Chapitre 5
Le Caire, janvier 1905Nous sommes enfin arrivés !
La traversée en mer depuis Trieste jusqu’à Alexandrie a été des plus éprouvantes. La mer déchaînée avait indisposé plus de la moitié des passagers. Le confinement dans nos cabines m’était insupportable. Dès que je le pouvais, je montais sur le pont, mais Nicolas n’aimait pas que je m’y aventure seule. C’est trop dangereux, me disait-il sans cesse. Selon lui, je risquais de passer par-dessus bord. En vérité, il voulait que je reste dans la chambre pour travailler sur les représentations du temple de Montouhotep II que son équipe et lui avaient mises à jour la saison passée. J’ai tenté plusieurs fois de m’y atteler, mais comment voulez-vous que je fasse le moindre trait droit quand des vagues de plus de deux mètres malmènent sans cesse notre navire.
Notre arrivée à Alexandrie s’est déroulée comme à son habitude. Une cohue invraisemblable nous a accueillis dès la sortie du bateau : un va-et-vient incessant d’Arabes en tuniques blanches cherchaient à prendre les bagages des touristes fraîchement débarqués, en échange de quelques bakchichs. Le port était rempli de poussière et de bruits. Il grouillait d’ânes chargés de lourds paniers. Un sentiment d’être de retour à la maison m’a envahie immédiatement. Ô ma belle Égypte, comme tu m’as manqué !
Tant bien que mal, nous nous sommes frayé un chemin au milieu de la cohue afin de rejoindre la gare où nous attendait une correspondance pour Le Caire. J’ai bien cru que nous n’y arriverions jamais. Les porteurs essayaient de nous suivre, transportant nos malles remplies de livres et de vêtements. Celles-ci pesaient une tonne et plus d’une fois, les pauvres hères ont failli les renverser. Heureusement, nous avons réussi à attraper le train sans trop de désagréments.
Howard Carter nous attendait au Caire. J’étais si heureuse de le revoir. Il nous a emmenés au Sheperd où nous avions réservé une chambre pour une petite semaine, le temps de préparer la suite de notre voyage jusqu’à Louxor, puis Deir el-Bahari. Après avoir déposé nos bagages et fait un brin de toilette, nous sommes descendus au salon pour y boire le thé en compagnie de notre ami. Le pauvre homme avait le moral en berne. Il venait de se faire renvoyer de son poste de chef inspecteur du Service des Antiquités en raison d’une lamentable mésaventure avec des touristes français.
Alors qu’il se trouvait à Saqqarah, des hommes brutaux et avinés sont arrivés pour visiter les lieux et ont pénétré de force dans le Sérapéum. Ils en sont sortis très énervés en affirmant qu’il faisait trop sombre pour y voir quoi que ce soit. Ils ont commencé à frapper les ghaffirs, réclamant à forts cris le remboursement de l’entrée du site. Howard s’y est opposé fermement et leur a demandé de quitter les lieux. Trop stupides et saouls pour entendre raison, les Français s’en sont pris à lui. Comme il fallait s’y attendre, la dispute s’est terminée en bagarre. Howard, bien mieux bâti, a fini par avoir le dessus et les touristes sont partis furieux et humiliés. Il pensait en être définitivement débarrassé, mais il se trompait lourdement. Ces imbéciles ont porté plainte pour coups et blessures. Notre ami a refusé de s’excuser et a été obligé de donner sa démission.
Cette histoire m’a beaucoup attristée, car je savais que Howard adorait son poste de chef inspecteur. Je lui ai présenté toute ma sympathie et lui ai dit que les touristes étaient une calamité pour les scientifiques comme nous. En raison de leur fortune et de leur titre, un grand nombre se croient tout permis et nous empêchent de mener à bien notre travail. J’ai eu cette conversation de nombreuses fois avec mon amie Amélia Emerson qui doit souvent faire preuve de beaucoup d’imagination et de fermeté à l’encontre de ces touristes qui viennent perturber le chantier de fouilles. Nous en étions arrivées à la conclusion que les sites devaient leur être totalement interdits d’accès.
J’ai proposé à Howard de nous accompagner à Deir el-Bahari. Il a gentiment décliné mon invitation. Theodore Davis l’avait déjà engagé pour effectuer quelques aquarelles dans la Vallée des Rois. Deir el-Bahari n’étant pas très éloigné, il nous a promis de venir régulièrement nous visiter.
Nicolas et Howard ont continué à parler travail jusqu’à tard dans la nuit. J’étais trop épuisée pour suivre leur conversation. J’ai donc regagné ma chambre, rêvant déjà des futures découvertes que nous allions faire.