Je le regarde marcher en direction du manoir sombre.Les hommes, partis en avance, sont alignés en deux rangées.
Cet homme, appelé Caleb, passe entre eux.
Ă chaque fois quâil dĂ©passe deux hommes, ceux-ci avancent derriĂšre lui, jusquâĂ ce quâil entre dans le manoir.
Un mec de la mafia ? Sûrement.
Sinon, pourquoi aurait-il autant dâhommes ?
Câest Ă©trange⊠Le pire, câest que John ne mâa jamais parlĂ© dâun Caleb.Je vais devoir obtenir des rĂ©ponses par lâagence.
Je sors mon tĂ©lĂ©phone de ma poche, compose les trois chiffres de lâagence et le colle contre mon oreille.Jâen profite pour tirer sur ma cigarette⊠Ăa sonne.
â Agence TAG, pouvez-vous me donner votre nom de code ? demande la standardiste.
â Papillon⊠NumĂ©ro de code 5532.
â Câest un plaisir de vous entendre, Papillon. Que puis-je pour vous ?
â Jâaimerais connaĂźtre lâidentitĂ© dâune personne.
Je regarde en direction du manoir. Les lumiĂšres sont allumĂ©es Ă lâintĂ©rieur.
â Bien sĂ»r⊠Qui est cette personne ?
â Caleb.
â Avez-vous le nom de famille ?
â Tout ce que je sais, câest quâil doit faire partie de la famille Stone.
â Veuillez patienter, je vous rappelle dans quelques minutes.
Je raccroche, croise les bras tout en fumant ma cigarette presque terminĂ©e.Je tourne mon regard vers le manoir oĂč je vis maintenant.
Lâune des domestiques ou plutĂŽt la gouvernante, puisquâelle donne des ordres aux autres mâobserve de loin.
Peu importe.
Elle me regarde, vĂȘtue de sa tenue formelle : un tailleur noir, un chignon bien entretenu.
Elle a lâĂąge dâĂȘtre ma mĂšre, avec ses cheveux grisĂątres mĂȘlĂ©s Ă quelques mĂšches brunes.
Je ne lui ai pas adressĂ© la parole depuis son arrivĂ©e, mais elle doit attendre une seule chose : que jâaille Ă elle pour quâelle se prĂ©sente.Elle aurait dĂ» le faire dĂšs le dĂ©but.
Dâailleurs, je dĂ©teste quâon empiĂšte sur mon espace.
Mon téléphone vibre dans ma main. Je décroche sans regarder.
â Papillon ? appelle la standardiste.
â Je tâĂ©coute.
â Caleb Stone. Premier fils dâErnest et Marie Stone. Du moins, il est le fils de Marie et le fils adoptif dâErnest. Il a trente ans et il est procureur.
Une blague ? John ne mâa jamais parlĂ© de ce Caleb.Il mâa dit que les Stone avaient deux enfants, et voilĂ quâon me dit quâils en ont trois ?Ce Caleb doit ĂȘtre le vilain petit canard de la famille.Mais⊠procureur ?
Je nâai jamais vu un procureur se balader avec une trentaine dâhommes.
â Tu pourrais faire plus de recherches sur ce Caleb ? demandĂ©-je, pas convaincue quâil ne soit que procureur.
â Bien sĂ»r.
â Rappelle-moi quand tu as des informations.
â Oui, Papillon.
â Je mets fin Ă lâappel.
Je raccroche, glisse mon tĂ©lĂ©phone dans ma poche arriĂšre et laisse tomber ma cigarette, que jâĂ©crase du bout du pied.
Je marche ensuite en direction de la gouvernante, qui semble avoir quelque chose Ă me dire.
Elle se plante devant moi, les mains jointes, un grand sourire sur son visage sévÚre.
â Monsieur Stone mâa mise Ă votre service. Je me prĂ©sente : Madame FernĂĄndez.
Je me disais bien quâelle avait un cĂŽtĂ© mexicain⊠mais bon, ça ne va pas le faire.
Si je dois habiter ici, autant ĂȘtre entourĂ©e de personnes Ă qui je peux faire confiance.
Et cette femme doit sûrement rapporter tous mes faits et gestes.
â Je nâai pas vraiment besoin de gouvernante, dis-je, un sourire forcĂ© sur les lĂšvres.
â Je suis en charge de prendre soin de vous pendant que Monsieur Stone nâest pas lĂ .
â Mais je peux trĂšs bien prendre soin de moi toute seule.
Elle sourit Ă pleines dents, mais je vois bien quâelle me dĂ©teste dĂ©jĂ .Et moi, jâai envie de la tuer, mais je me retiens.
â Peu importe, dis-je pour dĂ©tendre lâatmosphĂšre, sinon je vais finir par la buter.
â Le dĂźner est prĂȘt.
Je vais faire ce quâelle veut, pour lâinstant. Je dois surtout parler Ă John.
Je la suis jusquâĂ la salle Ă manger.
Une grande table en verre aux bordures dorées, des chaises au dossier arrondi recouvertes de velours rose.
Sur la table, une profusion de plats : dinde, légumes, riz et pain.
La gouvernante me fait signe de la main.
Je prends place, attrape la serviette de table.Une domestique vient verser du vin dans mon verre, pendant quâune autre me sert des lĂ©gumes et de la dinde.
Je regarde la gouvernante, qui mâadresse un sourire.
Jâentends alors la porte sâouvrir.
Je me retourne et vois Ernest apparaĂźtre.
Quâest-ce quâil fout lĂ ?
Je croyais quâil mâappellerait, mais non : il se pointe comme il veut.
Je me lĂšve, feignant la surprise et la joie.
â Quâest-ce que tu fais lĂ ? demandĂ©-je avec un sourire forcĂ©.
Il pose délicatement sa main sur ma joue.
â Je vais passer la soirĂ©e au bureau⊠Je me suis dit que jâallais dĂźner avec toi.
Donc câest un pot de colle.
â Tu aurais dĂ» mâappeler.
â Je voulais te faire la surprise.
Il pose ses lĂšvres sur mon front, puis tire la chaise pour que je mâassoie.
Il prend ensuite place à cÎté de moi.
Une domestique dépose un plat devant lui.
Il pose sa main sur la table, paume vers le ciel.
Je pose la mienne dans la sienne, quâil serre doucement.
â En venant, jâai pensĂ© que tu aimerais quelque chose.
â Ăa suffit avec les cadeaux.
Il rit doucement, puis ramĂšne ma main Ă ses lĂšvres.
â Les choses magnifiques doivent ĂȘtre couvertes de jolies choses.
Il vient de me comparer Ă une chose ? Je suis un ĂȘtre vivant, moi.
Oh⊠en parlant de jolies choses.
â Qui est Caleb ?
Ernest se fige.
Ses sourcils se froncent, son regard devient noir, presque menaçant.
Il serre la mĂąchoire Ă sâen briser les dents.
Ah⊠donc Monsieur nâaime pas son fils adoptif. Jâai visĂ© juste.
â OĂč as-tu entendu ce prĂ©nom ? demande-t-il dâune voix tendue.
â Je lâai rencontrĂ©.
Je prends le verre devant moi, fais tournoyer le vin, croise les jambes sous la table.
â Caleb est ici ? demande-t-il d'une voix lĂ©gĂšrement choquĂ©.
â Dans le manoir dâĂ cĂŽtĂ©. Il mâa dit de te dire quâil Ă©tait de retour.
Il frappe du poing sur la table, faisant vibrer les couverts.
Quâest-ce qui lui prend ?
â Ne tâapproche pas de lui, mâordonne-t-il presque.
Puis, rĂ©alisant le ton quâil vient dâemployer, il retrouve un sourire doux.
â Cet homme est une mauvaise personne.
â Qui est-il pour toi ?
â Un fils que jâai adopté⊠Le fils de ma femme.
â Tu ne lâaimes pas ?
â Disons quâil a fait les pires choix de vie.
Pire choix de vie ? Mais il est procureur. C'est bien ce que je pensais...
Hm⊠Je suis encore plus intriguée.
Si jâavais le temps, jâirais lâapprocher, ce Caleb, juste pour voir ce que je peux en tirer.
Mais je suis en mission.
Je bois une gorgée de vin, au goût étonnamment doux.
â Ma belleâŠ
Je lĂšve les yeux vers Ernest, qui se saisit de sa fourchette et de son couteau.
â Peux-tu me promettre de ne pas tâapprocher de lui ?
â Bien sĂ»r.
Je compte bien tenir ma promesse.
Cet homme a provoqué quelque chose en moi que je ne comprends pas encore.
Je ne compte pas me laisser emporter par un sentiment dont jâignore la nature.
AprĂšs le dĂźner, je le raccompagne jusquâĂ la porte, jouant la parfaite petite maĂźtresse.
Il marche vers sa voiture.
â Ah, murmure-t-il avant de revenir vers moi.
Il glisse sa main dans sa poche et sort une boĂźte Ă bijoux.
Quâest-ce que câest encore ?
Il lâouvre devant moi : un bracelet serti de diamants.Il le sort, prend ma main et lâattache Ă mon poignet.Il caresse le bijou du pouce.
â Il te va Ă ravir.
â Câest gentil.
Il se penche vers moi et mâembrasse rapidement, avant de dĂ©poser un b****r sur ma joue.
â On se voit demain.
Je mâefforce de sourire.Il me lĂąche enfin et fait demi-tour.Le chauffeur lui tient la portiĂšre, quâil referme aussitĂŽt.La voiture dĂ©marre, disparaissant dans la nuit.
đŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠđŠ
Je sors du manoir, prĂȘte Ă rejoindre John pour notre rendez-vous.Je me dirige vers la voiture quâErnest mâa offerte mais je ne compte pas lâutiliser pour tous mes dĂ©placements.Je prendrai un autre vĂ©hicule Ă mi-chemin.
Je déverrouille la voiture à distance, ouvre la portiÚre, puis jette un regard vers le manoir sombre.Je sens du mouvement derriÚre moi.
Hier soir, il faisait trop noir⊠ou peut-ĂȘtre que je nây ai pas prĂȘtĂ© attention.
Un homme sort de la maison. Costume noir, chemise blanche, cravate, une mallette à la main.Ses cheveux légÚrement bouclés sont attachés en un chignon bas.Grande carrure, démarche assurée, un air de calme dangereux.
Il sâarrĂȘte prĂšs dâune voiture.Un autre homme lui ouvre la portiĂšre.Son regard balaye les alentours avant de se poser sur moi.Mon cĆur sâaccĂ©lĂšre, mon souffle se coupe.
Quâest-ce qui mâarrive ?
Il ne rĂ©agit mĂȘme pas au fait que je le fixe.
Il se contente de monter dans la voiture, comme si je nâexistais pas.
Je fais de mĂȘme rapidement.
Je ne devrais vraiment pas mâapprocher de ce CalebâŠDe toute façon, ce nâest pas lui qui mâintĂ©resse.