Le rejet et la chute - Un serment interdit

1206 Words
Le silence de la clairière pesait, dense comme un voile étouffant. Pas un souffle de vent ne faisait frémir les feuilles. Seul le murmure saccadé de ma respiration brisait la quiétude. Chaque inspiration me brûlait la gorge, emplie de l’odeur métallique du sang séché et de la terre humide. J’avais encore du mal à comprendre comment j’étais arrivée ici, perdue au cœur de cette forêt étrangère, face à lui — cet homme, cet être — qui me troublait et m’effrayait tout à la fois. Ses yeux d’or ne me quittaient pas. Leur éclat n’avait rien d’humain. C’était une lumière ancienne, presque surnaturelle, qui semblait percer à travers le crépuscule et s’enfoncer dans mon âme. Il n’avait pas besoin de me toucher pour me retenir : son regard seul suffisait. Je me sentais prisonnière dans une cage invisible, tissée de sa volonté. Chaque fibre de mon être me criait de détourner les yeux, de fuir, de redevenir brume et silence. Mais mes jambes refusaient d’obéir. — Pourquoi… pourquoi m’as-tu sauvée ? soufflai-je d’une voix brisée, mes doigts crispés sur le tissu déchiré de ma robe, encore marquée du sang de la bataille. Il s’approcha lentement, sans un mot. Chaque pas qu’il faisait semblait peser sur la terre, comme si la forêt elle-même retenait son souffle à son passage. Il dégageait une puissance brute, une force sauvage que je n’avais jamais vue, même chez mon ancien Alpha. C’était une énergie ancienne, viscérale, qui vibrait autour de lui comme une tempête prête à éclater. Quand il s’arrêta enfin, il ne restait que quelques centimètres entre nous. Trop près. Trop intime. Je sentais la chaleur de son corps, la force qui émanait de lui. Mon cœur tambourinait contre mes côtes, ivre de panique, ou peut-être d’autre chose… un frisson qui n’avait rien à voir avec la peur. Ses lèvres s’entrouvrirent, et sa voix résonna, grave, profonde, comme un serment gravé dans la pierre : — Parce que tu es mienne. Les mots s’écrasèrent contre moi, lourds, définitifs. Je reculai d’un pas, choquée. Mon souffle se bloqua dans ma gorge. — Non… non, ce n’est pas possible, balbutiai-je. Mon destin… mon Alpha… Un éclat traversa ses yeux, un feu incandescent, presque douloureux à regarder. — Ton Alpha t’a rejetée, répondit-il, chaque mot vibrant d’une colère maîtrisée. Il a brisé le lien sacré. Mais moi… moi, je t’ai reconnue. Tu es ma compagne. Ma gorge se serra. Ces mots… ils étaient interdits. Les traditions de notre peuple étaient claires : la Lune désignait une seule âme sœur, et nul ne pouvait réclamer une compagne déjà liée. C’était un blasphème, un défi lancé aux lois mêmes qui régissaient l’équilibre des meutes. — Tu ne peux pas… murmurai-je, la voix tremblante. La Lune elle-même ne l’autoriserait pas. Il s’avança encore. Je sentis son souffle chaud effleurer ma peau, portant une odeur de bois, de pluie et de cendres. Ses yeux dorés brûlaient d’une intensité presque douloureuse. — Je me moque des lois, dit-il d’une voix basse, rauque. Je me moque des chaînes que ta meute veut t’imposer. Tu es à moi, Elena. Depuis la première seconde où je t’ai vue, j’ai su. Et ni la Lune, ni ton ancien Alpha, ni personne ne m’arrachera ce droit. Mon prénom sur ses lèvres résonna comme une prière interdite. Mon esprit hurlait que c’était insensé, mais quelque chose, au fond de moi, se fissurait. Je revoyais le moment où mon Alpha — celui que j’avais servi, aimé, vénéré — avait détourné les yeux. Le moment où, devant toute la meute, il avait prononcé le mot maudit : rejetée. Mon loup intérieur s’était effondré ce jour-là. La douleur avait été si violente que j’avais cru mourir. Le lien, brisé, avait laissé une plaie béante que rien ne pouvait guérir. Jusqu’à maintenant. Et voilà qu’un autre se dressait devant moi, affirmant être le mien. Pas par pitié, pas par devoir, mais par conviction. Je voulus protester. Dire que c’était impossible. Que la Lune ne se trompait jamais. Que je n’étais plus digne d’un lien. Mais mes lèvres restèrent closes. Mon esprit criait fuis, mais mon cœur battait à une vitesse folle, chaque battement résonnant comme un écho : à lui, à lui, à lui. Il leva la main, hésita un instant — puis du bout des doigts, effleura ma joue. Le contact fut une décharge. Une onde brûlante traversa ma peau, fit vibrer l’air autour de nous. Mon loup intérieur gémit, non de peur, mais de reconnaissance. Ce n’était pas un mensonge. Pas une illusion. Quelque chose, plus profond que la raison, savait déjà que ses mots étaient vrais. — Que cela soit interdit importe peu, dit-il doucement. Je fais ce serment devant toi, devant la forêt, devant la Lune elle-même. Tu es mienne, Elena. Et je protégerai ce lien jusqu’à mon dernier souffle. Mes yeux se brouillèrent de larmes. Je ne savais plus si c’était la peur, la colère ou ce désir brûlant que je n’osais nommer. Chaque battement de mon cœur se confondait avec le sien, chaque respiration devenait un combat. La forêt autour de nous sembla frémir. Une brise glacée se leva, emportant avec elle le parfum de la mousse et de la pluie. Au-dessus des arbres, la Lune, pâle et immense, s’élevait lentement, comme témoin muet de ce serment interdit. Je sentis quelque chose bouger en moi, une force ancienne, sauvage, que j’avais cru perdue. Mon loup se redressa, hésitant, puis poussa un souffle qui n’était ni refus ni approbation, mais une promesse d’éveil. Je levai les yeux vers lui. Dans sa posture, il y avait à la fois la fierté du guerrier et la solitude du roi sans royaume. Ses épaules portaient un poids invisible, celui d’un passé que je ne connaissais pas encore. — Qui es-tu vraiment ? demandai-je dans un souffle. Un éclat de douleur passa sur son visage, fugace. — Quelqu’un que la Lune a oublié, répondit-il. Quelqu’un qu’elle a puni pour avoir aimé trop fort. Ses mots me glacèrent. Était-ce cela, la flamme que je voyais dans ses yeux ? La trace d’un amour ancien, consumé, qu’il refusait de laisser mourir ? Un long silence s’étira entre nous, seulement ponctué par le bruissement des feuilles. Tout semblait suspendu : le vent, la Lune, le temps lui-même. — Si je te crois, murmurai-je enfin, que deviendrai-je ? — Libre, dit-il sans hésiter. Ou damnée. Peut-être les deux. Je fermai les yeux. Les lois, les traditions, les serments — tout vacillait. Mon monde, bâti sur des certitudes, se fissurait sous mes pieds. Et pourtant, une seule vérité subsistait, brûlante, impossible à nier : je le sentais, là, dans mes os, dans mon âme. Un serment venait d’être prononcé. Un serment interdit. Et au fond de moi, je savais que rien, jamais, ne serait plus comme avant. La clairière, témoin silencieuse, reprit son souffle. La Lune monta plus haut, éclairant nos visages. L’ombre du passé s’éloigna un instant. Et dans ce fragile instant suspendu, je sus que ma destinée venait de changer — non pas par choix, mais par appel du sang et du cœur. Car certaines promesses, même interdites, sont gravées avant la naissance, écrites dans la chair et la lumière. Et la mienne, désormais, battait au rythme de ses yeux d’or.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD