2
Papillon flottant
Oiseau au-dessus des flots
Long signe d’adieu
Avec autant de dextérité que le grand Hokusai dessinant sur un grain de riz deux moineaux prenant leur envol, Monsieur Obayashi Yukio a rangé l’encrier de bois et fermé le coffre de santal du cabinet de lecture, laqué de noir comme un miroir. Il va quitter la rivière parée de feuilles d’érable, s’éloigner de la cigogne, du vol des grues sauvages, et franchir le seuil du jardin. Pour les heures d’avion, il a choisi le livre sur le guerrier combattant pour la gloire des siens. Il a rangé dans sa valise le sachet de soie contenant la mèche de cheveux du samouraï, l’émeraude qui chante, la calligraphie du poème et le Pavot bleu de l’Himalaya, la clochette séculaire, la fiole à remplir aux Chutes d’Iguaçu, la branche de prunier, l’éventail au miroir, la croix d’or du Mont-Lune et l’Herbier de féérie.
Aussi, impassible, fait-il coulisser la grille du sentier de galets blancs, et emprunte-t-il résolument le pont à claire-voie où passe si souvent sa nourrice Kayoko. « Tiens donc ! » fait-il en souriant… Les buissons d’azalées et de chrysanthèmes frémissent près des bambous, les pigeons multiplient leurs roucoulements saccadés. Il dépasse la margelle du bassin où somnolent les poissons d’argent, lunes et vents d’automne, et longe le pavillon de thé. Qu’il était beau le miroir devant lequel sa mère laissait peigner ses longs cheveux ! L’aube a annoncé à dame Masako l’heure où les dieux ouvrent le pont de l’arc-en-ciel. Elle regarde avancer la longue silhouette de son fils en costume noir. La lanterne de pierre restera allumée jusqu’à son retour. Le chauffeur attend dans le soir près du portail.
Yukio dit au revoir à l’intendant au visage émacié, le grand Shibata qui l’a vu naître et a pénétré le mystère des choses. Le Maître des mirages, qui honore les anciens dieux, lui a appris l’importance des vides et de la suggestion. Il fabrique des miroirs d’argent poli, ornés de dragons fleuris de délicates ciselures afin d’attraper leurs proies. Grâce à lui, Yukio a aimé les aventures des dieux, les récits des princes, les contes sur l’au-delà. Il sait que les rêves sont vrais, que bien des choses se passent en mode subtil lorsque le pinceau fait danser l’estampe. Une dernière fois, il admire le jeu des lumières du parc, dessiné par le jardinier aux sandales de paille et au large chapeau conique, qui fait sourire les saisons, en digne fils de Yuan-K‘o, l’immortel jardinier qui a le secret du ver à soie.
Quelque temps plus tôt, quand il est allé se recueillir au cimetière, la mélancolie a guidé ses pas. Quand le papillon bleu est venu se poser sur la dalle du tombeau de l’oncle Komatzu, Yukio a reconnu le signe : plus besoin de reprendre la route de Tokaido. Si d’aventure les huit cents myriades de dieux sont de son côté avec le dragon de feu qui déploie son corps sur huit vallées et huit collines, le moment est venu. Tant de fois, il a comparé l’enfant du songe à la joyeuse Benten, l’une des sept déesses du bonheur, vainquant par la douceur le dragon d’Enoshina !
Ce soir, la lune blottie dans un nuage rêve au-dessus du château fortifié et du palais de plaisance, détruits par les guerres et les incendies, hélas invisibles aux yeux de chair. Mais dans la lumière du cèdre, l’enfant murmure toujours : « Ukiyo, instabilité de ce monde », et Yukio s’apprête au voyage vers la grande île au-delà des mers de glace, tandis que revient la voix du Maître : « Sois digne de tes ancêtres, assieds-toi sur les racines. N’oublie pas l’idéogramme de l’Homme, et demande-toi quel était ton visage avant d’être né ». Et puis, comment oublier l’oncle Komatzu de l’autre côté du monde ?
⸺ Deux dragons doivent s’unir en toi. L’idéogramme représente l’homme d’un trait vertical : l’arc du haut reçoit le ciel, celui d’en bas la terre. L’âme doit réunir en elle Ciel et Terre. Le dragon sans ailes porte l’énergie obscure, le feu v*****t de la terre. Le dragon ailé te nourrit de rosée céleste ; c’est l’énergie subtile du Maître de l’Ordre des Sables, des seigneurs Matsuda et de Shibata, qui unifient les contraires. Unir les dragons est le secret de l’initié.
Pour l’heure, l’attendent le désert d’Amérique du Sud, la forêt de conifères et de cactus. Ses grands-parents ont déjà pris la route pour le Chili où plane la miséricorde des dieux. Le seigneur Matsuda et dame Nakashima sont réunis sous l’égide du directeur de l’agence Tchouang de Tahiti, avec le groupe de touristes où se trouvera l’élue. Dans l’équipe du Fugitif, le commissaire Bertrand, l’officier Meyrant, le docteur Norblant, Arthur Delague, conférencier spécialiste des Mayas, et le père Palermo, l’exorciste argentin, sans compter les Tahitiens. Il y aura aussi le promoteur immobilier, Pierre-Jean Gaudran, qui a traversé « le désert dont on ne sort jamais », les contreforts himalayens où s’aventura Marco Polo. La petite étoile russe, les agents Blathnat Mac-Lir et sa coéquipière Blodeuweld Owen sont en route pour Rio de Janeiro. De son côté, la fillette s’apprête à partir pour Ushuaia. Certitude du destin en marche.
Quand le griffon aux longs poils fauves sort de sa niche, Yukio caresse affectueusement son pelage. Le chauffeur attend son ordre pour le conduire à l’aéroport. Le brin d’herbe se dresse pour répondre à l’oiseau nocturne. Sur le seuil de la maison, à l’ombre de la serre aux plantes à fleurs blanches, après avoir rappelé la protection attachée à la famille, sa mère Masako et la vieille nourrice Kayoko font à Yukio un long signe d’adieu. Les pigeons roucoulent dans le colombier. Le chien lance un dernier jappement. Yukio prend place dans la voiture et disparaît dans la nuit.