Chapitre 9
Je me mets en route pour le boulot, ma nouvelle arme planquée dans le sac. En approchant de la place centrale, je freine. Des rangées de tentes blanches sont installées de part et d’autre. Leurs toiles claquent doucement sous le vent. Des banderoles tendues affichent en lettres grasses : « Compatibles pour l’Avenir. Participez au progrès médical », suivies d’un logo qui me semble étrangement familier.
Un serpent émeraude, langue tirée, lové dans un hexagone noir aux contours verts. Je m’avance, les yeux plissés, vers la file de personnes devant l’une des tentes. Mon cœur se serre et une sensation de déjà-vu me saisit. Puis, un flash.
Une blouse blanche, l’odeur d’antiseptique, le cathéter sur le bras de Maman, et ce même logo… sur le badge du médecin.
Une voix dans les haut-parleurs me ramène au présent :
- Et souvenez-vous, chers amis : un geste simple aujourd’hui, une vie changée demain !
Quelqu’un me tape sur l’épaule. Je me retourne, surprise. Un homme en gilet fluo me tend une planche rigide avec un document.
- Il faut faire plus de cinquante kilos. Le virement des 200€ se fera sous 48 heures.
Je n’ai pas le temps de répondre. Il me colle presque la planche contre le ventre avant de s’éloigner. Je baisse les yeux sur le document. Le même logo, suivi d’un nom inscrit en lettres nettes :
Groupe Selmark.
Je fais une drôle de tête. En face de moi, une femme d’une cinquantaine d’années me dévisage avec amusement avant de lancer :
- Ouais ils sont plein aux as. C’est eux qui ont sorti le traitement contre le SCL-5.
Je cligne des yeux. Elle poursuit :
- Le syndrome des cellules lentes. C’était partout aux infos à une époque… Mais bon, j’imagine que vous, les jeunes vous ne vous y intéressez pas trop.
Il faut dire que quand on essaie de survivre au jour le jour, ce n’est pas une priorité. Je hausse les épaules.
- C’est bon à savoir. Vous auriez l’heure madame ? Je dois être au boulot dans 30 minutes…
- Avancez ! Au suivant !
La voix vient de la tente. La femme me lance un petit sourire avant de disparaître à l’intérieur.
Je commence à remplir le formulaire. Il est simple : coordonnées et informations bancaires pour recevoir l’argent. Parfait, ça tombe à pic.
C’est à mon tour. Je rentre dans la tente et le médecin me fait signe de m'asseoir. Son matos est prêt, il s’affaire sur sa petite table où brillent quelques aiguilles. Un frisson me traverse.
- Pas fan des prises de sang, hein ?
- Oh non, j’adore ça.
Il esquisse un léger sourire.
- Droite ou gauche ?
- Gauche.
Mon regard tombe sur un drôle d’appareil blanc posé à côté. On dirait une mini-imprimante, avec une rangée de fioles de sang, toutes insérées à la verticale dans des encoches. Une lumière verte clignote doucement sous chaque échantillon. Je fronce les sourcils. C’est censé faire quoi, ce truc ?
L’aiguille entre. Je serre les dents. Pas le moment de tourner de l'œil. Je me concentre sur la machine qui bip doucement. Un message s’affiche à l’écran : Delta-. Le médecin ne réagit pas.
- Vous bossez sur quel genre de traitement cette fois ?
- Aucune idée, on m’a recruté en externe. Projets top secret… Peur de la concurrence j’imagine.
Il retire l’aiguille, et je souffle enfin. Il range ma fiole pleine de sang à côté des autres.
- Une chose est sûre, ils recherchent des profils compatibles avec leur… traitement.
Une fois au restaurant, le sourire habituel de Sabrina m’accueille.
- Prépare toi, y a du monde aujourd’hui.
Les mêmes personnes qui étaient dans la queue pour la collecte de Selmark ont toutes eu la même idée apparemment.
Après mon shift, je me change et file directement à la maison. Élisa n’est pas encore rentrée et je lui laisse un petit mot sur la table. “Je rentre bientôt, ne t’inquiète pas.”
Le soleil est sur le point de se coucher quand j’arrive devant le manoir. Ses colonnes usées par le temps me toisent en silence. Les quelques marches qui me séparent de la porte paraissent plus hautes que la dernière fois. Je suis venue récupérer mon téléphone et les photos de maman. Rien d’autre ne compte. Je m’avance, cette fois munie de mon spray au poivre. Ce squatteur de merde ne me prendra pas par surprise cette fois. Ma revanche va être délicieuse. La porte grince quand je l’ouvre. Le coucher du soleil projette ses reflets orangés sur les murs, encore en bon état malgré l’abandon. Les quelques meubles que j’ai vaguement aperçus la dernière fois sont encore voilés de draps blancs. Personne. Je suis au milieu de la pièce quand j’entends un grincement derrière moi. Puis un claquement sec. Quelqu’un vient de fermer la porte. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine et je me retourne. Un mec. Grand. Il verrouille la porte derrière lui sans me quitter des yeux. Ses yeux sont sombres, creusés, et une paire de sourcils épais les surplombe. Il me foudroie du regard sans rien dire. Il est taillé au couteau : mâchoire ciselée, pommettes hautes, bouche dure. Ce n’est pas la Bête que j’ai entrevue l’autre nuit. Mais cette aura… Je la reconnais. C’est lui. Je le sens. Il fait un vers moi. Puis un autre. Mon estomac se tord. Le même regard de prédateur. Froid. Calculateur. Affamé. Il ne me faut pas plus d’une seconde pour comprendre que je suis en danger. Il fait bien au moins un mètre quatre-vingt-dix et sa carrure imposante bloque l’unique sortie. Ma main moite trouve le spray dans mon sac et je le tends vers lui :
- Avance encore et tu vas le regretter.
Il ne regarde même pas ce que j’ai dans mes mains et fait un autre pas dans ma direction.
- Je t’aurais prévenu !
Je ferme les yeux, bloque ma respiration et appuie sur le spray. Il l’aura cherché. Un jet fuse et l’odeur acide du poivre s’élève autour de nous.
Quand j’ouvre les yeux, je m’attends à le voir se couvrir le visage, par terre, en train de hurler. Mais il a disparu de mon champ de vision.
- C’est tout ?
Sa voix grave vibre juste contre mon oreille. Je me retourne d’un coup mais trop tard. Sa main m’attrape le poignet d’un force brutale. Je lâche mon arme en criant. Il desserre légèrement sa prise avant de tordre mon bras dans mon dos. Je me retrouve plaquée contre son torse, face à lui. Son autre main se referme sur ma taille. Son visage est si proche du mien que je sens son souffle effleurer ma joue. Je suis coincée.
- Tu n'aurais jamais dû revenir, petite souris.