Chapitre 3

2159 Words
Chapitre 3Par plaisir de jouer devant un public, en échange d’un bon repas et de boissons à volonté, je prends volontiers mes quartiers le jeudi soir au Caveau Mouffetard, parfois accompagné de Thomas à la trompette, Augustin au saxo et à l’occasion par Mélisande, une amie soprano colorature. Ce 8 mai 2014, je suis seul à la manœuvre. Une rencontre va changer ma vie. Vers 23 heures 30 alors que j’égrène les dernières notes de My Baby Just Cares for Me, j’aperçois, accoudée au comptoir, une sublime métisse qui dodeline de la tête au rythme de mes notes. Visiblement, elle apprécie. Voici qu’elle esquisse une petite révérence en ma direction. J’enchaîne instinctivement sur Stay car c’est bien à la chanteuse caribéenne superstar du moment que cette jeune femme me fait terriblement penser. En dépit de mon invite musicale, elle s’éloigne ostensiblement, croise les bras et s’adosse au mur. Raté… Mes mains trouvent mécaniquement leur place sur le clavier pendant que, trois minutes durant, je passe en revue dans ma tête des dizaines de chansons jusqu’à m’arrêter sur le très consensuel Hotel California. Après les premières mesures, elle décroise les bras et retrouve sa place initiale. Il me reste plus de six minutes pour peaufiner ma stratégie de conquête. Pour la chanson suivante, je demande le micro. C’est l’un des rares morceaux que je m’autorise à accompagner vocalement, en hommage à Pauline, mon ex de lycée, qui avait fait preuve de tant de patience pour réussir à me la faire chanter juste. Ma belle inconnue, intriguée, se glisse dans le premier cercle de l’auditoire. Ses grands yeux verts regardent mes doigts courir sur les touches blanches et noires, tandis que j’entonne les premières paroles de Hallelujah de Leonard Cohen, version Jeff Buckley. « Si tu approches encore, tu seras mienne… » me dis-je en la voyant onduler langoureusement dans sa robe fourreau ivoire. Et c’est appuyée contre le piano qu’elle s’installe pour le morceau suivant. J’ai gagné sa confiance pour un temps. Je lui murmure le titre. Elle sourit ; elle connaît les paroles. Je commence à jouer, elle décroche le micro et se met à chanter : « Fly me to the moon Let me play among the stars Let me see what spring is like on Jupiter and Mars In other words, hold my hand In other words, baby, kiss me Fill my heart with song And let me sing for ever more You are all I long for All I worship and adore In other words, please be true In other words, I love you… » À bien les observer, ses iris sont noisette et vert clair à leur périphérie. À bien l’écouter, sa voix n’est pas toujours juste. Mais peu importe, car le temps de cette chanson, les yeux dans les yeux, nous sommes seuls au monde. J’offre un final suffisamment magistral pour que le reste de l’auditoire comprenne bien que j’arrête là, ce soir, mon récital. Nous nous attablons autour de deux pintes de la bière d’abbaye pression qui fait la réputation du caveau. Et nous parlons, ou plus exactement, elle me fait parler, de ma vie et de mes passions. J’apprends tout de même qu’elle s’appelle Kassandre, qu’elle a passé son bac à Grenoble (ma ville natale) et qu’elle étudie en quatrième année à Sciences Po en master Stratégies territoriales et urbaines. Elle avait choisi d’effectuer son voyage d’études de troisième année en Argentine, à Rosario, troisième ville du pays, la patrie de Che Guevara. Elle y avait vécu une aventure humaine qui l’avait « profondément bouleversée ». À deux heures moins cinq du matin, Roger, le gérant, me fait signe que l’établissement va bientôt fermer. « Pour sortir de ma bulle musicale et m’ouvrir aux réalités du monde », Kassandre me recommande la lecture, dans l’ordre, de trois livres. Elle me les note sur le carton d’un dessous de verre : •Voyage dans l’Anthropocène de Laurent Carpentier et Claude Lorius ; •L’effondrement de la civilisation occidentale de Naomi Oreskes et Erik M. Conway ; •Requiem pour l’espèce humaine de Clive Hamilton. Alors qu’elle est déjà debout, elle me demande mon numéro de portable. Tout penaud, je reste assis avec sa prescription en main. Je la regarde entrer mes coordonnées dans son répertoire. Elle me b***e chastement la joue et s’éloigne. Juste avant de s’éclipser, elle se retourne vers moi et me tient des paroles des plus déconcertantes : « Léo, tu es une belle âme mais tu as encore beaucoup de choses à apprendre sur terre. Ne t’attache pas à ma personne. Je te recontacterai d’ici à deux ans. Promis. » Bien sûr, je n’ai aucune intention d’attendre jusqu’à deux ans pour revoir Kassandre. Il me faudra beaucoup de courage, mais je compte bien lui avouer dès la semaine prochaine qu’elle est, à n’en pas douter, La Femme De Ma Vie. Je passe les trois jours suivants, allongé dans mon lit, à me repasser en boucle ces cent cinquante minutes de complicité avec elle. J’en délaisse même le piano. Le lundi 12 mai dans l’après-midi, je m’éclipse discrètement du dernier rang de l’amphi de musicologie. Je descends à la station Saint-Germain-des-Prés et emprunte le grand boulevard vers l’ouest, côté impair. Après cent mètres, face au Café de Flore, je dois m’arrêter. Dans ma poitrine, mon cœur bat la chamade. Trente secondes de « respiration paille », technique de sophrologie stimulant le système parasympathique, très utile pour surmonter le tract avant d’affronter un jury d’examen, et je repars. Trois cents mètres encore et je m’engage à gauche dans la rue Saint-Guillaume. Me voici enfin face aux portes de Sciences Po. J’attends fébrilement la fin des cours du M1 de Kassandre. Quand je commence à voir sortir en s’égayant les premières grappes d’étudiants, je commence à faire nonchalamment des allers-retours centrés sur le 27, espérant la croiser « par hasard ». Après dix minutes de mon petit manège ridicule, je m’assois et attends, un peu dépité. Après encore vingt minutes, je me décide à repartir, déçu et amer. N’ayant pas eu plus de chance le lendemain, je décide de profiter de l’animation de sortie d’un cours pour me faufiler à l’intérieur de l’établissement. Je range un peu avec mes doigts ma tignasse hirsute, ajuste mon col et pousse la porte du secrétariat pour m’enquérir d’une Kassandre en master Stratégies territoriales et urbaines. La réponse ne tarde guère : « Ah oui, vous voulez sans doute parler de Mlle Ahouré. Elle ne fait plus partie de notre établissement. Elle a déposé sa lettre de démission hier matin à 9 heures et est partie sans laisser d’adresse. » De retour dans ma chambre d’étudiant, je consulte l’annuaire en ligne. Avec un patronyme si peu courant, je devrais au moins trouver le numéro du fixe de ses parents. Sur Grenoble rien. J’étends la recherche aux localités voisines. Bingo ! Longue expiration pour savourer ma petite victoire. Je note le numéro de M. et Mme Blaise Ahouré à Saint-Ismier. J’attends 19 heures pour composer le numéro. « Bonsoir. Madame Ahouré ? –Oui… –Je m’appelle Léo. Je suis un ami de Kassandre sur Paris. Je cherche à la joindre, pourriez-vous me communiquer son numéro de téléphone s’il vous plaît ? –“Monsieur Léo”, c’est plutôt à vous que je devrais demander comment contacter ma fille ! Alors que son père et moi avions fini par convaincre Kassandre, à son retour d’Argentine, de finir au moins ses études à Sciences Po, ne voilà-t-il pas qu’elle nous annonce par téléphone vendredi dernier qu’après une discussion avec un certain “Léo”, elle est maintenant intimement convaincue qu’elle a beaucoup mieux à faire de sa vie ! Et quand on lui fait remarquer que ce n’est pas très raisonnable de quitter sa formation à moins de deux mois de la fin du M1, elle nous répond : Que trier ses déchets, ne plus manger de viande rouge, circuler à vélo, ça ne sert qu’à nous acheter une bonne conscience ! Que construire une piscine même en copropriété, que remplacer son téléviseur 32 pouces presque neuf pour un plus grand de 48 pouces, que partir l’hiver en avion à Tenerife et l’été en croisière sur le Septentrion pour approcher les côtes de l’Antarctique, tout ça lui file la gerbe ! Que de tels indécrottables consuméristes ne sont plus dignes de l’avoir comme fille. Qu’elle met les voiles définitivement et que ce n’est même pas la peine de chercher à reprendre contact avec elle. Alors, monsieur Léo, à vous aussi, bon vent ! » Et avant que je n’aie eu le temps d’esquisser la moindre tentative de justification, elle avait raccroché. Ma dernière chance de revoir Kassandre rapidement s’est ainsi définitivement évanouie. La seule chose à faire est de me fixer sur ses dernières paroles à mon endroit : « Ne t’attache pas à ma personne. Tu as encore beaucoup de choses à apprendre sur terre. » Ne pas s’attacher à sa personne : facile à dire, encore faudrait-il n’avoir jamais eu ses yeux rieurs et admiratifs plongés dans les siens. Apprendre sur terre : je commande donc les trois livres auprès de mon libraire indépendant de quartier et, deux jours plus tard, je commence à m’y plonger. Claude Lorius a quelques années de plus que moi quand, jeune physicien, il réalise en 1957 son premier hivernage en Antarctique. Atteint du « virus polaire », il se spécialise pour plusieurs dizaines d’années en glaciologie et climatologie. Comme pour les cernes de croissance visibles sur un tronc d’arbre, on savait déjà que dans une carotte de glace (prélèvement cylindrique vertical) l’épaisseur des différentes couches de glace superposées donnait une information sur le climat des années correspondantes. En forant très profondément dans les « archives polaires » on peut ainsi remonter jusqu’à huit cent mille ans en arrière. Claude Lorius a la brillante idée de faire analyser l’air des bulles emprisonnées dans les couches de glace et ainsi d’accéder à la teneur en CO2 de l’atmosphère de la Terre à l’époque. Et en comparant sur huit cent mille ans les évolutions de la température moyenne sur Terre et celle du CO2 atmosphérique, il est surpris de constater leur très forte corrélation. Depuis huit cent mille ans, la teneur avait toujours été sous le seuil de 280 ppm. Or, depuis le début de l’ère industrielle, vers 1850, sa valeur n’a cessé de croître : 300 ppm en 1910, 350 ppm en 1988 et 400 ppm en 2015. On notera l’accélération de l’évolution. La majeure partie de cette augmentation ne peut être attribuée qu’aux activités humaines. Outre l’atmosphère, ces dernières affectent aussi la lithosphère (roches, sédiments…), l’hydrosphère (rivières, océans…) et la biosphère. L’homme est ainsi devenu, depuis l’avènement de l’ère industrielle, la principale force géologique sur la planète. Des géologues proposent d’appeler cette nouvelle phase de l’histoire de la Terre « Anthropocène ». Je crois comprendre le dessein de Kassandre me concernant à travers ces lectures. Mais, je ne suis qu’au début de mes surprises. L’effondrement de la civilisation occidentale met en scène un historien de la fin du xxie siècle qui essaie de comprendre comment, en début de siècle, la civilisation occidentale, pourtant avertie, n’a pas pris à temps les mesures pour surmonter le défi du dérèglement climatique et éviter sa perte. Grâce à sa forme de fiction d’anticipation, ce petit roman permet à ses auteurs, historienne des sciences à Harvard et historien à la NASA, de discourir sur les origines de ce déni collectif : •des scientifiques, timorés et cloisonnés dans leur discipline, qui peinent à convaincre ; •des lobbies pro-carbone qui insinuent le doute et encouragent l’inaction politique. Je réalise la dimension politique du défi climatique. Le dernier livre enfonce le clou. Dans Requiem pour l’espèce humaine, l’auteur soutient la thèse qu’il est trop tard désormais pour nous éviter un monde hostile (à +4°C) du fait du dérèglement climatique massif en cours. En niant la réalité des signaux d’alarme lancés par les climatologues, en refusant de « remettre en cause le dogme de la croissance et l’obsession consumériste », nous avons exploité la planète bien au-delà du raisonnable. Il ne nous reste donc plus qu’à « désespérer, accepter et agir ». Œuvrer pour que ce ne soit pas pire encore et que la transition qui s’annonce forcément chaotique reste la plus démocratique possible. J’ai envie d’en savoir plus. Je navigue sur la toile en favorisant les sites officiels et en recoupant autant que possible les informations. Le protocole de Kyoto a été signé lors de la troisième Conférence des Parties au Japon en 1997 (COP 3). Il engage ses signataires à une réduction totale d’émissions de GES (gaz à effet de serre) d’au moins 5 % par rapport aux niveaux de 1990 durant la période 2008-2012. Pourtant, le gouvernement fédéral des États-Unis, le plus grand émetteur mondial de GES à l’époque, n’a jamais ratifié ce texte. Et Enfumés, le film-documentaire de Paul Moreira, d’ouvrir encore ma conscience. Le lobby pro-carbone états-unien regroupe au début du troisième millénaire non seulement les grandes firmes pétrolières mais aussi les principaux constructeurs d’automobiles et producteurs d’électricité (majoritairement des centrales au charbon) des USA. Le point d’orgue de ce reportage est la comparution, en 2007, de Philip Cooney devant une commission d’enquête parlementaire du Congrès des États Unis. De 2001 à 2005, sous l’administration de George W. Bush, il a occupé à la Maison Blanche le poste de chef de cabinet du Conseil sur la qualité de l’environnement. À ce titre, il a supervisé la publication de travaux de recherche sur le climat. Avocat de formation, il s’est permis de minimiser les propos des scientifiques en mettant en exergue générale leurs réserves sur des points particuliers. Il a ainsi poursuivi, à l’échelle fédérale, son œuvre de semeur de doute en appliquant le plan d’action de son précédent employeur, l’American Petroleum Institute : « La victoire sera atteinte quand le citoyen moyen aura intégré comme du simple bon sens qu’il y a du doute dans les sciences climatiques. » Suite à son éviction pour conflit d’intérêts trop voyant dans son emploi pour le gouvernement américain, il sera embauché par ExxonMobil. L’absence de l’être cher, conjuguée à ce puissant désenchantement du monde, me plonge alors dans une profonde tristesse qui confine à la dépression. Pour soigner ce « syndrome de Kassandre », je décide, dès la fin de mes examens de juin, de partir vers l’Italie, Rome puis la Toscane. Éprouver le syndrome de Stendhal !
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