Chapitre 4

1245 Words
Chapitre 4Quant à moi, le cours de ma vie s’est infléchi le 30 septembre 2016 à la faveur d’un SMS de Brewen, mon cousin de Bretagne. Est-ce la proximité de nos âges (nous sommes nés à quelques mois d’intervalle fin 1992) ? Est-ce le fait d’avoir partagé la plupart de nos vacances d’été ? Dans tous les cas, Brewen est plus que mon cousin, c’est mon alter ego. J’accepte ses critiques, sévères parfois, car je sais qu’elles sont justes et foncièrement bienveillantes. Il veille sur ma vie comme moi sur la sienne. Depuis notre enfance, il n’y a pas une semaine sans que nous échangions, lui depuis le Finistère, moi depuis ma petite île de Samsø au Danemark, à l’est de la péninsule du Jutland. Car je suis binationale. Danoise, par mon père électricien chauffagiste sur l’île, et Française, par ma mère qu’il y rencontre étudiante en l’été 1990. Grâce aux deux langues parlées à la maison et aux programmes TV anglophones en VO, je suis trilingue à dix ans. J’aime lui raconter comment mon île s’est transformée sous mes yeux au cours de mon enfance et de mon adolescence. J’ai vu ses habitants inventer et réaliser une façon communautaire d’exploiter ses ressources énergétiques renouvelables afin de la rendre progressivement autonome. Du solaire et beaucoup d’éolien pour l’électricité et de la biomasse (paille et bois) pour le chauffage. Quand je quitte Samsø pour aller faire mon lycée sur le continent, ma petite île est même devenue exportatrice d’énergie. Dans le Jutland, la conscience écologique concernant les enjeux climatiques et énergétiques est aussi vive mais l’indépendance énergétique vis-à-vis des combustibles fossiles n’y est annoncée que pour… 2050. Férue de sciences et fascinée par le défi énergétique à l’échelle nationale et mondiale, j’intègre en septembre 2012 l’université technique du Danemark (DTU) sur la grande île de Zélande. Si pour Brewen, je suis devenue avec mes 185 centimètres « sa grande viking », pour mes condisciples sur le campus, avec mon habitude de lire à la cafeteria des romans dans la langue de Molière, je suis devenue la Fransk. Et cette french touch m’assure un certain succès relationnel. Mon intérêt pour la France ne se limite pas à sa littérature. Mon attention se porte aussi sur l’actualité, la politique notamment. Je regarde régulièrement le soir sur Internet le journal d’Arte et, à l’occasion, des émissions-débats sur cette même chaîne, France 2 ou LCP Public Sénat. Par ailleurs, je suis une fidèle lectrice du Monde diplomatique pour m’initier aux enjeux géopolitiques… et enrichir mon vocabulaire français. Par son message Brewenn m’invite donc à visionner sur le site internet de la nouvelle chaîne Agora-Planète, l’émission de début de soirée de la veille. Cela devrait grandement m’intéresser, m’assure-t-il. Je n’ai rien de prévu ce vendredi soir. Dans ma chambre d’étudiante du DTU Campus Village, je me rends sur le site Agora-Planète. « Quel futur ? » est programmé le jeudi de 20 heures 30 à 22 heures. L’émission du 29 septembre s’intitulait « Quel futur pour les métaux ? » avec comme invité l’ingénieur centralien Philippe Bihouix, auteur de L’âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Je savais déjà que la demande mondiale en pétrole était en passe d’en excéder les capacités de production, mais là j’apprends que l’addiction croissante de l’humanité vis-à-vis de ces ressources va aussi poser des problèmes aussi graves dès la décennie 2020 pour certains métaux : « En l’espace d’une génération, nous devrions extraire une quantité plus grande de métaux que pendant toute l’histoire de l’humanité. » Pendant le week-end, je visionne avec le même effarement les autres « Quel futur ? » du mois de septembre consacrés respectivement à la consommation d’eau douce, de fertilisants et de sable de construction. La structure des émissions est simple : un reportage de cinquante minutes précède l’interview d’un expert, avec, à l’arrière-plan, la courbe montrant l’évolution de la consommation étudiée depuis 1850 jusqu’en 2015 suivie d’un grand point d’interrogation. Ce qui attire l’œil et l’oreille, c’est le présentateur qui détonne dans ce genre de registre. Chemise noire cintrée, jeans délavé et large ceinturon de cuir, cheveux bruns coupés très courts, cicatrices assez visibles à l’arcade sourcilière gauche et à la pommette droite, Anton Kalysto semble se complaire dans son allure bad boy. D’autant que, aussi pertinentes que soient ses questions, son ton est parfois un peu rude, et son vocabulaire cru à l’occasion. Mais le résultat est là, il finit toujours par avoir une réponse sans langue de bois, ni jargon. La personnalité atypique d’Anton Kalysto me pousse à en savoir plus sur lui. Je le mets en requête sur un moteur de recherche. Tiens, il a déjà droit à un article sur Wikipédia, à l’état d’ébauche, certes, mais quand même : •Naissance le 15 août 1974 ; •Bac A1 en juin 1992 (Allemand, Anglais) ; •Classes préparatoires littéraires ; •Intègre l’ENS Ulm en septembre 1994 ; •Agrégation d’histoire en juillet 1997 ; •Doctorat d’histoire en janvier 2000 ; •ENA - Promotion Copernic ; •Directeur de cabinet de sous-préfets puis de préfets jusqu’en 2012 ; •Directeur de Prométhée, agence de conseil en communication publique et politique ; •Voyages d’étude en Allemagne, Russie, Chine, Inde, Nigéria, Brésil et USA ; •Présentation de l’émission « Quel futur ? » sur Agora-Planète à partir du 01/09/2016. C’est qu’il nous cache bien son jeu ce zèbre-là ! À partir d’octobre, c’est en direct, tous les jeudis soir, que je regarde la saison #1 de « Quel futur ? » avec le plaisir de voir comment Kalysto va s’y prendre pour arriver à ses fins. Vendredi 9 juin 2017 vers 21 heures, je reçois un autre mél de Brewen concernant une prestation télévisée de Kalysto. Il me dit de visionner d’urgence « tellement c’est cultissime » l’entretien de 19 heures 30 du jour même sur Agora-Planète. La vidéo de l’émission sur YouMotion fait déjà le buzz. Suite à un accident de voiture survenu en début d’après-midi, Hélène de Quincy, intervieweuse aussi élégante que redoutée du grand talk-show politique, programme-phare d’Agora-Planète, n’est pas en mesure d’assurer l’interview du fringant nouveau ministre de l’éducation. Kalysto a accepté de la remplacer au pied levé. Craignant sans doute que l’audience ne soit pas assez élevée pour assurer son adoubement médiatique, le ministre se déclare déçu ne pas être reçu par Mme de Quincy. Il lui adresse quand même ses vœux de prompt rétablissement. Il va commettre ensuite la plus grande erreur de sa carrière. Visiblement son conseiller communication n’a pas eu le temps de le briefer sur la personnalité du présentateur remplaçant. Dès le début de l’émission, il prend le public à témoin pour plaisanter sur « la dégaine » de Kalysto. Alors que je m’attendais à voir ce dernier répliquer avec toute sa verve, il semble au contraire n’être pas le moins du monde affecté par la pique. Jamais jusqu’à ce jour, je ne l’ai vu user d’un ton aussi respectueux, d’un vocabulaire aussi soutenu. Il commence même par flatter le jeune ministre sur sa carrière fulgurante. Mais au moment où je commence à être passablement déçue, Kalysto lance son offensive. Par ses questions ciblées tous azimuts, il révèle par touches successives la profonde méconnaissance du ministre sur le système éducatif. Celui-ci excédé finit par lui rétorquer qu’il est bien inutile pour un médecin de connaître le nom d’un malade pour le soigner et que, fort de son expérience de haut-commissaire du FMI en Grèce, il n’y a personne en France de plus qualifié que lui pour appliquer à l’Éducation nationale les préceptes de la Nouvelle Gestion Publique : flexibilité, efficience, rentabilité… Dans un second temps, Kalysto montre les incohérences des positions du ministre sur des dossiers sensibles du gouvernement à travers des citations circonstanciées de ses déclarations successives depuis trois ans. Tant et si bien que le ministre, bredouillant, quitte le plateau un quart d’heure avant la fin de l’émission, prétextant avoir une réunion urgente juste après avoir ostensiblement fait semblant de consulter son téléphone. Kalysto, faussement désolé, prend alors à son tour le public à témoin. Il s’étonne du désarroi du ministre face à ses questions bien innocentes. Pour combler le temps restant, il invite une étudiante volontaire dans le public à prendre la place du ministre au pupitre. Il l’interroge sur son vécu scolaire et universitaire puis, à l’aide d’un questionnement d’inspiration socratique, fait émerger une esquisse de réforme du système éducatif qui reçoit ensuite l’assentiment du public. Applaudissements sur le plateau. Chapeau l’artiste ! Kalysto aura réussi, grâce à cette heure d’antenne improvisée et retentissante, à faire son entrée sur la scène médiatique.
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