elle avait tenté de lui tirer les vers du nez et n’avait obtenu de lui qu’un rire sarcastique. Il était rentré pour l’heure du dîner, les mains dans les poches. Il n’ouvrit la bouche que pour balancer des truismes sans intérêt sur les récoltes et les rumeurs de la ville. « Certains prétendent qu’il est de mauvais augure que les apprentis aient été lâchés le jour où l’on a appris la mort du régent », expliqua Sirus. Son regard se suspendait à celui de son fils. « Assassiné, racontent-ils. Par un soi-disant vagabond, en plein cœur d’Elisse alors qu’il se rendait au temple. — Calette était vieux et malade, pourquoi diable un malandrin l’aurait-il tué ? s’étonna Athora. Quel intérêt ? — C’est surtout ce que l’on veut nous faire croire », grogna Sirus. Seïs ne dit rien et sirota son verre de vin. Son regard s’égara sur la cour, puis il daigna en abandonner la contemplation quand Fer demanda d’un ton sec : « Pour quelles raisons a-t-il été tué ? » La question était directement adressée à son frère. Seïs ne broncha pas pendant un moment et braqua sur Fer deux yeux sombres comme l’on dégaine un sabre. Il posa sa cuillère aux côtés de son assiette avec une lenteur calculée. Fer, de plus en plus irrité, se mordit l’intérieur de la joue. « Pour quelles raisons commet-on un meurtre ? dit Seïs. Pour le pouvoir ? Par vengeance ? Par idéologie, amertume, dépit ou bêtise, que sais-je encore ? Il existe des milliers de raisons qui peuvent pousser un individu, a priori sans histoire, à tuer son prochain, des milliers de raisons qui peuvent conduire un homme ordinaire à désirer la mort d’un autre. » Ses yeux luirent comme deux torches en regardant son frère. Sans hausser la voix, il poursuivit : « Quant au meurtre de Calette, ce ne sont que des spéculations sur les raisons de ce crime. Qui peut en avoir vraiment la certitude ? Nous ne saurons peut-être jamais le fin mot de cette histoire. Le meurtrier du régent a été exécuté par les soldats d’Elisse. Il emporte son secret dans la tombe. » Fer avait les joues rouges. Il ouvrit la bouche pour parler, son père l’interrompit brutalement : « A-t-on idée de son identité ? — Non, tout ce que je sais de l’estafette qui nous a apporté la nouvelle, c’est qu’il s’agissait d’un mendiant ou de quelqu’un qui voulait nous le faire croire. » Je dévisageai Seïs, le visage insaisissable, puis Fer, bouillonnant, les doigts crispés sur sa fourchette. Je regardai les deux hommes en me demandant subitement pour quelles raisons ils ne pouvaient pas se supporter plus de quelques minutes dans la même pièce. Trop de divergences ou trop de ressemblances ? « Qu’as-tu l’intention de faire ? » demanda Fer. Seïs avala un morceau de viande. La bouche pleine, il répondit : « Je ne comprends pas ta question. » Au pli que dessina sa bouche, Fer l’agaçait copieusement. Celui-ci mit un moment avant de lui répondre. Sirus adressa un coup d’œil à son aîné ; lui aussi devait sentir que les choses prenaient une mauvaise tournure. Les doigts de Seïs pianotèrent sur le rebord de la table et un rictus commençait à poindre au coin de ses lèvres. « Ah, pardon, s’exclama Fer. J’avais cru comprendre que tu étais devenu un maître ! Je me suis sans doute trompé. — Pas du tout, répondit-il. Je ne vois tout simplement pas le rapport. — Je vais être plus clair dans ce cas : un Tenshin, comme toi, n’a-t-il pas un devoir à l’égard de son roi ? — Sûrement, oui. Mais Calette n’est pas mon roi. » Athora laissa échapper un hoquet de stupeur. « Calette n’est pas ton roi ? siffla Fer. — Non, jusqu’à preuve du contraire, Calette est mort. » Fer serra le poing. « Clémice est roi », dis-je, en espérant apaiser le ton que prenait la conversation. Tous me regardèrent. Seïs fit craquer les articulations de ses doigts et m’adressa un léger signe de tête. « Clémice est roi, répéta-t-il. Je suis à son service si je décide de l’être. Ni les rois, ni mes compagnons ne peuvent décider de mon sort à ma place. Il se trouve que je n’ai pas encore choisi, si c’est là le sens de ta question », lança-il en plantant ses dents dans une tranche de pain. Fer lui jeta un regard si impérieux que le roi en personne aurait eu du mal à l’imiter. « Je n’en suis pas étonné. — Ce qui signifie ? — Cela signifie que, sous tes belles frusques flambant neuves et ton petit air condescendant, tu es resté le même. Que tout le monde dans cette famille peut continuer d’espérer que les Tenshins ont pu te changer, pour ma part, j’ai toujours pensé qu’un bon à rien demeure un bon à rien, porte-t-il une épée à la ceinture. » Le visage de Fer bouillait de frustration. De jalousie peut-être. En revanche, le regard de Seïs me troubla et je compris pourquoi ni Athora ni Sirus ne se mêlaient de la conversation. Seïs ne bronchait pas. Il ne souriait pas, ne grognait pas. S’il n’y avait eu sa nuque raide, on aurait pu croire qu’il discutait boutique. Ses mains étaient posées à plat sur la table et son visage était froid et sec. « Fer, décidément tu portes trop bien ton nom », lui dit-il d’un ton parfaitement maîtrisé. Même Fer en fut surpris. Il se leva de table sous les yeux dépités d’Athora, repoussa le banc et, après un bref regard vers sa mère, il s’éloigna en direction de la porte. Athora plongea son visage dans ses mains sitôt le vantail refermé. Sirus jeta sur Fer un regard plein d’amertume. « Tu ne pouvais pas faire un effort ? s’exclama-t-il. C’était trop te demander ? — Vous rampez devant lui, rétorqua Fer, pâle de colère. Je ne suis pas dupe de cette mascarade. Qu’a-t-il fait jusqu’à présent qui vous rende si fier de lui ? Vous ne voyez donc rien ? Il se fiche de la mort de Calette et de tout ce qui l’entoure, du moment que cela ne vient pas troubler sa petite tranquillité… — Ça suffit ! coupa Athora en relevant les yeux. Tu as déjà perdu un frère, cela n’est pas assez pour toi ? » Le visage de Fer, boursouflé de colère, se transforma aussitôt. Ses yeux s’assombrirent et sa bouche s’affaissa. Il fixa un instant les joues empourprées de sa mère avant de baisser la tête sur son assiette. « Je suis désolé, balbutia-t-il. — Ce n’est pas à nous que tu dois présenter tes excuses », rétorqua Sirus. Mais nous savions tous autour de cette table que Fer ne le ferait jamais. Fer en était incapable.
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